L’État pyromane

Extrait de l’« État au coeur »

Pierre Calame, André TALMANT, 1997

Extrait, de la page 30 à 33, de l’ouvrage « État au cœur » de Pierre Calame et André Talmant, FPH, 1997.

La réforme de l’État en France : une histoire de pompier pyromane

Notre expérience n’est pas assez vaste pour nous permettre d’affirmer avec certitude que le fossé entre l’ampleur des enjeux et celle des réponses est le même partout dans le monde. Par contre, nos incursions d’un pays à l’autre, d’une échelle de gouvernance à l’autre nous ont convaincus que les principaux dysfonctionnements de l’action publique étaient étonnamment constants. Ils ne suscitent guère, pourtant, la réflexion politique à laquelle on pourrait s’attendre. Au niveau des institutions internationales comme à celui de l’État, le discours généralisateur est la règle. On se borne à parler de « trop d’État » sans dire de quel État il s’agit et quel État on voudrait construire. Les hommes politiques eux-mêmes n’hésitent pas à dénoncer la technocratie à Paris, à New York ou à Washington en faisant semblant de ne pas voir qu’ils parlent d’organismes sur lesquels ils ont autorité. La bureaucratie française est dénoncée par ses dirigeants, l’Europe par ses chefs d’État, la Banque mondiale par ses actionnaires : simples jugements à l’emporte-pièce.

Or c’est à travers l’analyse des mécanismes très concrets de fonctionnement des institutions publiques, en entrant dans le détail des modes de raisonnement, des logiques institutionnelles, des formes de rapport avec l’extérieur, en se mettant dans la peau de l’acteur administratif de base, en prenant en considération son système de valeurs, ses doutes, ses peurs, ses espérances, que l’on peut véritablement comprendre puis transformer.

La question de l’évolution de l’État a été au cœur des débats des dernières campagnes électorales. C’est le signe de la prise de conscience dont nous parlions : la transformation de l’action publique est bien l’objet central du politique. Mais on reste confondu par le caractère superficiel des jugements assenés. Que Jacques Chirac, par exemple, pourtant particulièrement bien placé pour en juger, présente la prolifération des cabinets ministériels comme le signe le plus tangible de l’asservissement du monde politique à la technocratie, cela dépasse l’entendement !

Dans sa volonté de faire évoluer l’action publique, le monde politique — de droite comme de gauche - se comporte plutôt comme un pompier pyromane. Il allume lui-même l’incendie qu’il prétend par ailleurs éteindre. Il rend impossible, par ses actes, des transformations qu’il semble sans cesse appeler de ses vœux, par ses discours. Il y a deux raisons majeures à cette pyromanie.

D’abord, on ne fait pas avancer un service public comme un bourricot. Il faut faire appel au désir de sens des agents du service public. C’est tout le contraire qui se produit. Le politique, à la recherche de sa propre légitimité, tend au contraire à réaffirmer son monopole sur le sens. Les ministres se prennent à rêver d’une administration docile, rapide à répondre à leur volonté, toutes choses contradictoires avec une transformation réelle de l’État.

Ensuite, la volonté politique de transformer l’État n’est pas exercée dans la durée. Trop d’hommes politiques ont le désir secret que la réalité se transforme dans les limites de temps de leur propre présence dans un fauteuil ministériel. A quoi sert un ministre ? Comment peut-il laisser l’empreinte de son passage ? La véritable transformation d’institutions aussi vastes, aussi enracinées dans l’histoire et la société, aussi imprégnées d’idéologies fondatrices que les services publics suppose une lente et patiente évolution culturelle. Cela prend certainement une décennie pour un ministère ordinaire, vingt ou trente ans d’efforts opiniâtres pour des ministères comme l’Éducation nationale ou les Finances. Une transformation en profondeur supposerait un nouveau projet d’ensemble auquel adhèrent les différents partis politiques, le service public et la société française. Mais la plupart des ministres doivent se contenter du plus simple, du plus visible, du plus illusoire : un redécoupage superficiel des compétences, une loi, un plan de relance, etc. Les ordres et contrordres se succèdent. L’administration, comme l’armée d’antan, reste l’arme au pied. La frénésie réformatrice encourage finalement l’immobilisme. L’histoire récente des projets de réforme de l’État en France illustre ce manque de persévérance.

En juin 1993, la Commission du XIe plan intitulée « État, Administration et service public de l’an 2000 » remet son rapport intitulé Pour un État stratège, garant de l’intérêt général. Il est signé de Christian Blanc. Le 8 novembre 1993, soit moins de six mois plus tard, le Premier ministre de l’époque, Édouard Balladur, envoie à son tour une lettre de mission à Monsieur Jean Picq, conseiller maître à la Cour des comptes. « La mission qui vous est confiée, écrit-il, a pour objectif de conduire une réflexion sur les responsabilités que doit exercer l’État et de proposer les voies et moyens d’assurer une meilleure adéquation des structures des administrations centrales et des services extérieurs à leur mission. » Jean Picq doit remettre son rapport avant le 30 avril 1994. Aucune référence au rapport du Plan qui a moins de six mois ! Et dans son discours lors de l’instauration de la commission Picq, le Premier ministre constate que : « Depuis de nombreuses années, l’organisation des structures administratives s’est caractérisée par la multiplication des fonctions et des organes. Chaque réforme complique, ajoute, superpose des structures ». La commission Picq n’a même pas jugé utile d’auditionner Christian Blanc qui venait de remettre un rapport sur le même sujet !

Et les deux rapports officiels, toujours avec le même humour involontaire si caractéristique de notre administration, sont publiés à moins d’un an d’intervalle par la même Documentation française ! Chacun d’eux, malgré les coups de chapeau convenus donnés aux rapports antérieurs, fait comme si c’était la première fois que de telles questions étaient abordées, comme si ce qui manquait pour réformer l’État c’était des idées directrices et non le courage et la continuité de les mettre en œuvre ! L’ironie involontaire est poussée à son comble quand chacun des deux rapports s’accorde sur l’importance de l’évaluation des politiques publiques. Le rapport Picq précise même qu’il faut « prévoir le principe de l’évaluation dès la mise en place d’une politique nouvelle ».

Que n’a-t-il appliqué ce principe d’évaluation à l’usage des rapports sur la réforme de l’action publique !

Références

CALAME P., TALMANT A., L’État au Cœur, Le Meccano de la gouvernance, FPH, 1997. 211 pages