Acteurs, échelles et étapes: les différentes dimensions des stratégies de changement
Pierre Calame, septembre 2006
Cette fiche est extraite de l’« Essai sur l’Oeconomie » qui, à la lumière des réflexions menées par la fondation FPH sur les processus de changement systémique, montre que la principale difficulté de ces stratégies est de combiner une grande variété d’acteurs, d’échelles de temps et d’espaces .
« La société change très rapidement mais nous sommes orphelins d’une pensée sur les conditions et stratégies de ce changement ». Ce constat a guidé depuis de longues années l’action de la fondation. Il est en particulier à la base de la « théorie des décalages »: les faits changent plus rapidement que les doctrines et les institutions de sorte que ces dernières sont en permanence en retard sur les faits et que nous pensons demain avec les idées d’hier et gérons demain avec les institutions d’avant hier. Peut-on à l’heure de la mondialisation et de la complexité des sociétés penser les changements systémiques? nous n’avons pas le choix, il faut le faire car c’est une condition de survie. Les seules institutions qui aient véritablement pris le problème à bras le corps sont les entreprises qui, soumises à la concurrence et à des transformations incessantes des systèmes techniques doivent se transformer ou périr. Par contre, dans le champ de la gouvernance, de l’université, de la recherche ou de la pensée économique on ne peut qu’être frappé par la pauvreté de la réflexion sur les stratégies de changement. Le texte ci dessous est une petite contribution à cette réflexion. Il part de l’idée que ce qui rend les stratégies de changement systémique si difficiles c’est la nécessité de réunir un grand nombre de conditions. La plupart des stratégies sont boiteuses car seule une petite partie des conditions est réunie. Plus précisément le texte, écrit en référence à la nécessité de repenser nos systèmes de production, d’échange et de consommation, identifie les trois « losanges du changement »: les acteurs, les échelles, les étapes.
1. Acteurs, échelles et étapes d’une stratégie de changement : Les douze ingrédients d’une stratégie de changement
Une stratégie de changement de l’ampleur de ce qui se prépare pour l’oeconomie est difficile comme pour toute mutation à long terme et de nature systémique. Elle comporte trois grandes dimensions, chacune d’entre elles réunissant elle même quatre éléments. C’est pourquoi je parle au total des douze ingrédients de la stratégie de changement.
La première dimension est celle des acteurs impliqués. En fait, il faut mobiliser quatre catégories d’acteurs d’où l’idée de losange du changement : les innovateurs; les doctrinaires; les généralisateurs; les régulateurs.
La seconde dimension est celle des échelles. Dans le contexte de mondialisation des interdépendances, dont j’ai dit le caractère irréversible, le système de production et d’échange s’organise à l’échelle mondiale – ce qui n’implique nullement un éloge inconsidéré de la liberté du commerce – mais se matérialise au niveau local. Définir pour la production et l’échange de nouvelles règles, ce qui est l’objet de l’oeconomie, implique de s’intéresser à quatre niveaux : le niveau local, le niveau national, le niveau des régions du monde, le niveau mondial.
Enfin, toute stratégie de changement a une dimension temporelle. On peut par analogie avec le seul corps social qui ait une expérience systématique de la conduite des stratégies de changement, la grande entreprise, identifier quatre ingrédients majeurs d’une stratégie de changement dès lors qu’il ne s’agit pas d’un changement marginal mais d’une refonte et réorientation de l’entreprise : l’existence d’une conscience collective de crise, sans laquelle les efforts demandés pour changer ne seront pas perçus comme légitimes; l’identification est la réunion des “alliés du changement”, c’est à dire ceux qui, soit par une conscience particulière de l’état de crise, soit par une aptitude singulière à surmonter la peur du changement, soit aussi parce qu’ils y ont plus intérêt, pourront être collectivement porteurs de la stratégie; une vision claire et à long terme des objectifs et des buts à atteindre car sans ces buts, les énergies ne sont pas mises en synergie, et c’est précisément, dans l’entreprise le rôle du leadership que de réunir les conditions de cette synergie; la définition précise des premières étapes à franchir, de la première marche à monter, pour montrer que le changement est à portée et parce que, comme le dit le proverbe chinois, le plus long voyage commence toujours par un pas.
Je me bornerai ici à développer l’idée des quatre catégories d’acteurs mais les deux autres dimensions, la dimension spatiale avec ses quatre échelles et la dimensions temporelles avec ses quatre éléments irrigueront la suite de l’ouvrage.
2. Les auteurs du changement
Je me représente le processus de changement comme un losange dont les quatre sommets sont les innovateurs, les doctrinaires, les généralisateurs et les institutions publiques. Chacun des quatre sommets du losange est lié aux trois autres et c’est la conception de ces liens qui est au cœur de la stratégie.
2.1 Les innovateurs, premier sommet du losange
2.1.1. Qui sont les innovateurs
Ce sont ceux qui, partant du constat qu’une situation n’est pas satisfaisante, bricolent une réponse à leur échelle. Cette réponse peut être technique, sociale, institutionnelle ou les trois à la fois. Dans les domaines qui nous concernent, cela va des promoteurs de l’agriculture biologique aux inventeurs de WC à sec, des promoteurs des monnaies sociales à ceux du commerce équitable, des bureaux de notation de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises aux concepteurs du budget participatif des villes, des réseaux internationaux citoyens d’observation de la corruption au développement du micro crédit.
Chez les innovateurs, le changement est enfant de la révolte et de l’espérance. Pas de changement possible sans indignation devant le non sens du monde. Pas de changement possible si l’inéquité du mal développement actuel n’empêche pas de dormir ou si l’avenir de nos petits enfants devant le pillage actuel des ressources naturelles n’est pas un sujet constant de préoccupation. Mais la révolte, le refus, ne suffisent pas. Il ne suffit pas de dire non à ce qui est pour dire oui à des perspectives nouvelles. Et c’est d’ailleurs aujourd’hui le problème central des mouvements de protestation : la coalition des refus que constitue l’altermondialisme peut dissimuler l’indigence des alternatives proposées ou des contradictions entre les alternatives proposées par les uns et par les autres.
C’est ainsi également que, malheureusement, les actions de solidarité internationale ont souvent pour vertu principale de donner bonne conscience à ceux qui les entreprennent plutôt que d’aider véritablement ceux dont ils se disent solidaires. On peut trouver aussi cette morale à bon marché dans les actes de civisme écologique qui ne mettent pas en cause l’ordre de grandeur des consommations, d’eau ou d’énergie par exemple, ou dans la « consommation équitable » , qui recourt au commerce équitable ou au tourisme équitable, sans vouloir reconnaître que le caractère « équitable » ne concerne en fait qu’une petite partie de la valeur ajoutée d’ensemble du produit consommé.
2.1.2. La mise en réseau des innovateurs est une condition majeure du changement
En raison des limites de chaque innovation particulière, la mise en réseau des innovateurs est une dimension essentielle du changement. Une grande mutation ne s’invente jamais à partir de rien. Elle a ses précurseurs. Une révolution de la pensée et des pratiques a toujours ses prémices. Bien d’autres innovations, parfois tout aussi valables et prémonitoires, tomberont, elles, dans l’oubli. C’est pourrait-on dire la loi du genre, la générosité intrinsèque de la nature. Les processus de créativité appellent le foisonnement et cette apparente surabondance est indispensable pour que de nouveaux processus émergent et s’imposent.
Cette inventivité que l’on connaît bien dans le monde vivant et qui s’est traduite à l’ère tertiaire par l’explosion de la biodiversité, se traduit en période de mutation sociale par un foisonnement d’idées et d’innovations. Je me suis rendu compte à l’expérience de l’impossibilité de séparer à priori le bon grain de l’ivraie, l’innovation qui transformera le monde et l’invention d’un Professeur Tournesol qui est juste bonne pour le concours Lépine. Michel CALLON dit que l’innovation qui réussit ressemble à un jeu de scrabble. Les innovations, comme les lettres au scrabble, ont une valeur intrinsèque. Mais tout dépend ensuite de l’endroit où l’on parvient à placer ses lettres sur le jeu. Cette observation me parait profondément juste. Dans les années 1980 et 1990 la Fondation a par exemple reçu beaucoup de propositions pour repenser la monnaie. Chaque fois que je soumettais ces propositions à un spécialiste, je recevais un commentaire du genre « pas sérieux, ne connaît pas ses classiques » . Je savais qu’en général ce spécialiste avait raison et que la plupart des propositions étaient de simples utopies généreuses et irréalistes. Et c’est pourtant toujours avec tristesse que j’envoyais la lettre fatidique « il n’est malheureusement pas possible, malgré tout l’intérêt de votre projet, de vous apporter notre soutien financier et de vous aider à la publication de votre ouvrage » . Je savais en effet que la monnaie devait, de toutes façons, être réinventée et je me demandais toujours si je n’étais pas en train, par esprit de sérieux, de fermer la porte à l’idée géniale.
L’appui à la fédération des innovateurs, et en particulier des acteurs de terrain, est donc une dimension essentielle des stratégies de changement : ces innovations, chacune marginale, ont besoin pour changer d’échelle d’être reconnues, de se fédérer, de s’allier. La construction de la confiance est essentielle dans ces processus. Elle se construit dans la durée. Elle ne résulte pas seulement en effet de convergences intellectuelles, de constats partagés. Pour se relier et s’allier en vue de rendre le mouvement possible, il faut savoir avec qui on s’embarque, vérifier que l’engagement de l’autre n’est pas un pur discours, que l’aventure partagée, dont on pressent les obstacles, la longueur et la difficulté, a quelque chance de tenir la route, que chacun puisse vérifier l’efficacité des méthodes ou de la démarche entreprise. Edith SIZOO fait observer d’ailleurs que ce qui met en mouvement les sociétés c’est la sagesse de ceux qui, dans les familles et les communautés, joignent l’action aux mots car, dit-elle, il est plus facile de suivre des personnes que des préceptes. Ce qui compte, en définitive, c’est de relier ceux qui sont la référence et le point d’appui des communautés.
2.1.3. Les innovateurs ne suffisent pas à faire naître des alternatives globales
Peut-on espérer qu’un système de pensée nouveau émerge de la réflexion collective des innovateurs ? Cela n’a rien d’automatique. Je crois profondément à l’intelligence collective, à la manière dont, avec de la confiance mutuelle et des méthodes adéquates, le tout peut être plus que la somme des parties et des idées nouvelles peuvent jaillir, irréductibles à celles dont chacun était porteur séparément. Le regretté Noël CANNAT, sociologue de terrain qui avait roulé sa bosse aux quatre coins du monde a été à ma connaissance l’un des premiers, il y a plus de vingt ans, à prendre conscience de la connexion émergente de réseaux et mouvements, non pour ressusciter une illusoire internationale révolutionnaire mais pour créer une capacité plus forte d’élaboration alternative, nourrie de l’infinie diversité des situations et des expériences. Pour reprendre l’expression chère à TEILHARD DE CHARDIN, une noosphère est en construction. Internet peut y contribuer.
Mais la foi dans l’intelligence collective ne saurait devenir une nouvelle forme de romantisme selon lequel le « collectif » , a fortiori s’il est censé représenter « la masse des opprimés » , aurait nécessairement la vérité et serait capable de déboucher sur une vision et une stratégie de changement. Pour pratiquer quotidiennement depuis des années les réseaux d’intelligence collective, je ne partage pas ce romantisme. Les réseaux et alliances se sont jusqu’à présent trop rarement dotés de méthodes rigoureuses pour transformer l’action en expérience, l’expérience en pensée et la pensée en alternative. Trop souvent les consensus collectifs se font par simple mise bout à bout des revendications. Cette mise bout à bout, pas plus que l’énoncé de centaines de problèmes dont nous avons parlé au début du livre, ne constitue une stratégie. C’est toute la faiblesse des « traités populaires » , (« people treaties » ) issus du Sommet de la Terre de Rio. Il est légitime d’additionner les revendications des défenseurs des droits de l’Homme, le point de vue des mouvements féministes et les demandes des associations protectrices des animaux, mais cela ne suffit pas à proposer une alternative cohérente dans le champ de l’économie.
Plus récemment, le gouvernement d’Ignacio LULA Da SILVA, au Brésil, a organisé, en 2003 et 2004, deux conférences nationales, l’une sur l’environnement et l’autre sur la politique urbaine. Chacune de ces conférences a mobilisé plusieurs millions de personnes qui se sont consacrées à l’élaboration de « propositions alternatives » . Elles ont ensuite désigné des délégués nationaux appelés à voter sur ces propositions. J’ai eu l’occasion d’en regarder le résultat. Soyons honnête, il n’en est pas sorti de proposition stratégique, cohérente et crédible.
2.2. Les doctrinaires
2.2.1. Qui sont les doctrinaires ?
Ce sont ceux qui, comme dans le domaine scientifique, sont en mesure de réagencer un ensemble de faits dispersés en un système cohérent qui en révèle le sens profond. Il s’agit moins là d’un type d’acteurs que de processus capables de faire émerger un nouveau système de pensée. C’est aujourd’hui, dans le domaine de l’économie, le chaînon manquant. C’est pour renouveler le système de pensée que la plongée dans l’histoire, l’exercice de déconstruction – reconstruction que j’ai évoqué est irremplaçable. J’ai pu noter dans le domaine de la gouvernance, que le changement de système de pensée résulte d’un réagencement nouveau d’éléments préexistants, produit souvent par ce que j’ai appelé des mécanismes d’inversion : ils consistent à mettre au centre du raisonnement ce qui a été tenu jusqu’à présent pour un phénomène marginal ou pour une aberration, rejetée du même coup à la périphérie, et de mettre à la périphérie ce qui avait été jusque là placé au centre. C’est ainsi que, dans le domaine de la gouvernance, je défends l’idée que l’articulation des différentes échelles de gouvernance, question jugée jusque là secondaire, était appelée à devenir la clé de voûte du nouveau système. Avec les limites que présente bien sûr toute analogie ou toute métaphore entre le monde physique et la société, c’est l’image de la révolution copernicienne : c’est grâce aux planètes – planètes signifiant en grec « étoiles errantes » - qui ne trouvaient pas d’explication satisfaisante dans la vision qu’avait Ptolémée du fonctionnement de l’univers que Copernic a pu énoncer sa théorie et montrer que la terre tournait autour du soleil et non l’inverse.
Dans le champ de la production, de la distribution et de l’échange, bref dans le champ économique, je m’efforcerai de montrer dans les chapitres qui suivent que nous sommes probablement à la veille d’une révolution du même type, dans les rapports entre entreprises et réseaux ou entreprises et territoires.
Le travail de construction d’un nouveau système de pensée se nourrit à la fois des débats intellectuels au sein de la discipline économique et de l’apport des innovateurs et de leur mise en alliance. Il ne peut toutefois se réduire à aucun des deux.
Pour construire une nouvelle vision de l’économie il faut commencer par se nourrir des différents courants intellectuels, de leurs divergences et de leurs convergences, profiter de leurs affrontements intellectuels et idéologiques, de leurs limites et à leurs apports.
2.2.2. Un bref aperçu des courants intellectuels porteurs
Les remises en cause du système conceptuel dominant dans l’économie actuelle ne manquent pas. Je vois aujourd’hui cinq courants intellectuels et politiques principaux.
Le premier courant est celui qui voit dans la globalisation économique, domestiquée par un cadre juridique et politique adéquat, le meilleur moyen de partager entre toutes les sociétés et sur des bases démocratiques les bienfaits des évolutions scientifiques et technologiques, de redistribuer ainsi les richesses et de tirer parti des avantages comparatifs de chacun, nés de la diversité. On m’objectera qu’il s’agit précisément ici de la pensée idéologique néolibérale qu’il est si urgent de pourfendre. Je pense et je montrerai que ce n’est pas si simple et que ce courant comporte ses propres perspectives de transformation et ses propres dynamiques d’adaptation.
Le second courant est celui qui part de la responsabilité des acteurs et de l’évaluation de leurs actes. Il affirme que la production et l’échange forment un ensemble d’interactions entre les personnes d’une part, entre la société et son environnement d’autre part. La manière dont les actes de chacun se trouvent mesurés et évalués, même si elle n’a pas de conséquence juridique ou économique immédiate, est décisive dans l’évolution des comportements. Il faut fait donc faire fond sur la capacité des consommateurs, des producteurs, des entreprises, des distributeurs, des financiers à assumer leurs responsabilités c’est-à-dire à prendre en compte l’impact direct et indirect de leurs actes dans leurs décisions.
Le troisième courant part du constat que nos modes de production et de consommation mobilisent et dégradent des quantités de matière et d’énergie incompatibles avec le maintien des équilibres de la biosphère et qu’il faut réduire dans des proportions considérables cette consommation et cette dégradation de la matière et de l’énergie. C’est ce que l’on appelle le découplage entre la croissance de l‘économie et le bien-être d’un côté, la consommation des ressources naturelles de l’autre.
Le quatrième courant est celui de l’économie solidaire. Il part du constat que les mécanismes actuels concentrent la richesse et le pouvoir aux mains de quelques gagnants, que la réduction de l’échange social à l’échange marchand est appauvrissante et que s’inventent, au moins au niveau local, de nombreuses alternatives à l’économie dominante, fondées sur la coopération plutôt que sur la concurrence, sur la solidarité plutôt que sur la domination.
Le cinquième et dernier courant est celui de la régulation et de la gouvernance mondiale. Il met en avant la nécessité de créer, pour encadrer une économie qui a largement échappé aux régulations étatiques, un nouveau cadre juridique et politique, pour subordonner par exemple le développement du commerce à la sauvegarde de l’environnement, pour organiser les redistributions nécessaires à l’échelle planétaire ou pour surveiller et encadrer l’action des acteurs économiques transnationaux.
Les tenants de ces différents courants s’ignorent souvent. On observe depuis plusieurs années une révolte croissante au sein même des facultés d’économie, contre ce qu’il est convenu d’appeler la pensée unique, c’est-à-dire la prétention à faire de l’économie une discipline scientifique rigoureuse, proche des sciences de la nature et largement fondée sur des modélisations mathématiques, coupée du reste des sciences sociales, isolée du reste de la gouvernance et fondée, dans son tréfonds, sur des prémisses énoncées il y a deux siècles. Mais ces différents mouvements de réaction restent la plupart du temps subdivisés en chapelles. Le défi de leur mise en alliance est aussi grand que celui de la mise en alliance des innovateurs.
Je reviendrais aux chapitres V et VI sur les critiques adressées à la doctrine économique classique et sur les efforts pionniers de ce que je considère comme les défricheurs de l’oeconomie. Mais la mise en réseau des personnes et la mise en gerbe des propositions qui émergent ne suffit pas à produire des perspectives nouvelles et cohérentes. L’intelligence collective ne suffit pas. Il faut procéder à leur analyse critique et sans concession, chercher les analogies et les différences, décrypter les invariants structurels qui peuvent se cacher sous des phénomènes apparemment différents. Tout cela est de l’ordre du travail de bénédictin comme était, il y a huit siècles, le travail de bénédictin, au sens propre du terme cette fois, nécessaire à l’élaboration progressive et tâtonnante d’une pensée sur l’État. C’est cet effort de nature solitaire, au sein des processus collectifs, qu’il me parait aujourd’hui fondamental de mener ou de soutenir et c’est l’objet même de ce livre.
2.3. Les généralisateurs
2.3.1. Qui sont les généralisateurs ?
Ce sont les acteurs qui sont en mesure de provoquer dans l’innovation un changement d’échelle. En pratique ce sont souvent des acteurs publics ou privés de grande taille mais ce peut être aussi des réseaux d’acteurs, des syndicats, des fédérations professionnelles.
Quand une entreprise pétrolière en vient à conclure que l’avenir est aux énergies renouvelables, quand une grande banque d’investissement conclut qu’elle doit prendre en compte dans ses stratégies à long terme la responsabilité sociale et environnementale des entreprises dans lesquelles elle investit, quand une chaîne de supermarché décide de valoriser les produits de la culture biologique ou du commerce équitable, quand une ville décide de revoir tous les contrats de restauration collective des écoles, des maisons de retraite et des hôpitaux pour privilégier la culture durable et les producteurs locaux, elle joue un rôle considérable dans l’évolution des perceptions et dans le changement d’échelle de l’innovation. Il est stupide de dire, comme je l’entends parfois faire, que ces grandes structures ne tiennent ce nouveau discours que par cynisme et par marketing. Bien entendu, elles ne peuvent le faire que si elles jugent ce changement à la fois faisable et compatible avec la vocation de leur institution, bref conforme à leur intérêt à long terme bien compris. Mais que de nuances, précisément, dans ces notions de « long terme » et de « bien compris » .
Dans le monde des grandes institutions, tant publiques que privées, je ne crois pas possible de conduire les mutations avec des « institutions représentatives » . Celles-ci ont en effet une vocation corporatiste. Elles peuvent suivre, elles ne précèdent jamais. Il faut donc chercher au sein de chaque milieu la fraction la plus mobile, ce que j’appelle les chercheurs de sens. Ils existent dans tous les milieux. C’est avec eux qu’il faut former des alliances citoyennes.
2.3.2. Au sein des grandes institutions, travailler avec les « chercheurs de sens »
La mobilisation des savoir-faire, des créativités et des capacités de coopération des salariés est devenu un facteur décisif de l’efficacité et de la compétitivité de l’entreprise moderne. L’entreprise n’est pas un tout monolithique. C’est un être vivant collectif comme un autre, traversé de multiples contradictions, confronté à des contraintes contradictoires entre lesquelles il faut naviguer. Les salariés de l’entreprise soufrent eux-mêmes de schizophrénie. Ils sont tiraillés entre leur logique de producteurs, de citoyens, de parents, de consommateurs. Le Wuppertal Institute parle, à propos des transports publics, de « dissonance cognitive et politique » des citadins. Ils sont à la fois victimes de la pollution, du bruit, du gaspillage de ressources, des encombrements et les principaux responsables, en utilisant leur voiture et en ne prenant pas les transports collectifs, des maux qu’ils déplorent. C’est cette dissonance que je qualifie de schizophrénie et elle me parait une donnée fondamentale du fonctionnement de l’entreprise moderne. La schizophrénie touche particulièrement les cadres des entreprises. Ils sont en permanence confrontés à des injonctions contradictoires au niveau de leur travail. Par exemple, on leur dit ou on leur laisse entendre simultanément : « Pas de recours aux pots de vin, ce n’est pas conforme à la charte éthique de l’entreprise et bien entendu, si vous ne remportez pas le marché, vous serez responsable de la mise au chômage de tout une équipe » . En raison de cette contradiction, le levier du changement est peut-être moins de remplacer une motivation par une autre que de partir de la contradiction entre ces différentes aspirations et d’en faire un effet de levier en cherchant à les dépasser et à les mettre en cohérence.
Il y a déjà quelques années, est née en Europe du Nord une démarche d’audit écologique appelée STEP. Ses promoteurs me faisaient observer que la première conséquence de la mise en œuvre de la démarche dans les entreprises est de réduire la rotation du personnel. Ils expliquent ce résultat, à première vue surprenant, de la manière suivante : les gens se sentent mieux dans leur travail car ils ne vivent plus la contradiction permanente entre ce qu’ils font et leurs propres convictions de citoyen.
Plus récemment, la Banque GOLDMAN SACHS, qui ne passe pas que je sache pour un pilier de l’altermondialisme, a montré à l’issue d’une grosse étude sur les compagnies du secteur pétrolier que l’une des raisons pour les compagnies pétrolières d’évoluer vers une perspective que l’on pourrait qualifier de plus écologique, concernait le recrutement de leurs jeunes cadres. Les plus convoités d’entre eux, issus d’un long processus de sélection scolaire, ne s’imaginent pas consacrer leur temps, leurs talents et leur vie à des entreprises dont l’image collective est qu’elles participent joyeusement et cyniquement au pillage de la planète.
2.4. Les régulateurs
Ce sont principalement les institutions publiques. Il est clair qu’elles ont en général perdu leur prétention, leur monopole ou leur vocation à être les principales motrices du changement, y compris quand ces changements sont des changements sociétaux relevant en principe du fonds de commerce du politique. Il n’empêche qu’elles gardent un rôle décisif, irremplaçable dans les stratégies de changement. Parfois elles l’assument en choisissant de soutenir les innovateurs ; parfois elles jouent un rôle de catalyseurs, en position de convoquer les différentes parties prenantes ; et, en tous cas, ce sont elles qui ont le pouvoir et la responsabilité de créer des cadres juridiques et administratifs nouveaux nécessaires à la généralisation des innovations. C’est certainement en revenant à une vision plus saine des rapports entre régulateurs et acteurs économiques, en sortant de l’idée réductrice et désespérante selon laquelle, dans le cadre de la mondialisation, le politique n’aurait plus comme rôle que de créer les conditions d’un déploiement sans frein de l’économie telle qu’elle est, en considérant au contraire l’oeconomie comme un des volets majeurs de la gouvernance, qu’on redonnera aux régulateurs le rôle essentiel, vital, qui est le leur.
3. Les échelles d’une stratégie de changement
Les innovations et les réflexions doctrinales se situent à plusieurs échelles.
Souvent, les innovateurs interpellent les conduites et les motivations des individus : des consommateurs avec le commerce équitable, des citoyens invités à adopter des comportements compatibles avec un développement durable, les épargnants ou les investisseurs avec la finance solidaire ou l’investissement responsable, les chefs d’entreprise enfin auxquels il est demandé de prendre en considération les impacts sociaux et environnementaux de leurs décisions et de leurs pratiques.
La plupart des pratiques alternatives de l’économie, regroupées par commodité sous le vocable d’« économie solidaire » , qui prônent une meilleure intégration de l’économique et du social, qui privilégient la coopération plutôt que la compétition, qui organisent par des monnaies parallèles de nouveaux systèmes d’échange, concernent l’échelle locale, un territoire ou une ville, rarement au delà.
L’appel à un retour du politique, après sa démission devant les présumées « lois de l’économie » , privilégie souvent quant à lui le niveau national. Il invite à redonner à ce niveau traditionnel de la maîtrise par les sociétés de leur propre destinée, niveau majeur d’organisation des institutions publiques, des régulations, des redistributions et de la scène publique et politique, le rôle qui lui a progressivement échappé du fait de la mondialisation des interdépendants et de la globalisation de la production des échanges. Il veut restaurer une souveraineté vidée progressivement de son contenu.
Il réclame le retour à la souveraineté alimentaire, la libre organisations des services publics, le possibilité de pratiquer des relances keynésiennes et des dévaluations compétitives. Il revendique le patriotisme économique te la défense des champions nationaux, le libre choix d’un « modèle social » ou d’un « modèle agricole » en revenant si besoin est à des pratiques protectionnistes.
Les opposants à la Constitution européenne se sont largement inspirés de ces thèses néo-sourcrainistes.
D’autres innovations, notamment dans l’Union Européenne, se situent plutôt à l’échelle continentale qui a le mérite d’être cohérente avec la mondialisation. La gouvernance mondiale de demain se définira sans doute par la relation entre une vingtaine de régions du monde1. L’organisation à l’échelle de l’union Européenne d’un marché des droits à émettre des gaz à effet de serre est la première étape de la mise en place d’un marché de quotas négociables pour ces ressources naturelles. L’euro devient une alternative au monopole du dollar. La « déclaration de Lisbonne » exprime l’idée qu’une région du monde peut définir un positionnement spécifique dans l’économie de la connaissance. Et l’on ne peut pas exclure que l’Europe tente de définir à terme son propre modèle de développement durable. Quant à la Chine, dont la taille et la population justifient qu’on la considère, ainsi que l’Inde, comme une région du monde plutôt que comme une pays elle sait ne pas pouvoir échapper à la définition des modalités d’une « société harmonieuses » , selon les termes du premier ministre Wen Jiabao en 2004, fondée sur cinq harmonies – le littoral et l’intérieur ; les villes et le monde rural ; l’économique et le social ; l’humanité et la biosphère ; la Chine et le reste du monde - . Déclaration sans lendemain mais dont les termes sont si évidemment nécessaires à la survie même de la Chine qu’ils donneront tôt ou tard – et le plus tôt sera le mieux – naissance à un nouveau modèle de production et d’échange.
Enfin, d’autres pistes de changement se polarisent sur l’échelle mondiale. Elles tournent toutes autour d’un renforcement de la gouvernance mondiale, qui doit être à l’échelle des interdépendances entre les sociétés et avec la biosphère. Prise en compte simultanée et avec la même efficacité des développements des échanges mondiaux et de la protection de l’environnement, création à l’échelle mondiale d’un marché des droits à émettre des gaz à effet de serre, retour à l’idée de Keyns d’une monnaie mondiale, droit internationale applicable aux très grandes entreprises, meilleur contrôle des marchés financiers, fiscalité mondiale, gestion multiacteurs des régulations mondiales comme la gouvernance d’internet commence à en montrer la voie, « plan Marshall mondial » en faveur des pays les plus pauvres, reconnaissance et gestion des biens communs de l’humanité : autant d’initiatives ou de réflexions qui ont toutes en commun de récuser l’hégémonie du marché et de la rente tirée de la propriété, qu’elle soit matérielle ou intellectuelle.
De l’évolution des comportements individuels à une nouvelle gouvernance mondiale, toutes ces initiatives, innovations, réflexions sont également nécessaires. Une stratégie de changement et plus précisément un nouveau système conceptuel et organisationnel doit concerner ces cinq échelles individuelles, locale, nationale, régionale et mondiale. Mais pour qu’une stratégie de changement soit efficace elle soit concerner ces différentes échelles à la fois, les intégrer dans un tout cohérent. Et c’est là qu’aujourd’hui le bât blesse. Elle reste aujourd’hui trop émiettées.
Dans l’élaboration d’un système de pensée alternatif global sur l’économie, une dimension m’apparaît essentielle pour être capable de concurrencer le système de pensée dominant : la recherche de principes intégrateurs. La force du système de pensée construit autour du marché, ce qui a fait le triomphe des théories de cet obscur instituteur écossais qu’était au départ Adam SMITH, c’est sa formidable simplicité, sa capacité à rendre compte à la fois des relations économiques qui peuvent se nouer à l’échelle d’un village et de l’organisation de l’économie à l’échelle de la planète. Il faut que l’unité des principes puisse s’adapter à une infinie diversité de situations et de niveaux.
Cette exigence de principes intégrateurs est un des points les plus difficiles du cahier des charges pour repenser l’économie. Ce qui vaut pour les concepts vaut aussi pour les outils, les uns n’allant pas sans les autres. Au XVIIIième siècle la « main invisible du marché » supposait l’existence et la généralisation de la monnaie. De même, l’économiste philippin Sixto ROXAS fait observer que la comptabilité en partie double, inventée en Toscane au XIIième siècle pour accompagner le développement des compagnies qui agissaient à l’échelle internationale, a doté l’entreprise d’un outil opérationnel aussi simple que puissant parce qu’il a rendu possible l’agrégation d’une série d’activités économiques, comme c’est le cas lorsqu’on réalise un bilan consolidé d’entreprise. C’est la même simplicité, la même capacité intégratrice que nous aurons à rechercher, aussi bien pour analyser les flux de matière que pour gérer la relation entre niveaux de territoires et niveaux d’échange.
4. Les étapes d’une stratégie de changement
Nous venons d’évoquer les acteurs et les échelles d’une stratégie systémique de changement. Mais si tous ces ingrédients sont nécessaires et si leur présence simultanée constitue pour toute stratégie de ce type un défi majeure ils ne sont encore que des ingrédients et ceux-ci ne sont rien sans la recette qui va les lier entre eux. Quelle peut être cette recette et qui peuvent être les cuistots ? Tout le problème est là. Peu de grandes organisations ont en réalité l’expérience d’un changement systémique, faute de chef d’orchestre reconnu par tous, de chef cuistot ou encore de leadership comme on dit en franglais ; faute aussi d’opiniâtreté, du temps et de moyens.
Si une telle insistance a été mise, dans les pages qui précèdent, sur la dimension temporelle c’est bien parce que les changements systémiques ne se produisent pas tous les ans ni même tous les siècles, sont le fruit de longues gestations comme l’a montré l’évocation des bifurcations du moyen âge ou encore ou encore la lente émergence d’acteurs pivots nouveaux. Au point que souvent une mutation systémique se révèle progressivement plutôt qu’elle ne se décrète ou ne se conduit ; elle se révèle à l’analyse du passé même si elle peut être consciemment vécue comme telle par ses contemporains. Elle est loin coïncider toujours avec des révolutions politiques même si celles si traduisent souvent un ajustement brutal des idéologies et des institutions avec l’état réel des systèmes techniques et des sociétés.
Mais nous ne pouvons aujourd’hui adopter, à l’égard de l’oeconomie, le détachement serein de l’observateur. L’inadaptation des doctrines, idéologies et agencements institutionnels actuels tant aux réalités qu’aux nécessité du monde exige plus de volontarisme et la recherche de réponses nouvelles à une situation inédite.
Pour cela on peut tenter de s’inspirer des leçons tirées des seules institutions qui ont engrangé de l’expérience dans ce domaine : les grandes entreprises. Pour elles, en effet, se faire distancer par les concurrents peut être à court terme synonyme de déclin, d’absorption, de démantèlement ou de disparition. J’ai rappelé en analysant leur position d’acteur pivot de la fin du 21ème siècle qu’aucune position n’était durablement acquise et que la Roche Tarpéienne peut être proche du Capitale. Elles ont dû, par nécessité, conduire ou se préparer à conduire des changements systémiques. Je laisserai de côté celles qui leur ont été imposées depuis les années quatre vingt avec la vogue de la « valeur d’actionnaire » et le recrutement stratégique, le « downsizing » , qui en est résulté pour retenir plutôt les leçons plus générales sur les stratégies de changement. On peut, grosso modo, retenir quatre étapes : la conscience de crise ; la formulation d’une vision d’ensemble ; la recherche « d’alliés du changement » ; la définition des premiers pas.
4.1. La conscience de crise
Tout changement est douloureux, même si, après coup, un changement réussi ne retient que les bons souvenirs. J’ai déjà dit et détaillerai plus loin pourquoi l’économie relève de l’histoire des doctrines et des idéologies et non celle des sciences, ce qui explique sa pérennité. Le propre des idéologies est de donner naissance à des acteurs et institutions qui les rendent autoréalisatrices. En d’autres termes, tout s’est progressivement organisé autour et à partir de l’idéologie du marché et de la croissance. L’une et l’autre servent à asseoir la légitimité de l’entreprise. La croissance de la production et de la consommation marchandes, reflétée par celle du produit intérieur Brut, devient la principale mesure de la prospérité des sociétés et même de l’efficacité des politiques publiques. L’implosion des régimes communistes, le ralliement de la Chine à l’économie de marché ont contribué dans le dernier quart du vingtième siècle à faire penser que la messe était dite, que le modèle économique libéral aurait ce règne de mille ans qu’Hitler avait prédit à son troisième Reich. Les Cassandre ne manquent pas. Leurs voix, d’abord isolées et timides pendant les années soixante et soixante dix – les atteintes à l’environnement, le fossé entre riches et pauvres, épuisement des ressources naturelles, la pauvreté spirituelle de l’homo oeconomicus réduit à sa double fonction de producteur et de consommateur, les dangers d’un système économique et financier mondial de moins en moins régulé – ont au cours des deux dernières décennies du vingtième siècle pris de l’ampleur et conquis les grands médias. La Terre « homme de l’année » du Time de 1988, le rapport Bruntland, le Sommet de la Terre, la montée en puissance des altermondialistes, la catastrophe annoncée du réchauffement climatique, la fin prévisible de l’ère de l’énergie à bon marché, la multiplication des catastrophes naturelles : tout cela est maintenant installé dans les consciences, nourrit les conversations à la table familiale ou sur les lieux de travail, devient une figure de style presque obligée des discours politiques. S’agit-il pour autant d’une conscience de crise suffisamment vigoureuse pour renoncer au connu au profit de l’inconnu, pour accepter de remettre en question les certitudes et les positions acquises ? Dans nos pays riches et vieillissant, hélas rien n’est moins sûr. C’est pourquoi j’ai parlé en introduction de syndrome du centurion et de l’équilibre de la bicyclette. Nous imaginons encore qu’un peu plus d’efficacité énergétique, un peu plus de sciences et de techniques, un peu plus de conscience environnementale et sociale, un petit prolongement de la vie active, un peu moins de tigres dans les moteurs suffisant à faire rentrer dans le lit de la raison et de l’équilibre le flot déchaîné d’une économie qui nous entraîne vers le « toujours plus » .
Or toute l’expérience le montre : tout changement systémique repose sur une conscience partagée de la nécessité absolue de changer.
4.2. Une vision claire du futur
Christophe Collomb, en s’embarquant avec ses compagnons un beau jour de 1492 ne savait pas qu’il allait débarquer sur un continent inconnu, l’Amérique. Mais il ne partait pas au hasard. Il croyait savoir où il allait. Aucun effort, douloureux, de changement systémique ne peut se passer d’une vision claire de l’évolution à conduire, du but à atteindre. Aucun navigateur ne peut se passer de l’étoile qui guide dans la nuit. Et c’est le rôle majeur du leadership dans les stratégies de changement des grandes organisations que de montrer cette étoile du doigt, de créer un imaginaire de la situation à atteindre et de la partager avec les autres. C’est à contribuer modestement à cette vision que veut servir ce livre. Non à décrire, de façon cohérente et détaillée, ce que sera l’oeconomie du 21ème siècle mais d’en esquisser les grands traits pour réduire, avec l’incertitude, la peur du changement et le scepticisme à l’égard de tout concept nouveau.
4.3. Les alliés du changement
Puisque tout changement systémique suppose de surmonter ses peurs et de remettre en cause des situations et des droits acquis il ne peut être conduit de façon solitaire. S’il est conduit de l’intérieur il suppose des alliés. Et c’est bien faute d’alliés que, dans les entreprises, le changement est souvent imposé de l’extérieur. La plupart des rachats d’entreprises, notamment d’entreprises familiales, résulte, au bout du compte, de l’incapacité du management à organiser sa succession ou à imposer les mutations indispensables. Trop d’allégeances, trop d’intérêts croisés s’y opposent. C’est aussi pourquoi les sociétés tirent avantage de leur intégration dans un ensemble plus vaste – par exemple l’union Européenne – ou de leur adhésion à des traités internationaux, par exemple l’OMC, pour se faire imposer de l’extérieur des disciplines qu’elles ne trouveront pas d’alliés, à l’intérieur, pour les promouvoir. Mais il n’y a pas de Martiens pour faire une OPA amicale ou hostile sur la Terre, pas de traité interplanétaire pour faire respecter à l’humanité des règles de la cohabitation harmonieuse en son sein et avec la biosphère. Nous sommes donc acculés à trouver en notre sein les alliés du changement. Je suis raisonnablement optimiste si nous sortons des cloisonnements actuels.
4.4. Les premiers pas
Le plus long voyage commence par un pas dit le proverbe chinois. Et, complète le proverbe français, il n’y a que le premier pas qui coûte. La définition réaliste des premiers pas et la découverte de la capacité et du plaisir de marcher constitue, dans les grandes organisations la quatrième étape d’une stratégie de changement. La plus grande difficulté actuelle est presque inverse : ne pas prendre quelques pas dans la bonne direction pour une véritable stratégie de changement ; vérifier comme je l’ai dit, que les changements modestes ne sont pas avant tout l’illusion d’un changement systémique ou la manière de se rassurer en pensant qu’on pourra se dispenser d’un changement radical.