Quatre territoires mettent en évidence les points communs de démarches démocratiques de transition conduites sur plusieurs décennies
Pierre Calame, Collectif, décembre 2019
Les territoires de Loos-en-Gohelle, du Mené, de Malaunay et de Grande Sainte ont confronté leurs expériences réciproques et découvert, qu’au-delà des différences contextuelles, ils tiraient, pour la conduite des transitions, des principes communs.
Cette démarche des quatre territoires exemplaires est une illustration parlante des principes généraux de gouvernance : subsidiarité active ; légitimité ; capital immatériel ; co-construction de l’acteur collectif « territoire » ; capacité stratégique ; approche systémique.
L’incapacité depuis trente ans d’engager une transition systémique bouleversant nos modes de vie, notre gouvernance, notre économie et nécessitant de ce fait des stratégies à long terme fait aujourd’hui douter de la capacité des démocraties à concevoir et conduire des stratégies de cette ampleur et mettant en cause tant d’intérêts et d’habitudes. Des solutions autoritaires seraient-elles le seul moyen de sortir de l’impasse ? Et quand bien même ces démocraties s’en montreraient capables au niveau national, peut-on attendre que chaque territoire, en tant qu’ensemble humain partageant le même espace de vie, ait opéré sa prise de conscience et inventé sa propre stratégie pour agir ? Ne vaut-il pas mieux que les Etats prennent l’initiative d’identifier ce qui marche et d’en généraliser les principes en les imposant, de façon plus ou moins uniforme, à tous les territoires ?
Ce sont les deux questions redoutables qui sont en filigrane de la démarche de quatre territoires qui, pour des raisons multiples, combinant facteurs objectifs (notamment la crise d’un modèle ancien) et circonstanciels (la présence au sein de ces territoires de leaders dont la légitimité n’est pas contestée) ont mis en commun ce qu’ils ont vécu, au fil de plusieurs décennies, pour voir si, malgré les différences de contexte, on ne pouvait pas tirer de ces expériences des similitudes telles qu’elles fondent un « art de la conduite du changement et de la transition », dont la connaissance permettrait à d’autres territoires désireux à leur tour de s’engager dans un processus de transition de gagner du temps.
Leur démarche est une parfaite illustration du principe de subsidiarité active dans une gouvernance à multi-niveaux : c’est la confrontation des expériences locales qui permet d’identifier des invariants, des principes directeurs que chacun est invité ensuite à mettre en œuvre non sous forme de règles uniformes mais sous forme « d’obligations de résultats » invitant chaque territoire, dans son contexte particulier, à trouver les voies et moyens de traduire concrètement ces principes. Les résultats positifs de l’échange entre pairs qui a eu lieu en 2018 a pour intérêt majeur d’avoir associé, pour chacun des quatre territoires, les différentes catégories d’acteurs impliqués dans la transition, élus locaux, services publics locaux, entreprises et associations et d’être ainsi parvenus ensemble à une identification claire de ces principes directeurs. Les auteurs ont énoncé quatre principes :
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l’engagement des acteurs du territoire comme ressource
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agir de façon intégrée, s’intéresser aux effets systémiques de l’action
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travailler en coopération
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évaluer la valeur créée et interroger le rapport entre moyens mobilisés et valeur créée pour faire émerger un nouveau modèle économique.
Avant d’entrer dans le détail de chaque principe il est utile de souligner que ces démarches exemplaires de transition sont aussi une illustration des nouveaux principes de gouvernance territoriale visant à faire des territoires, en tant que communauté humaine, un acteur collectif de son destin, où les collectivités territoriales ont un nouveau et formidable rôle à jouer, sans grand rapport avec les « compétences » qui lui sont octroyées par un pouvoir central. C’est à cette illustration que nous allons nous attacher dans cette note de synthèse.
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a) La démarche suivie par ces territoires pilotes est une parfaite illustration du principe de subsidiarité active. C’est une démarche cybernétiques d’apprentissage collectif : on ne part jamais de zéro. Chacun de ces quatre territoires exemplaires avait dès l’origine l’intuition de ces principes directeurs. Il ne s’agit jamais d’une découverte à proprement parler mais de l’approfondissement d’un certain nombre d’intuitions et de leur enrichissement grâce à la démarche comparative et multi-acteurs qui a été adoptée.
On est à mille lieux de méthodes pseudo-scientifiques d’évaluation des politiques publiques qui verraient des experts dégager les leçons des avancées ou limites de la démarche entreprise. Ce sont au contraire les acteurs eux-mêmes, élus, services publics locaux, acteurs de la société civile ou de l’économie qui se sont placés dans une situation de réflexion sur l’action, rendue possible par la démarche comparative. Le regard de chacun sur les autres est une condition de cette démarche réflexive.
A leur tour ces principes directeurs, s’ils sont reconnus à l’échelle régionale et nationale, peuvent être des accélérateurs de la transition dans d’autres territoires. Leur mise en œuvre peut devenir la condition de l’engagement des acteurs à ces deux autres échelles, à charge pour chaque territoire de concrétiser ces principes directeurs dans son contexte propre.
Démarche cybernétique enfin parce que, à périodicité donnée, le retour collectif sur l’expérience, avec un nombre à chaque fois croissant de territoires, enrichira la pensée commune en approfondissant chaque principe ou en l’illustrant par de nouvelles avancées concrètes.
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b) Le facteur décisif est dans chaque cas le capital immatériel des territoires, fruit sans cesse renouvelé, entretenu, enrichi par des apprentissages collectifs. Si ces territoires sont exemplaires c’est d’abord d’avoir su s’appuyer sur les valeurs partagées par la population, par exemple dans le cas de Loos-en-Gohelle les valeurs issues du monde minier et ouvrier, et sur des modes d’organisation familiers à la population pour enraciner la démarche de changement : elle ne naît pas de messages tombés du ciel et liés aux défis du 21e siècle mais de la capacité d’une société locale à se réinventer face à de nouveaux défis en tirant profit des apprentissages nés de l’histoire. A son tour, toute la dynamique de changement va se traduire par une augmentation du capital immatériel. C’est un véritable art de la marche, art de la stratégie collective qui se dégage de ces expériences. Ainsi la coopération entre acteurs hétérogènes est un formidable apprentissage du faire ensemble mais aussi, ce qui en est la condition, de la reconnaissance de la diversité des intérêts des acteurs et de leur légitimité.
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c) La démarche systémique. Que chaque acteur, en particulier chaque service au sein des collectivités territoriales prenne en compte dans son action non seulement ce qui relève explicitement de sa compétence mais aussi d’autres aspects, faire en sorte que cela devienne pour chacun une seconde nature, aussi naturelle que de respirer, est le fruit d’un apprentissage, la découverte du plaisir de faire ensemble, les gratifications symboliques associées à l’idée d’un surcroît de pertinence. Il en va de même pour ce que les acteurs appellent « le changement de posture » : l’introduction d’un autre imaginaire et d’autres références dans les relations entre élus locaux et services, entre services et population, entre acteurs publics et acteurs privés. Ne sous-estimons pas la portée mais aussi les difficultés et la nouveauté de ces postures nouvelles.
Les relations entre élus et services. On peut faire le parallèle avec les relations entre un conseil d’administration et les salariés dans les associations comme dans les entreprises. Elles sont structurées par un imaginaire ancien qui fait des premiers les « décideurs » et des seconds les « exécutants ». Amener au contraire chacun à être partie prenante de la définition et du sens de l’action sans pour autant contester la légitimité ultime des élus ou le rôle ultime d’arbitrage des responsables de service ne peut être que le fruit d’un apprentissage : à vivre plutôt qu’à simplement proclamer. De même les relations entre les services et la population. On sait combien il est parfois difficile dans la pratique, pour les services supposés détenteurs de compétences, de reconnaître qu’ils n’en ont pas le monopole, qu’il existe bel et bien une « expertise habitante » et que le succès viendra de la combinaison de ces différentes expertises. Enfin, dans un monde français très marqué depuis la Révolution française par l’idée que les services publics ont le monopole du bien public, reconnaître que le bien public est au contraire une co-construction à laquelle contribuent tous les acteurs quels que soient leurs statuts est, mine de rien, une petite révolution culturelle.
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d) Le leadership. Par modestie, les initiateurs de ces démarches sont discrets sur le fait qu’elles n’ont pu être entreprises que grâce à un fort leadership de leur part. Mais ce leadership n’a un rapport que très indirect avec la légalité du pouvoir exercé par tel ou tel, en particulier par un maire. Nous sommes ici sur un autre registre, celui de la légitimité de celles et ceux qui, indépendamment de leur position institutionnelle, sont reconnus pour leur dévouement, leur engagement, leur capacité à mobiliser les énergies et à mettre en route les acteurs.
S’il suffisait de légalité et de compétence administratives, ces dynamiques de transition, ces dynamiques systémiques seraient cent fois plus nombreuses. Si l’on veut les multiplier il faut donc s’intéresser de près aux conditions d’émergence d’un tel leadership. L’exemple de Loos-en-Gohelle en est une belle illustration. Le maire, Jean-François Caron, dispose certes par son élection d’un pouvoir local et d’une reconnaissance de la part de ses administrés. Mais ils sont en France 36 000 à être dans cette situation. Mais Jean-François Caron est aussi avant tout un enfant du pays. Son père a été longtemps maire de la commune, son grand oncle encore avant lui. Comme on le dirait dans des sociétés de tradition tribale, il est fait « de la bonne étoffe ». Son origine parle pour lui. Mais il a su aussi par son intelligence, par sa parfaite compréhension de ce qu’était le capital immatériel de la société à laquelle il appartenait par tous ses fibres, comprendre la ressource d’avenir que l’on pourrait en tirer. A la différence de lingots d’or placés dans un coffre, le capital immatériel d’une société n’est jamais qu’un potentiel qu’il faut pouvoir mobiliser au service de l’avenir. De même, l’entrée en projet d’acteurs de nature différente suppose que chacun soit convaincu qu’il ne sera pas au bout du compte le dindon de la farce, qu’il y a bien une volonté d’authenticité, une volonté et une capacité d’aller jusqu’au bout.
Le fait que dans une région marquée par la crise et la désespérance et, de ce fait, devenu un fief du Rassemblement national, que Jean-François Caron soit toujours réélu au premier tour avec une majorité qu’envieraient les dictateurs africains est l’expression de cette légitimité mais on peut imaginer dans d’autres territoires un leadership incarné par d’autres que par des élus locaux. On a vu dans le passé des territoires se réveiller sur la base d’un leadership tout différent lié au contraire à l’injection de sang neuf dans un territoire, y compris par une administration d’État ou par un dirigeant d’entreprise.
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e) La démarche des quatre territoires peut être qualifiée de « stratégique » par opposition à des démarches « planificatrices ». Les conditions à réunir pour un changement systémique peuvent être figurées par trois losanges : un losange des acteurs (innovateurs, théoriciens, généralisateurs, régulateurs), un losange des échelles (locale, nationale, continentale, mondiale), un losange des étapes (prise de conscience, vision, recherche d’alliés, premier pas). Les stratégies de conduite de la transition territoriale incarnées par ces quatre expériences exemplaires sont une illustration du troisième losange : l’approche participative a permis une prise de conscience collective de la population, une « entrée en intelligibilité » préalable à l’entrée en projet ; il a fallu ensuite élaborer une vision commune (ce que Jean-François Caron appelle l’étoile) ; puis rechercher des alliés dans tous les milieux au lieu de penser que par essence il y avait des acteurs favorables à la transition tandis que d’autres en étaient des obstacles ; enfin, créer la confiance en multipliant les projets concrets, en créant un art de la marche (ce que Jean-François Caron appelle les cailloux blancs).
Les « projets » dont parlent ces quatre territoires exemplaires sont des projets au sens de la stratégie, c’est-à-dire des opportunités que l’on saisies, souvent de manière imprévisible, parce qu’ils s’inscrivent dans la stratégie d’ensemble. A l’opposé des « projets » dont raffolent aussi bien l’Union Européenne que l’État français avec la tringlerie aussi lourde qu’inutile d’études de faisabilité, de description a priori d’objectifs et des modalités de l’action, de définition des indicateurs de résultats : jamais cent projets de ce type, ne constitueront un Projet de territoire ; bien au contraire ils l’en éloignent.