Les territoires ruraux face aux défis du futur : quels territoires ? quels défis ? quelles mutations ? quelles réponses ?
Conférence aux 18èmes assises de Sol et Civilisation à Paris, le 15 octobre 2009
Pierre Calame, octobre 2009
Cette fiche présente une conférence faite à des cadres du monde rural, et se veut une introduction à l’oeconomie, à une nouvelle manière de penser le système de production et d’échange, avec une insistance particulière sur les dimensions territoriales. Mettant l’accent sur la méthode de découverte des solutions, elle aborde successivement sept thèmes :
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L’enjeu central : la réforme du système de pensée
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Un double décentrement : la projection vers l’avenir, le retour sur l’histoire
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Les crises du temps présent sont des crises de relation
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Les réponses actuelles aux crises : changements à la marge et résolution magique des contradictions
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Éthique, gouvernance, société durable : les trois mutations du 21ème siècle
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Les leçons de l’histoire
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Un avant goût des principes de l’oeconomie
« Mon cher Jacques Delors, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs.
C’est un plaisir pour moi d’échanger avec vous aujourd’hui autour d’une approche tendue vers la recherche de réponses et non sur le diagnostic, mais en partant du constat que nous ne pouvons trouver de réponse en restant dans le système de pensée actuel. C’est ce que je chercherai à vous illustrer.
Je suis parti du titre de votre rencontre : les territoires ruraux à l’école du futur. En réalité, dans ce titre, tous les concepts sont faussement évidents. D’une part qu’est-ce qu’un territoire aujourd’hui ? ensuite quels sont les défis du futur au delà de la litanie des problèmes et quelle est la nature réelle des biens et services que nous prétendons gérer à travers l’économie ?
Je ne peux pas, en une demi-heure, aller très loin sur ces vastes sujets. J’essaie simplement de vous proposer quelques pistes et de vous donner envie d’aller plus loin.
1. L’enjeu central : la réforme du système de pensée
Je commencerai par deux références à l’actualité. Au début de la semaine, fut annoncé le nouveau Prix Nobel d’économie : c’est Elinor Ostrom. On s’attendait à ce que ce soit une fois de plus l’école de Chicago qui soit primée. Il est très intéressant qu’elle soit primée pour son analyse de la gestion des « commons », un volet de la gestion des territoires. Elle affirme que l’on ne peut pas gérer, en les partageant, des biens qui se détruisent en se partageant. Elle réhabilite l’idée de gestion mutualisée et coopérative. C’est très intéressant que la Banque Royale de Suède ait choisi dans un contexte de crise économique, sociale et financière, une telle approche.
Et je citerai ensuite Paul Krugman, en rappelant un éditorial qu’il a publié la semaine dernière dans le New York Times. Paul Krugman, le Prix Nobel d’économie de l’an dernier, dit en substance dans son article : les systèmes de pensée sont des facteurs beaucoup plus puissants que « vested interests » - les intérêts en place - comme résistance au changement. Ces systèmes de pensée ont eux-mêmes engendré des institutions et des corps sociaux pour les défendre et ils fondent quantité de droits acquis.
Il est intéressant aussi, pour prendre conscience du temps nécessaire à l’évolution des idées, de noter que les travaux de Madame Olstrom, remontent à 30 ou 40 ans. Ce sont des travaux qui portent sur des choses que l’on sait bien quand on circule dans le monde et il est frappant que la science économique dominante mette 40 ans pour officialiser ces réflexions de bon sens dès lors qu’elles ne sont pas conformes à ses dogmes. Ca doit nous donner l’échelle du temps de transformation des systèmes de pensée. C’est une question centrale des crises de notre temps.
2. Un double décentrement : la projection vers l’avenir, le retour sur l’histoire
Pour sortir du marigot des idées reçues, je crois qu’un double effort est nécessaire, un double effort de décentrement par rapport à l’activité quotidienne, un effort de prise de distance par rapport à ce présent permanent, ce présent perpétuel de nos débats habituels, encore renforcé par internet : la surabondance des images et des informations nous plonge dans une sorte de court terme perpétuel. C’est vrai, on le sait, pour le système financier mais ça l’est aussi pour la pensée. Pour que l’arbre des idées reçues ne cache pas la forêt des questions qui se posent, il faut un double décentrement. D’une part une projection vers l’avenir. « De quoi s’agit-il », comme aurait dit le Maréchal Foch ? quels sont-ils ces défis du futur ? Et, deuxième décentrement, un retour sur l’histoire. C’est le sens étymologique d’une réforme radicale de la pensée : une réforme qui s’oblige à revenir aux racines.
C’est ce double mouvement que je vais vous proposer.
3. Les crises du temps présent sont des crises de la relation
D’abord, projection dans l’avenir. Qu’est-ce qui nous attend ? qu’est-ce qui nous attend du fait des évolutions actuelles, qu’est-ce qui nous attend du fait des crises actuelles ? La première donnée majeure c’est la mondialisation. Je dis bien la mondialisation et non la globalisation économique. C’est la confusion permanente entre un fait, des interdépendances qui existent de manière irréversible entre les sociétés et entre l’humanité et la biosphère, et une idéologie, une idéologie temporaire, humainement construite, selon laquelle l’élargissement sans fin du champ du marché, à l’échelle internationale et à tous les domaines de l’activité humaine, serait en soi inévitable. Or c’est une formidable illusion d’optique. Première donnée fondamentale, les interdépendances ont changé d’ampleur, ont changé d’échelle, ont changé de nature.
Deuxième donnée majeure, décrite au début des années 90 dans ce que l’on a appelé la Plate-forme pour un monde responsable et solidaire, nous avons à faire à une triple crise. D’abord, une crise des relations inter-personnelles. Une crise des relations entre les hommes. Un peu partout, la transaction anonyme, instantanée a remplacé la relation. C’est ce que montre l’économiste Paul Dembinski à propos de la finance : la transaction, dans son immédiateté, dans son anonymat a chassé la relation dans son authenticité interpersonnelle, a chassé le risque pris dans la durée et fondé sur la confiance. C’est un mouvement que l’on retrouve ailleurs que dans la finance et qui explique la préférence pour des relations par internet, à distance, avec des gens que l’on ne connait pas, sans la difficulté des relations de voisinage. Donc, première crise, crise des rapports interpersonnels : la transaction chasse la relation.
Deuxième crise, la crise des relations entre les sociétés. Nous sommes dans un monde interdépendant, certes, mais, comme le disait Edgar Morin, il y a quelques années à propos de la Terre patrie, la terre est un village, certes, mais un village sans justice, sans droit et sans solidarité.
Enfin, troisième crise, celle des relations entre l’humanité et la biosphère. Elle s’exprime évidemment par les déséquilibres majeurs, dont le changement climatique n’est qu’un des aspects.
Ce qui est intéressant c’est que le mot « relation » est au cœur de ces trois crises. Cette difficulté à penser, construire et gérer les relations on va la retrouver au niveau des valeurs, au niveau du système de pensée et au niveau des institutions. C’est ce que je vais illustrer maintenant.
D’abord une crise des valeurs. L’expression de l’interdépendance, sa contrepartie évidente c’est la responsabilité. Comme le soulignait déjà, il y a une cinquantaine d’années, Hans Jonas, le changement d’échelle des interdépendances change la nature même de nos responsabilités. Traditionnellement, la pensée et le droit définissent la responsabilité comme des rapports de proximité, celle d’un acte et de ses conséquences concrètes. Dès lors qu’il y a interdépendance mondiale, notre responsabilité s’étend à la planète. C’est illustré par le fait que les produits que l’on utilisait autrefois dans nos réfrigérateurs produisaient un trou dans la couche d’ozone dans l’antarctique, et, aujourd’hui, par le fait que notre activité quotidienne, immédiate, contribue au changement climatique. Des mouvements comme celui du commerce équitable cherchent à assumer cette réalité en reconnaissant que tout acte de consommation a un impact à l’autre bout de la planète.
Donc une nouvelle notion de la responsabilité, contrepartie directe des interdépendances. Est-elle prise en compte aujourd’hui ? Prenons le cas des plus grandes entreprises ou des grandes institutions financières. Elles ne sont soumises qu’à des droits nationaux. L’on peut mesurer par là à quel point notre appareillage juridique a pris du retard sur la réalité de nos interdépendances.
En outre notre éthique, en particulier depuis la fin de la seconde guerre mondiale, depuis la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, est fondée sur une accumulation de droits. Or, comme le dit le juriste François Ost, la responsabilité est la face cachée du droit. Je me souviens qu’à l’initiative de Jacques Delors, quand il était président de la Commission Européenne, il y a eu, en 1993, une rencontre à Copenhague sur les droits sociaux en Europe. On voyait très bien qu’un droit social, économique, environnemental n’existe que pour autant qu’il y ait des gens responsables de les mettre en œuvre ! Or, qu’en est-il ? à qui nos dirigeants rendent-ils compte ? Dans nos démocraties on dit que les gouvernants sont redevables, « accountable » en anglais. Accountable à qui ? à leurs électeurs, pas au reste du monde même si leurs décisions ont un impact sur le monde entier.
Quant à l’entreprise, édifice juridique hérité du 18e siècle, à qui doit-elle rendre compte ? à ses actionnaires. L’absence de prise en compte de la question de la relation dans les valeurs fait comprendre la première grande dimension de la crise.
Deuxièmement, crise des relations dans les systèmes de pensée. Je l’illustrerai d’abord dans notre économie et ensuite dans nos modèles scientifiques. Dans le cas de l’économie, on a trouvé parfaitement normal de considérer comme presque interdite la traçabilité de nos productions et de nos consommations. On a le droit de connaître la composition du produit acheté dans son plus menu détail, en lipides, protides et que sais-je, mais c’est « produit quelque part en Europe », « quelque part dans le monde ». Comme si la traçabilité était même considérée comme un obstacle non tarifaire ! Donc pour moi toute l’économie est fondée sur la négation de la relation. Au plan des valeurs, la compétitivité est exaltée au détriment de la coopération. Pourtant l’économie ne fonctionne pas sans coopération.
Si on regarde dans le domaine de la science, c’est de même nature. Je vais vous raconter une petite anecdote qui vous rapprochera de l’agriculture. Il se trouve que notre fondation possède un grand domaine agricole dans le nord ouest du Vexin. En nous substituant à ce que nous pensons être l’évolution, un jour, de l’Europe nous avons jugé de notre devoir, en tant que fondation, d’en faire un modèle d’agriculture du 21e siècle. C’est devenu maintenant, après dix ans de reconversion, le plus grand domaine d’agriculture biologique de France avec plus de 300 hectares.
Quand les jeunes agronomes qui étaient en charge de cette reconversion ont dû réintroduire des prairies, ils sont allé voir l’INRA. C’était le symbole de la science agronomique, l’INRA. Ils ont demandé : « qu’est ce qu’il faudrait que l’on fasse comme combinaison de plantes pour que nos prairies soient à la fois efficaces du point de vue des rendements et respectueuses en environnement ? » Réponse du spécialiste de l’INRA :« il faudrait que vous alliez voir un vieux paysan, lui, il saura mais nous, nos modèles ne nous permettent pas de modéliser au delà de deux variétés de plantes. Illustration du fait que nos protocoles mentaux de recherche sont dérivés de la recherche de laboratoire. Au contraire, dès lors qu’il faut travailler sur des systèmes complexes il faut donner une priorité aux relations donc aux approches cliniques.
Cette crise des relations se manifeste aussi dans nos institutions. Prenez encore un cas récent, le comité Balladur, la discussion sur la décentralisation. Exactement sur le même modèle que la réforme de 82 (un coup à droite, un coup à gauche pour qu’il soit clair que ce n’est pas une question d’option politique), le Comité Balladur a dit : ce qu’il faut c’est clarifier les responsabilités ; ce qu’il faut c’est que l’on sache qui fait quoi. Mais ça, c’est du faux bon sens ! parce qu’aucun problème ne peut être géré à une seule échelle. Le cœur de la gouvernance du 21e siècle, elle aussi fondée sur la relation, c’est l’articulation des échelles de gouvernance, c’est l’exercice de compétences partagées, ce n’est pas le partage des responsabilités. Mais il a fallu attendre juin 2009 pour que le Comité des Régions - là aussi une idée de Jacques Delors - lance un Livre Blanc sur la gouvernance à multi niveaux. Ce livre dit ce que tout le monde savait bien :ce qui compte aujourd’hui c’est apprendre à gérer en articulant plusieurs niveaux de responsabilité et certainement pas en rêvant de découper les responsabilités comme un saucisson.
Même phénomène dans le fonctionnement de l’Etat voire dans des collectivités locales : le cloisonnement des administrations. J’ai fait 20 ans dans la haute fonction publique. Il faut voir ce que c’est le travail interministériel ! cette vision de « mon territoire administratif », que chacun défend, ce qui fait que l’interministériel est plus l’objet de discours que de réalités. Même chose au niveau de l’Union Européenne. L’exaltation des procédures de mise en concurrence aboutit à nier concrètement les processus d’apprentissage, à rendre très difficile la construction de la relation dans la durée.
Donc que l’on regarde les valeurs que l’on regarde les systèmes de pensée, que l’on regarde les institutions, on comprend à quel point la crise des relations est profonde.
Quant à la crise des relations entre l’humanité et la biosphère on voit la situation où nous vivons. Une contradiction radicale, analysée déjà il y a plus de vingt ans. Soit on refuse le partage des ressources naturelles rares avec les Indiens, avec les Chinois, avec les Africains, et on se prépare à une crise géopolitique considérable. Je cite souvent la phrase de François 1er face aux conquêtes de l’Espagne et du Portugal en Amérique Latine, disant : je voudrais voir la clause du testament d’Adam qui m’exclut du partage du monde. C’est exactement la question que posent aujourd’hui les Chinois et les Africains. On verse des larmes de crocodile parce que les Chinois vont traiter avec le dictateur de Guinée, le dictateur du Zimbabwe etc… Ce sont les derniers venus ! Où est le testament d’Adam qui les exclut du partage des ressources pétrolières ? Si nous ne résolvons pas ce problème de juste partage des matière premières rares, il n’y a aucune paix possible au 21e siècle.
Soit, autre hypothèse, on admet que tout peuple a le droit se développer comme nous nous sommes nous-mêmes développés, avec la même surabondance de consommation de ressources naturelles rares et alors, comme le disent les écologistes, il faut quatre planètes comme la nôtre pour satisfaire le légitime désir de tous d’accéder au bien être. Cette double contradiction est devant nous et va l’être pendant des décennies si nous ne trouvons pas des réponses.
4. Les réponses actuelles aux crises : changements à la marge et résolution magique des contradictions
Revenons au présent. Que penser de l’état des réponses actuelles à ces crises et ces contradictions ? Elles se caractérisent, je crois, par deux mots : le changement aux marges et la pensée magique. Le changement aux marges cela veut dire évoluer dans le bon sens sans toucher le système de pensée. J’en prends trois exemples. D’abord, la taxe cosmétique sur le carbone. On considère que l’on peut gérer des ressources naturelles par de la taxation, que c’est la bonne réponse. On ne remet pas en cause le fait que c’est un bien de marché et que la régulation des consommations, dès lors, se fait par les prix et par la taxation. Or selon moi il faut cesser de considérer ces ressources comme un bien ordinaire, soumis à la loi de l’offre et de la demande.
Deuxième exemple de l’illusion d’un changement aux marges, l’agriculture raisonnée. J’ai toujours bien aimé cette expression : « l’agriculture raisonnée ». Raisonnée ? ça veut dire quoi par rapport à ce que c’était hier ? qu’elle n’était pas raisonnable ? qu’elle était irrationnelle ? ou qu’elle était exercée par des ignorants ? Mais, en tout état de cause, ce n’est pas parce que l’on ajoute « raisonnée » à « l’agriculture » que ça change le modèle !
Un troisième exemple de changement aux marges ce sont les efforts actuels d’amélioration de l’efficience énergétique. Quand vous regardez les chiffres en Europe, vous dites : ah! c’est bien, l’efficience énergétique progresse en Europe. Quand on divise le Produit national brut par la quantité d’énergie consommée, le chiffre augmente, ce qui veut dire en gros que l’on produit beaucoup de bien être avec pas trop d’énergie. Mais quand maintenant on regarde nos biens importés, ce qu’on appelle notre sac à dos écologique, c’est-à-dire finalement l’incorporation d’énergie et de matière première dans les produits importés, on constate qu’il augmente. Quand on additionne les deux, on découvre qu’on n’a pas fait de progrès du tout. On a simplement transféré la consommation d’énergie et de matière première à l’étranger. Voilà l’illusion du changement par les marges.
Puis l’illusion de la résolution magique des contradictions. Ça, ça nous vient de loin. C’est déjà le coup de la main invisible du marché, c’est le lapin qui sort du chapeau. On prend les intérêts individuels, on les mets ensemble et avec la main invisible du marché, hop ! on a de l’intérêt collectif. On ne demande qu’à croire évidemment ! C’est tellement de l’ordre du croire qu’Alan Greenspan a fait une déclaration à la télévision américaine fin 2008 en disant : « je croyais à l’efficience des marchés ». On est dans l’ordre du croire. On est dans l’ordre de la magie. Mais on fait exactement la même chose aujourd’hui. Développement durable : vous prenez « développement », vous ajoutez « durable » ; c’était contradictoire la vieille et ce n’est plus contradictoire. Formidable ! le changement sans fatigue.
Économie verte ? l’économie n’était pas verte. On ajoute vert et hop, ça y est ! Comment on va faire, qu’est-ce qu’il faut changer pour le faire : personne le sait.
Responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Les entreprises n’étaient pas responsables au plan social et environnemental. On va ajouter « les 3P », comme disent les Américains, People, Profit, Planet. Il y a un cheval de profit, une alouette de social, une alouette d’environnemental et hop la contradiction entre l’entreprise et la planète est résolue. On est dans la magie.
5. Éthique, gouvernance, société durable : les trois mutations du 21ème siècle
Quels sont, face aux trois grandes crises, les trois grandes mutations du 21e siècle, les mutations auxquelles on n’échappera pas ? Elles découlent de ce que j’ai évoqué. C’est d’abord la mutation de l’éthique. C’est très intéressant de voir que dans une version du traité constitutionnel de l’Europe on avait mis au centre du préambule la responsabilité. On l’a retirée. Elle ne figure plus dans la description des valeurs fondatrices de l’Europe. Comment faire que l’Europe, qui s’est construite philosophiquement sur le contrat social réhabilite radicalement la notion de responsabilité ? Comment faire en sorte que d’ici la fin de cette législature le Parlement européen pousse à l’idée d’une Charte des responsabilités humaines appliquée à l’Europe, responsabilités vis-à-vis d’elle-même et dans le monde ?
C’est le même défi à l’échelle mondiale. Le système international est bancal. Il repose uniquement sur le « Nous, les peuples », devenu « Nous, les États » de la Charte de l’ONU et sur la Déclaration Universelle des Droits. On voit que ces droits finissent par n’être applicables à personne. La région du monde où le plus grand nombre de conventions internationales sur les droits a été signé c’est l’Afrique, parce que là, au moins, on est sûr qu’une signature de convention n’engage à rien. Donc, si l’on veut reconstruire de manière durable l’édifice international, il faut mettre au cœur les responsabilités.
Deuxième mutation, la révolution de la gouvernance. Je l’ai décrite dans le livre « la Démocratie en miettes ». Cette révolution implique l’articulation des échelles de gouvernance et la coproduction du bien commun. Je n’ai pas le temps de développer mais ce sont deux dimensions de la capacité à gérer les relations.
Et troisième mutation, peut être la plus difficile, celle qui va faire passer d’un modèle de développement non durable à une société durable. J’ai essayé de le décrire dans le livre « Essai sur l’oeconomie ». Pour construire une mutation de ce type, il faut maintenant procéder à la seconde prise de distance, la projection dans le passé.
6. Les leçons de l’histoire
Vous connaissez la formule : « le passé est devenu de plus en plus imprévisible ». Pourquoi ? Parce que sans arrêt on interroge le passé à la lumière de nos nouvelles questions. Face aux crises d’aujourd’hui, il faut réinterroger notre passé en se demandant comment on en est venu là et ce que cela nous apprend.
Je retiendrai cinq leçons de cette plongée dans le passé. La première, d’où nous est venu de fonder nos sociétés sur l’accumulation de biens matériels ? Là, je vous renvoie à un magnifique ouvrage d’Albert Hirschman qui s’appelle « Des passions et des intérêts ». Il montre que cette préoccupation a été introduite par des moralistes. Je trouve cela très intéressant. Adam Smith aussi était un moraliste. C’était des considérations morales qui ont amené à privilégier l’accumulation de biens matériels et pas du tout l’exaltation du profit. En face des maux qui menaçaient la société : la guerre pour le pouvoir, la guerre pour les femmes et la guerre pour les biens, les moralistes pratiques ont dit : on n’arrivera pas à bloquer toutes ces passions, il faut libérer la passion la moins dangereuse. D’où l’idée que l’on construirait la planète en libérant la passion la moins dangereuse, celle de l’accumulation des biens. Mais n’est-ce-pas aujourd’hui devenu la passion la plus dangereuse ?
Deuxième leçon, l’ignorance. J’ai toujours été frappé, quand j’agissais comme consultant, qu’une région ou un territoire connaît extraordinairement mal la manière dont il fonctionne. Un village chinois, il y a 4 000 ans, s’il ne comprenait pas comment il fonctionnait, était sûr de mourir. Il devait se penser en termes d’entretien de la fertilité des sols, en termes d’entretien des relations sociales, en termes de flux d’énergie. Il était plus autarcique et cette maîtrise était indispensable à sa survie. A partir du 19e siècle, le double mouvement de conquête de ressources hors du territoire, hors du pays, dans le monde entier, par le biais ou du commerce ou de la colonisation et de la domination de l’économie monétaire a produit des océans d’ignorance. Nous n’avons aucune idée par exemple de la manière dont l’argent qui rentre dans une région, dans un territoire, que ce soit venant des retraites, ou venant de la sécurité sociale ou venant de productions industrielles, circule à l’intérieur du territoire, revitalise ou non le territoire, etc. Je me suis aperçu il y a quarante ans en travaillant sur le développement urbain de l’Algérie. Nous ne savons rien de tout ça. La manière dont fonctionne notre économie nous masque ces réalités fondamentales. C’est tellement vrai, que même pour un territoire rural, comme l’a montré il y a dix ans l’étude exploratoire du métabolisme territorial de notre ferme, près de Chaussy, on manque des connaissances nécessaires pour faire le bilan carbone sérieux de notre exploitation, de notre micro territoire. C’est une illustration de la formidable ignorance dans laquelle nous a plongé notre mode de fonctionnement, nos institutions et nos systèmes de pensée.
La troisième leçon tirée de cette plongée dans l’histoire, c’est ce que j’ai appelé le décalage entre les faits, les systèmes de pensée et les institutions. Quand on regarde la société à un moment donné, on a l’illusion de sa cohérence. Dès qu’on se place dans une perspective diachronique, dans une perspective temporelle, qu’on passe de la photo au film, on s’aperçoit qu’il ne peut pas y avoir de cohérence, tout simplement parce que différents éléments du système n’évoluent pas à la même vitesse. Depuis 150 ans, les faits scientifiques, techniques, économiques ont évolué à un pas de temps qui est de l’ordre de la décennie. Mais nos systèmes de pensée et nos institutions sont restées les mêmes. Notre conception de l’ordre international est héritée de l’État wesphalien, théorisé, comme l’indique son nom, en 1648, à l’époque de la construction des absolutismes. Notre vision de l’État souverain date de là et ça n’a guère bougé. Notre vision de l’université reproduit l’université de von Humboldt, Berlin 1812. Notre conception de l’entreprise, en tant qu’association d’actionnaires, remonte aux aventures des armateurs. Quant à notre pensée économique dominante, elle remonte au 18e siècle et au début du 19e siècle. D’ailleurs, elle reproduit l’état de la pensée sur la mécanique newtonienne il y a deux siècles. Quand on prend conscience du retard des systèmes de pensée et des institutions on comprend que c’est là la source de la catastrophe. C’est là qu’il faut porter l’effort. L’activisme militant c’est formidable mais l’activisme militant à l’intérieur d’un système de pensée hérité d’il y a deux siècles n’a aucune chance d’aboutir. Quand on me demande quelle est la priorité de l’action aujourd’hui, la réponse c’est : penser. C’est reconsidérer le système de pensée à l’intérieur duquel nous intervenons.
Je vous l’illustrerai par la quatrième leçon de l’histoire, celles des territoires. Très intéressante, l’histoire des territoires. Quand vous regardez la manière dont on en parle aujourd’hui, c’est la marginalisation du local et le règne de la pensée approximative. D’abord le « local » est perçu comme la cour d’école où les enfants s’amusent pendant que les grands travaillent à Washington, à Bruxelles, à Londres ou à Paris. On le voit très bien dans la démocratie. Vous n’avez pas prise sur les évolutions scientifiques et techniques qui se jouent à l’échelle mondiale ? eh bien alors, vous allez faire de la démocratie participative locale ! Deuxièmement, le « local » comme lieu de l’activisme. Là on est concret : « penser globalement, agir localement ». Sauf que l’on avance dans la bonne direction mais dans un train qui roule en sens inverse et qui roule dix fois plus vite. Troisièmement, le « local » est comme l’infirmerie de campagne, là où on va réparer les victimes de la guerre économique. Quatrièmement, l’espace des pauvres, l’injonction de participer faite aux pauvres au niveau local pendant que les autres s’occupent d’autre chose. C’est aussi l’illusion de la relocalisation des activités. On dit « on va acheter local ». Certes, mais si la production locale c’est du tourteau de soja venant du Brésil, de l’énergie venant de l’Arabie Saoudite plus des pesticides venant de je ne sais où, de quoi parle-t-on en disant qu’on va acheter au niveau local ?
Comment en est-on venu à cette vision des territoires ? C’est le résultat d’une transformation séculaire. C’est le passage progressif de l’idée d’adhérence des sociétés à un sol, à des communautés etc.. à l’idée d’espace isotrope, de l’idée d’espace homogène. Pour moi qui étais, dans l’administration, impliqué dans la préparation des lois de décentralisation en 1982 – 1983 il est très fascinant de voir que jusqu’au début des années 70 la décentralisation était un slogan de droite. On continuait le combat entre girondins et jacobins. Dans ma jeunesse, le territoire c’était les notables, les notaires, les médecins : une espèce d’héritage du passé. Nous, les ingénieurs d’État, nous étions du côté du progrès homogénéisant etc. Et ça s’est inversé extraordinairement rapidement, c’est très intéressant. La décentralisation est devenu soudain « de gauche ».
Cette utopie de la transformation du territoire en espace, c’est l’utopie de la société sans grumeau, comme on dit une soupe sans grumeau. C’est le même mouvement qui a produit le « marché parfait » et le citoyen nu face à l’État. C’est seulement dans les 20 ou 30 dernières années qu’il y a eu une réaction. Elle est encore timide. Si vous parlez de territoire, les gens vont entendre d’une part une surface physique, un morceau de la terre et d’autre part des collectivités territoriales. Pourquoi ? Parce que, comme je l’ai évoqué, on ignore tout de la manière dont un territoire fonctionne et on n’a pas les institutions nécessaires pour construire de véritables « territoires acteurs ».
7. Un avant goût des principes de l’oeconomie
Pourquoi cette réaction est-elle fondamentale ? c’est parce que le territoire est au cœur de l’économie de demain. Dans mon livre « Essai sur l’oeconomie », je souligne l’idée qu’il y aura deux acteurs pivot de l’économie mondialisée de demain et que l’un d’eux sera le territoire. Pourquoi ? Tout d’abord parce que l’on observe que ce sont des territoires qui se développent plus que des États. Des territoires qui remorquent des ensembles plus larges. Si vous regardez la Chine, c’est Shanghai, c’est le delta de la Rivière des Perles, les pôles de développement. Et à l’intérieur de l’Europe, ce sont des territoires qui sont moteurs de développement ! Parce que l’économie de la connaissance ressemble beaucoup, toutes proportions gardées à l’économie des relations d’avant la révolution industrielle. Elle repose sur du capital immatériel, sur des liens, sur des relations qui se forgent à l’échelle des territoires. Voilà pourquoi le territoire est au cœur du développement économique aujourd’hui. Et deuxième raison de son importance, c’est le niveau auquel peuvent se gérer simultanément le social, l’économique et l’économie.
Le temps me manque pour développer la deuxième partie de mon livre où je tire de ce diagnostic des perspectives pour la transformation du système économique. Je m’en excuse. Voilà quelques pistes néanmoins. D’abord quel fil directeur ? La grande supériorité de l’économie actuelle c’est qu’elle propose une vision cohérente du monde. Une vision fausse mais cohérente et ça c’est extraordinairement séduisant. On va rendre compte en même temps du comportement rationnel du consommateur et de la macro économie. J’en ai déduit que si on veut construire une alternative il faut avoir un principe intégrateur de même force. Je pense avoir décelé ce principe à partir de l’étymologie de l’économie : l’oeconomie, c’est-à-dire l’art de la gestion de la maison commune, l’art de la gestion du foyer. C’est ça que ça voulait dire. C’est à ça qu’il faut revenir. L’oeconomie est donc une branche de la gouvernance et c’est en déployant les différents principes de gouvernance qu’on peut élaborer une alternative globale.
J’en donnerai seulement trois illustrations. D’abord, et ça rebouclera avec mon observation de départ sur le Prix Nobel 2009 d’économie, les régimes de gouvernance. La pensée économique classique oppose biens relevant du marché et biens publics. En analysant plus profondément les choses je me suis aperçu que c’était une typologie simplificatrice. Le premier problème de la gouvernance c’est de trouver des régimes de gouvernance, donc des modes de régulation, qui collent réellement à la réalité. J’ai identifié quatre catégories de biens et services et pas deux en me fondant sur ce que j’ai appelé le test du partage et j’en ai déduit des régimes de gouvernance tous différents. Le libre marché n’est que l’un des quatre.
Deuxième illustration, les agencements institutionnels du futur. Aujourd’hui les deux acteurs qui structurent la vie économique sont les grandes entreprises et l’État. Quand je dis « qui structurent », ça ne veut pas dire qu’ils sont forcément les plus puissants ou les plus nombreux. Les très grandes entreprises ne sont qu’une petite partie de la vie économique mais, concrètement, comme les grands systèmes financiers, comme les grands systèmes de distribution, elles restructurent le jeu économique autour d’elles.
Selon moi ces deux acteurs que j’appelle « acteurs pivot » seront remplacés par deux autres qui structureront aussi bien la vie économique locale que le commerce international : d’une part le territoire, pour les raisons que j’ai dit brièvement, et d’autre part les filières. C’est seulement à l’échelle d’une filière d’ensemble de production et d’échange que l’on peut commencer à parler de société durable. Je crois tout à fait imaginable que d’ici vingt ans le commerce international soit organisé autour de normes ISO de filières durables.
Enfin, troisième illustration, la monnaie. Il est absurde, sinon par habitude, de ne donner qu’une seule dimension à la monnaie. La monnaie est fondamentalement pluri dimensionnelle. Un des grands problèmes aujourd’hui dans notre économie c’est qu’on a une pédale unique pour le frein et l’accélérateur. On dit à la fois « on va négocier à Copenhague la réduction des consommations d’énergie’ et « on va faire une relance de l’économie ». On dit ça dans le même discours, presque dans la même phrase. Sauf que tout ce dont on dispose c’est la monnaie à une seule dimension. Quand vous achetez quelque chose vous n’avez aucune idée de la composition de ce qu’il faudrait économiser et de ce qu’il faut dépenser. Donc, tant que l’on ne pense pas en termes de monnaie à plusieurs dimensions et que l’on ne reconnaît pas la diversité des monnaies correspondant à la diversité des niveaux d’échange, on ne peut y arriver. Vous savez peut être que la Flandre, en Belgique, est en train de travailler sur une monnaie régionale. Communauté et monnaie sont deux faces de la même réalité. Il est tout à fait légitime d’organiser des échanges locaux, d’organiser des échanges régionaux avec une monnaie propre. Ce n’est pas contradictoire avec l’euro. C’est une manière de gérer les différentes dimensions d’échange, comme d’avoir une monnaie à plusieurs dimensions pour gérer séparément les questions énergétiques par exemple qu’il faut économiser, et le travail qu’il faut consommer.
Voilà quelques pistes que je voulais partager avec vous.
Merci »