Le mot « territoire » à l’épreuve de la traduction
Atelier des Territoires : 2ème session par Michaël Oustinoff
Anne-Solange Muis, November 2019
Le mot territoire dérive du latin territorium. Dans beaucoup de langues indo-européennes le latin est à l’origine des mots, comme l’État, la nation, la culture, la religion sont en allemand par exemple : Staat, Nation, Kultur, Religion. Néanmoins, les significations divergent d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre. C’est un processus de décontextualisation et de recontextualisation. Stuart Elden, dans The Birth of Territory (2013) considère que le mot « territoire » n’est pas suffisamment problématisé, et que celui-ci est évoqué comme un fait acquis. Cela renvoie à quatre problématiques : la première est celle de l’intraduisible, tel que l’entend Barbara Cassin ; la deuxième, est “Space and place”, c’est-à-dire « l’espace et le lieu » tel que Stuart Elden le nomme ; la troisième, est celle de la langue comme territoire ; et la quatrième pourrait être celle des hommes et des femmes traduits au sens où l’entend Salman Rushdie dans Imaginary Homelands (1992).
Un autre mot à l’origine du territoire est la « cité ». C’est un mot d’abord lié étroitement à la ville, comme l’expose Émile Benveniste, dans son ouvrage “Deux modèles linguistiques de la cité” (1970). Il a fallu beaucoup de temps pour que le territoire se transforme en territorium et vice-versa. Le territoire est un processus d’extension des Empires et des limites de ces derniers.
Dans la Chine, l’ensemble des peuples (Ouigours, mongols, etc.) avaient des relations non pas concitoyennes mais asymétriques. La seule unité était l’empereur. Le mot 國 (guo) signifie royaume. La conception du royaume s’est étendue à celle de nation, de pays, de frontières, traitées avec les modes de la culture chinoise, afin d’unifier les distinctions et de s’occidentaliser, et de se désoccidentaliser.
Ainsi, il s’agit non pas d’un, mais des territoires de la langue. La langue parle au cœur et à l’esprit des hommes ; c’est un univers mental et cognitif à la fois.
To download : atlier2_territoire_et_traduction.pdf (1.5 MiB)
Anne-Marie Romera (Citego) ouvre la séance
Nous avons demandé à Thierry Paquot de nous proposer une série de conférences autour du territoire. Lors de l’atelier précédent, Thierry Paquot, nous a offert une analyse des différentes approches de la notion de territoire, en partant du terme de lieu, de topos, pour évoquer le territoire habité, l’enracinement, les situations et les temporalités. Aujourd’hui, M. Oustinoff va aborder le terme à travers les différentes traductions qui en sont faites.
Thierry Paquot introduit Michaël Oustinoff
Michaël Oustinoff est professeur de traductologie à l’Université Nice Sophia Antipolis. Le portugais est sa langue maternelle, avant qu’il n’apprenne beaucoup d’autres langues. Il a d’abord effectué des études de langues anglaises et de bilinguisme en s’appuyant sur trois romanciers majeurs du XXe siècle : Julien Green, Vladimir Vladimirovitch Nabokov, Samuel Beckett. Nous nous sommes rencontrés à la revue Hermès, une revue de communication créée il y a 30 ans par Dominique Wolton, dans laquelle nous poursuivons nos échanges et collaborations. Tous les deux nous apprécions un auteur commun : Edward T. Hall, cet anthropologue américain qui a d’abord travaillé sur les Navajos et a écrit La dimension cachée en 1966.
Conférence
Michaël Oustinoff : j’enseigne la traductologie, une matière peu connue en France. Certains auteurs se sont penchés sur le sujet, comme Jacques Derrida, dans « Des Tours de Babel » (1985), publié aux États-Unis, qui décrit « On ne devrait jamais passer sous silence la question de la langue dans laquelle se pose la question de la langue et se traduit un discours sur la traduction. » ce qui donne en anglais “One should never pass over in silence the question of the tongue in which the question of the tongue is raised and into which a discourse on translation is translated” (tr. Joseph F. Graham) ; c’est la même chose tout en étant différent, d’où le titre de l’ouvrage « Diffence in translation ».
Dans une approche classique, on peut dire que « territoire » vient du latin Territorium, ii, n. = (terra) territoire (Gaffiot), et dans ce cas-là, nous n’avons plus grand-chose à dire, car dans beaucoup de langues indo-européennes, le latin est à l’origine des mots.
Lorsque l’on compare Histoire/Geschichte. L’Europe et le monde depuis 1945, l’un en français, l’autre en allemand de Le Quintrec, Guillaume, Geiss, Peter (dir.), Paris, Nathan/Klett, 2006. En apparence, il y a peu de différence, hormis dans l’introduction où il est écrit :
« Chacun le sait et le sent : les mots en apparence équivalents sur le simple plan de la traduction n’ont pas la même signification d’un pays à l’autre. Ainsi en va-t-il de termes aussi courants que l’État, la nation, la culture, la religion… qui n’ont de part et d’autre de la frontière ni le même usage, ni la même tradition, ni les mêmes contours. »
„Dies gielt beispielsweise für so geläufige Begriffe wie etwa Staat, Nation, Kultur, Religion, die beiderseits der Grenze weder den gleichen Gebrauch noch die gleiche Tradition noch den gleichen Stellenwert besitzen.“
Quand on compare l’État, la nation, la culture, la religion, il s’agit de la même origine latine. Ce sont les mêmes mots et ils ont néanmoins des significations différentes. C’est une question qui intéresse beaucoup les historiens.
En France, Marie-Françoise Lévy m’avait confié qu’en histoire des transferts culturels, la traduction intéresse beaucoup les historiens.
Dans un ouvrage de Peter Burke, “Lost (and Found) in Translation: A Cultural History of Translators and Translating in Early Modern Europe” (2005), il dit la chose suivante:
“Another way of discussing the consequences of cultural encounters, or the cultural consequences of encounters, is to speak of a double process of decontextualization and recontextualization, first reaching out to appropriate something alien and then adapting it to one’s own culture.
Translation may be regarded as a kind of litmus paper that makes the process unusually visible.
It must be admitted that decontextualization and recontextualization produce losses as well as gains.”
C’est à dire :
« Une autre manière de discuter des conséquences des rencontres ou des conséquences culturelles des rencontres est de parler d’un double processus de décontextualisation et de recontextualisation, d’abord en cherchant à s’approprier quelque chose d’étranger, et ensuite de l’adapter à sa propre culture. »
Le mot « Alien » est intéressant, il vient du latin « aliéné », « aliénation », etc. c’est l’étranger et pas seulement dans l’espace, mais également on voyage, par exemple, aux États-Unis, on est « alien », c’est-à-dire « l’autre » (racine), « l’étranger ».
L’auteur poursuit (en gras dans le texte) :
« La traduction peut être considérée comme une sorte de papier-tournesol qui rend ce processus inhabituellement visible », c’est-à-dire qu’on ne voit qu’en comparant la traduction. « Il faut admettre que la décontextualisation et la recontextualisation produisent à la fois des pertes tout comme des gains ».
L’arrière-plan théorique derrière toutes ces constatations, concerne des auteurs comme Wilhelm von Humboldt, la langue comme « vision du monde » (Weltanschauung / Weltansicht) XIXe siècle ; l’école allemande de l’histoire conceptuelle (Begriffsgeschichte).
A partir des années 1950 : Émile Benveniste, « deux modèles linguistiques de la cité », et « catégories de langue et catégories de pensée » (1970), et Le vocabulaire des institutions indo-européennes. I. économie, parenté, société ; II. Pouvoir, droit, religion (1969) ; et Barbara Cassin (dir.) Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles (2003) qui est une allusion à Émile Benveniste.
I - La lettre cachée de « territoire » : Stuart Elden, The Birth of Territory (2013)
La lettre cachée de « territoire », c’est-à-dire ce que l’on croit y voir et qui est aussi quelque chose de différent. Stuart Elden a publié le livre The Birth of Territory (2013) accessible sur internet. Il part de la citation Max Weber qui lie le territoire à l’État : « L’État est la communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé […] revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ». Il trouve qu’on ne problématise pas assez par-là la question de territoire, et qu’on parle du territoire comme un fait acquis en partant d’une définition type Wikipédia qui est relativement la même et relativement peu problématisée. C’est ce qu’il dit :
“ In the extensive litterature on the state, the territorial dimension has often been neglected or assumed as unproblematic. This is despite the stress on its importance in Max Weber’s famous definition of the state: “The state is that human community, which within a certain area or territory [Gebietes]—this “area” belongs to the feature—has a (successful) monopoly of legitimate physical violence” (p. 327)
Traduction : « Dans la littérature existante, la dimension territoriale a souvent été négligée ou considérée comme non problématique, cela en dépit de l’accent mis sur son importance par la fameuse définition de l’État qu’en donne Max Weber».
Quand on le compare avec l’allemand, c’est intéressant de voir qu’on ne parle pas de communauté, même si dans le reste du texte il est certain qu’il s’agit de communauté humaine :
“Der Staat ist die Gemeinschaft, die innerhalb seines bestimmten Gebietes […] das Monopol legitimer physischer Gewaltsamkeit für sich (mit Erfolg) beanspucht “.
Dans la traduction anglaise « has » signifie qui a un monopole et non pas « revendique » un monopole.
Je vois 4 problématiques :
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la première est celle de l’intraduisible, tel que l’entend Barbara Cassin. Comment traduire autrement « Staadt » que par « État » ; on ne peut pas traduire autrement, et en même temps, en le traduisant on traduit quelque chose d’intraduisible puisque la signification n’est pas la même d’une langue à l’autre. Pour B. Cassin, l’intraduisible c’est ce qui est toujours en train d’être traduit et qui amène des sens et des significations nouvelles à chaque traduction.
Quant à la traduction automatique, c’est intéressant de voir que maintenant on a accès à des textes dans des langues très différentes. Néanmoins, il faut rester vigilent, car il faut encore corriger et réviser ces traductions. C’est le cas par exemple de la définition russe du territoire :
Territoire (lat. territorium) - partie de la surface de la terre ayant certaines limites. Un territoire est principalement un territoire soumis à la juridiction d’un État ou d’une unité administrative (unité territoriale) à l’intérieur de celui-ci. (trad. DeepL)
Quand on regarde le texte en russe : Territoriej prežde vsego nazyvaetsja zemel’noe prostranstvo, na kotoroe rasprostranjaets’a JURIDIKCIJA GOSUDARSTVA ili administrativnoj edinicy (territorial’nogo obrazovanija) v ego sostave.
On reconnaît des mots, mais ce qui est intéressant c’est de voir « qu’un territoire est principalement un territoire », en russe, c’est « un territoire est principalement une surface terrestre ». C’est intéressant de voir néanmoins que « surface terrestre », hors contexte, ait été traduit par « territoire » par le logiciel. La machine traduit de manière statistique et n’a pas le recul pour se rendre compte qu’elle répète le même mot. Quand on a à faire à un traducteur humain, on s’en rend compte.
Sur « JURIDIKCIJA GOSUDARSTVA », c’est-à-dire la « juridiction d’un État », on a un mot latin qui ressort : « Juridikcija », ce n’est pas un mot slave à l’inverse de « Gosudarstva », dont la racine « Gosudar » signifie « souverain », « seigneur ». Il faudrait traduire par « souverainie », c’est-à-dire « l’état du souverain », ce qui est assez éclairant sur l’histoire même de la Russie.
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La deuxième problématique, c’est ce que Stuart Elden appelle “Space and place” c’est-à-dire « l’espace et le lieu ». A Berlin, en 1979, au détour d’une petite rue j’aperçois le mur qui divisait la rue et à côté duquel il y avait un panneau en 4 langues :
YOU ARE LEAVING THE AMERICAN SECTOR
ВЫ ВЫЕЗЖАЕТЕ ИЗ АМЕРИКАHCКOГO CEKTOPA
VOUS SORTEZ DU SECTEUR AMÉRICAIN
SIE VERLASSEN DEN AMERIKANISCHEN SEKTOR (écrit en plus petit)
Sur le plan de la linguistique ou la grammaire, il n’y avait rien à dire ; pourtant l’impact sur le récepteur était maximal car on était en Allemagne (territoire allemand), mais sans juridiction militaire allemande. C’était une zone démilitarisée. Où était la frontière ? Il y avait un mur, mais trois secteurs communiquaient librement. C’est cette problématique que Stuart Elden a développée en reprenant des exemples un peu partout.
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La troisième problématique c’est celle de la langue comme territoire. Je pensais que le slave et le croate étaient des langues très proches. Néanmoins, quand un jour j’ai dit cela a un Croate, il l’a très mal pris. Ce sont des langues qui se comprennent, et certains même regrettent l’ (Ex-)Yougoslavie et le « serbo-croate ». Ce n’est pas tout à fait la même langue car des mots diffèrent, mais ici, la langue est sentie comme un territoire, dont il faut exclure l’autre, indépendamment du sens commun. Ils ne veulent pas se « comprendre » afin d’établir des territoires infranchissables, et la langue en fait partie.
Dans ces langues slaves, le mot territoire se dit :
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TERRITOIRE = (croate) teritorija, (serbe) tериторија/teritorija, teritorija, etc. // (Polonais = terytorium, Russe = territorija, etc.)
ETRANGETÉ (extraneus) DE “TERITORIJA”/”TERRITORIUM” est qu’il vient du latin.
Sauf en slovène, où là :
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Zemlje = TERRE > Ozemlje = TERRITOIRE
En allemand : « Territorium » existe, mais le mot habituel est plutôt « Gebiet ». En anglais on a l’opposition « territory” et ‘land” qui veut dire « terre » mais pas telle qu’on l’entend.
C’est la langue comme frontière. Il y a cette citation de George Bernard Shaw “England and America are two countries divided by the same language” : L’Angleterre et l’Amérique sont deux pays séparés par la même langue.
Nous sommes habitués par « un pays, une nation ». Mais pour les Irlandais, ou les Ecossais par exemple, il ne se sentent pas « Britanniques ». Il en est de même pour les Américains qui, bien qu’étant issus d’une vague d’immigration britannique et européenne, se positionnent en différence.
C’est ce qu’écrit Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (tome II, 1re partie, chapitre 16) : « Comment la démocratie américaine a modifié la langue anglaise » (1840) : « Si ce que j’ai dit précédemment, à propos des lettres en général, a été bien compris du lecteur, il concevra sans peine quelle espèce d’influence l’État social et les institutions démocratiques peuvent exercer sur la langue elle-même, qui est le premier instrument de la pensée. » On parle certes la même langue en Grande-Bretagne, mais c’est un régime monarchique, avec une politique et une histoire différentes, et implique une utilisation de la langue et des concepts différents. Voilà pourquoi, les Britanniques comme les Américains n’ont pas l’impression de parler la même langue.
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La quatrième problématique pourrait être celle des hommes et des femmes traduits au sens de Salman Rushdie qui dans Imaginary Homelands (1992)
“The word ‘translation’ comes, etymologically, from the Latin for ‘bearing across’. Having been borne across the world, we are translated men.”
« Le mot traduction vient étymologiquement du latin “porté de l’autre côté ». Ayant été transportés de l’autre côté du monde, nous sommes des hommes traduits ».
Au sens strict, nous sommes en effet « translatés », « transportés » physiquement d’un pays à un autre quand on voyage, et également le même processus que l’on retrouve à l’œuvre dans la traduction. Imaginary Homelands a été traduit par « Patrie imaginaire », or homeland n’est pas la même chose que « patrie ». En anglais pour patrie nous avons aussi « Fatherland » ou « Motherland » qui sont possibles. Si on lie les deux, en français nous parlerons de « mère-patrie ». Patrie étant du féminin, nous pouvons lui adjoindre « mère », mais il n’y a pas de « matrie » existant.
D’une langue à l’autre, nous comprenons les constructions qui se sont faites.
Salman Rushdie poursuit :
« Il se peut que des écrivains qui se trouvent dans une situation semblable à la mienne, exilés, émigrants ou expatriés, soient hantés par un sentiment de perte, un besoin impérieux de réappropriation, de regarder en arrière, même au risque d’être mué en piliers de sel. Mais si nous nous retournons, nous devons également le faire en sachant que notre aliénation physique de l’Inde signifie presque inévitablement que nous ne serons pas en mesure de nous réapproprier ce qui avait été précisément perdu ; bref, que nous créerons des fictions, non des villes ou des villages réels, mais invisibles, des patries imaginaires, des Indes de l’esprit. (ibid.)». Telle est la traduction qui a été faite.
On passe ici du territoire à la territorialisation, à la déterritorialisation, reterritorialisation, etc.
II. Cité et Territoire du territorium au « territoire »
L’origine du territoire est plus complexe que cela en a l’air. C’est ce que dit S. Elden, historien, littéraire et géographe :
“The question of how we should translate territorium is not straightforward: it means lands surrounding a place, usually a city. The lands so described are outside the city walls, predominantly agricultural lands”. «La question de savoir comment nous devrions traduire territorium n’est pas évidente. Cela signifie des terres qui entourent un lieu, d’habitude une ville. Les terres ainsi décrites se trouvent en-dehors de la ville, des terres agricoles essentiellement ».
“Yet, on the other hand, the Romans had plenty of ways to describe lands belonging to people or towns: terra, ager, or the area within fines, boundaries.” «Les Romains avaient énormément de façons différentes de renvoyer aux terres appartenant à des personnes ou à des villes ; ou des zones se trouvant à l’intérieur des limites, les confins . »
“The discussion of the limes, the edges or limits of the empire, raises the question of how Rome saw the rest of the world.” (Stuart Elden, p. 11) «La discussion concernant la frontière, les limites de l’empire soulève la façon dont Rome envisageait le reste du monde . »
Qui dit limite dit ce qu’il y a autour ; même si le mot territoire était paradoxalement très peu utilisé.
C’est un mot d’abord lié étroitement à la ville. Cela renvoie à Émile Benveniste, “Deux modèles linguistiques de la cité” (1970). Il a fallu beaucoup de temps pour que le territoire se transforme en territorium et vice-versa.
Il compare
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pt CITE > CITOYEN = modele 1: le citoyen dérive de la cité
Lat CIVITAS < CIVIS = modele 2 : la cité dérive du citoyen
gr POLIS (πόλις) > (πολίτης) POLITES =modèle 1
ingl. CITY > CITIZEN
al. BURG > BÜRGER
ru. GOROD (город ) > (гражданин ) GRAZHDANIN
(même racine que GARDEN/JARDIN=ENCLOS)
La cité grecque et latine sont opposées l’une de l’autre. « Ainsi la civitas romaine est d’abord la qualité distinctive des cives et la totalité additive constituée par les cives. Cette « cité » réalise une vaste mutualité ; elle n’existe que comme sommation ».
Tout à l’opposé, dans le modèle grec, la donnée première est une entité, la polis. Celle-ci, corps abstrait, État, source et centre de l’autorité, existe par elle-même. Elle ne s’incarne ni en un édifice, ni en une institution, ni en une assemblée. Elle est indépendante des hommes, et sa seule assise matérielle est l’étendue du territoire qui la fonde. (Benveniste, p. 278)
L’association entre territoire et cité est étroite. Ce que S. Elden met en cause, c’est que le territoire soit simplement un espace clôturé muni du droit ou de la souveraineté. Sa réflexion sur la langue est intéressante, il dit : « l’idée d’un territoire en tant qu’espace fermé sous le contrôle d’un groupe de personnes, habituellement un État, est par conséquent un produit de l’histoire. » Le territoire peut être conçu dans l’histoire comme l’extension de l’État qui est de plus en plus étendu dans l’histoire. Rome, l’empire romain, etc. L’occident a hérité de ces modèles d’extension. On s’aperçoit que ces processus d’extension sont traduits par « territoires ». Pour les Romains, l’objectif était davantage d’étendre les limites de l’empire que de s’occuper de ce qu’il y avait à l’intérieur, d’où le mur d’Hadrien. C’est un monde différent.
“The idea of a territory as a bounded space under the control of a group of people, usually a state, is therefore historically produced.
Other ways of organizing the relation between place and power have existed, were combined in diverse ways, labelled with multiple terms, argued for and against, and understood differently.
WNonetheless, the notion of space that emerges in the scientific revolution is defined by extension. Territory can be understood as the political counterpart to this notion of calculating space, and can therefore be thought of as the extension of the state’s power. Equally the state in this modern form extends across Europe and from there across the globe. Therefore, from around this time we are justified in talking of the extension of the state—in this plural sense.” (Stuart Elden, p. 322)
III. Territoire et « (dés)occidentalisation » du monde : le cas de la Chine
Je prends un cas en dehors du monde occidental. Si la notion de territoire a mis des siècles à se mettre en place, à travers la cartographie, les grandes découvertes, etc. il n’y a pas de raisons qu’en Chine le territoire se soit développé selon les mêmes lignes de forces. La naissance de la « nation » ne va pas de soi en Chine, car avant le XIXe siècle il n’y avait pas de nation au sens où on l’entend actuellement. Pablo Ariel Blitstein, dans « A New China in Mexico: Kang Youwei and his Languages of Cohesion-making on the Two Sides of the Pacific (1895–1911) » dit:
“although “nation” still was an unfamiliar concept in the late 1870s (to the extent that, in some cases, it was translated phonetically as nashen), by the late 1890s it had already become a key concept with a relatively stable vocabulary”.
« bien que la nation ait été encore un concept peu familier à la fin des années 1970, à tel point qu’il a été traduit dans certain cas comme “nashen”, à la fin des années 1990, c’était déjà devenu un concept clé avec un vocabulaire relativement stable. »
C’est ce qu’on pourrait appeler l’invention de la Chine en tant que pays également.
They could now express the idea that – much like the so-called “nations” in international law – “China” constituted a fundamental human unit; that this unit preceded, and eventually made possible, the existence of a “Chinese state”; that “China” represented the fundamental boundary of political rule; and that, since China was only one nation among others, the traditional fiction that the Qing emperors ruled over “all under Heaven” should be definitively discarded. In this sense, we might be tempted to subscribe to Joseph Levenson’s view that the literati reformers adopted and – to use his term – “enlarged” Euro-American vocabularies. (ibid.)
« Ils pouvaient exprimer l’idée, qu’à partir de maintenant qu’ils avaient nommé « la nation » dans le droit international, la « Chine », constituait une unité humaine fondamentale, et était une nation parmi les autres, la fiction traditionnelle des Empereurs de la dynastie Quing étaient ceux qui gouvernaient et tout sous le ciel devait être définitivement rejeté . »
Dans la Chine, l’ensemble des peuples (Ouigours, mongols, etc.) avaient des relations non pas concitoyennes mais asymétriques. La seule unité était l’empereur qui régnait sous le soleil.
Un des mots clé est « guo » qui signifie royaume. Dans un monde de nations en concurrence les unes avec les autres, Guo ne doit pas permettre de distinction entre les membres, il fallait l’unité et donc il signifie aussi « nation », « pays ».
« Each state or nation, with its colonies or other dependencies, if it has any, must in a great measure depend on its own strength for preserving itself » (original anglais)
Traduction en chinois: 各國所有土地,並其屬地,俱靠本國力量,以為維持。
Les Chinois ajoutent l’idée de territorialité pour l’abolition de distinction régionale, ethnique, linguistique, etc :
“ This emphasis on territoriality, which was understood as the logical complement of the abolition of ethnic, regional, linguistic, and status distinctions, actually represented an attack on another major symbolic foundation of imperial rule: the fiction that the emperor, the Son of Heaven, ruled over the whole world or “all under Heaven. (ibid.)
“While territorial borders should be the natural limits of political jurisdiction, the boundaries among the different constituencies of the empire, especially among Han Chinese, Manchus, Mongols, Uyghurs, and Tibetans, endangered the empire’s territorial integrity and, accordingly, the very existence of the nation. Therefore, to avoid losing any part of the national territory, the emperor needed to immediately abandon intermediary status-oriented boundaries and strengthen the territorial ones. (ibid.)”
C’est intéressant de voir la révolution de conception qui s’opère à travers l’intégration d’une notion : celle de nation, de frontières, etc. mais traitées avec les modes de la culture chinoise. Cette analyse peut s’appliquer à l’Inde ou d’autres parties du monde. C’est un principe de dés-occidentalisation et d’occidentalisation, car nous sommes confrontés aujourd’hui à ces territorialités mouvantes.
En guise de conclusion nous pourrions parler des territoires de la langue. Par exemple, à Curitiba, au Brésil, il existe une architecture « Place du Japon » Praça do Japão (Curitiba). C’est une place publique, construite en hommage aux immigrés japonais arrivés en 1910, qui sont plus de 32000 aujourd’hui. J’ai rencontré Tizuka Yamasaki, réalisatrice, qui a fait un film : GAIJIN ( ) « Os Caminhos da Liberdade » (Les chemins de la liberté) en 1980. Elle a appris le portugais à l’école et plus tard, s’est refusée à apprendre le japonais.
Cela rejoint les mots de Nelson Mandela quand il dit :
“If you talk to a man in a language he understands, that goes to his head. If you talk to that man in his language, it goes to his heart.”
« Si vous parlez à un homme dans une langue qu’il comprend cela va à sa tête. Si vous lui parlez dans sa langue, cela va à son cœur ».
Il faut penser au cœur et à la tête à la fois. C’est un univers mental et cognitif à la fois. Cela me fait penser à un livre d’Antonio Damasio qui s’appelle « Erreur de Descartes », qui consiste à regarder la raison sans l’émotion alors qu’elles sont complémentaires. On rapprochera dans ce sens Benveniste, « Catégories de langues et catégories de pensée » (1970) où il dit que les catégories de pensées d’Aristote étaient, sans qu’il ne s’en rende compte, des catégories de la langue grecque, et c’est pour cela qu’elles sont encore aujourd’hui pour beaucoup incomprises et rejetées. Si Aristote avait pris une autre langue, comme l’éwé par exemple qui a plusieurs verbes être sans lien entre eux, il aurait instauré un système philosophique comparable, sauf qu’il aurait suivi des voies différentes.
Échanges avec la salle
Dans le modèle grec, c’est la Polis, c’est-à-dire la citadelle, donne le statut de citoyen à ceux qui viennent y résider. Dans le modèle latin, c’est l’inverse, c’est le regroupement des citadins qui donne naissance à la ville. Une exception française, puisque « villa » provient du domaine agricole. Ce qui est intéressant dans le schéma de Benveniste, c’est qu’il vient rompre avec la manière dont l’historiographie de l’Antiquité s’était construite comme une Antiquité homogène. La langue de l’intelligencia et du pouvoir politique romain était le grec pendant très longtemps. On pourrait faire le parallèle avec la langue chinoise qui est la langue du pouvoir au Japon pendant plusieurs siècles, puis il y a ensuite une émancipation. Tout cela pour dire qu’en effet, il y a des territoires de la langue. On n’a pas l’habitude de territorialiser les langues ou plutôt on les associe de façon réductrice à « un pays, une nation, une langue », or cela ne fonctionne pas comme ça évidement. Sans compter que le mot nation, qui existait de façon préalable pour désigner le sens qu’on lui connaît aujourd’hui, qui va ensuite se politiser, où l’État-nation a la responsabilisation politique d’un territoire. L’État-Nation français, ce ne sont pas la métropole et les colonies, c’est l’Empire, un moment donné de son histoire. Au territoire de la langue s’est ajouté le territoire du politique. Il y a un beau texte d’Emerson « The American Scholar » où il dit : « Il faut qu’on soit américains, il faut créer un étudiant américain et non un étudiant anglais ».
Ce que tu racontes sur l’homme traduit, cela m’a fait penser à la dimension genrée de la langue. On sait par Jacques Le Goff qu’au Moyen-Âge, il y avait un vocabulaire uniquement masculin, un autre uniquement féminin qui ne se rencontraient jamais.
C’est le cas au Japon aujourd’hui, il y a une langue pour les hommes, une langue pour les femmes.
Il y a une proximité entre la cité et le territoire et on a du mal à penser que les cités-état rivalisaient sans ambitions de construire un empire ou une mosaïque fédérale. Je réfléchis sur la décroissance du territoire et sur de nouvelles formes de territorialisation avec la biorégion urbaine par exemple, en posant la question : et si on fractionnait ? C’est la conférence d’A. Sinaï la fois prochaine.
Concernant l’étymologie populaire, j’avais un collègue qui, lors de la création des POS (Plan d’occupation des sols) se heurtait à des résistances dans le monde rural et un maire lui dit un jour : « le plan d’occupation des sols : on a un mauvais souvenir de la guerre ». Quelque part, il avait raison, puisque c’était une emprise sur un territoire local d’une planification qui leur était imposée et profondément étrangère.
Une autre remarque que je voulais faire, c’est le rôle des institutions dans l’homogénéisation de la langue. Certains disaient que le mot territoire était intraduisible en anglais, et je faisais observer que ce qui l’a rendu traduisible, c’est l’Europe, puisqu’il y a une politique de « territorial collegian ». Cela a imposé un concept par le biais d’un politique.
Mais que fait-on de tout cela dans un contexte d’interdépendance irréversible ? comment faire pour arriver vers un droit mondial commercialisable ? Est-ce que la notion de responsabilité est universalisable ? L’enjeu pour nous est de fabriquer des concepts qui soient acceptables pour les différentes cultures mais qui ne soient pas impérialistes. On a besoin de trouver le moyen de langages communs. Comment le territoire peut faire sens commun au sein d’une gouvernance mondiale ?
Le rapport entre communauté et gouvernance, quel est-il ? Est-ce qu’il n’y a pas un sentiment d’un vivre commun pour fonder la gouvernance mondiale ?
Je crois qu’il faut introduire une notion de relativité. A partir du moment où on pense territoire, on a une vision singulière. Les gens se définissent souvent à l’échelle de la planète d’abord en tant qu’État, puis à travers une région. Il faut relativiser et comprendre que sa propre notion du territoire est une notion relative en fonction de son historicité ; il faut aussi s’habituer au fait qu’un territoire puisse être plusieurs nations sans que ce soit quelque chose de revendicatif ou conflictuel. C’est pourquoi, il faut déjà voir comment nous voyons le concept de territoire (et cela peut être très complexe), et voir également comment les autres le comprennent. On peut à la fois s’entendre sur tout un ensemble d’éléments mais ce n’est pas la somme des éléments qui fait un tout. Il faut introduire les différences.
Le territoire de la langue. Tous ces gens qui quittent leur territoire et qui sont en transit vers on ne sait où, et qui ont pour territoire seulement leur langue.
La notion d’apatride est en effet importante. En anglais cela se dit statelessness. Celui qui est apatride, n’a plus de patrie et sur quel territoire est-il ? Il y a beaucoup de monde, des millions de personnes qui sont dans des statuts d’apatride.
L’apatridie peut se produire pour diverses raisons, notamment la discrimination envers certains groupes ethniques ou religieux ou en raison du genre, l’émergence de nouveaux États et les transferts de territoires entre États existants, ainsi que les conflits entre lois sur la nationalité.
L’apatridie est souvent le résultat de politiques visant à exclure les personnes considérées comme étrangères, nonobstant leurs liens profonds avec un pays donné.
Aux États-Unis, une politique proche de Trump, associait les Américains aux colons et non à l’immigration nord-européenne. Elle opposait les Américains colons et descendant des colons ; et les immigrés.
A la Réunion, ce qui nous distingue partout dans le monde, c’est la langue. Il y a un dispositif qui a été mis en place pour faire un observatoire du métissage à la Réunion et l’erreur qui a été faite est de calquer des codes qui ne sont pas les nôtres, pour nous analyser.
On devient des délégués de la Nation française. J’ai été élevé par des parents réunionnais du temps où c’était encore une colonie, je ne me suis jamais sentie appartenir qu’à l’île de la Réunion, mais le monde dans son entier.
Oui, et c’est une question de frontière également et de communication interculturelle. Je pense à un Français qui a été au Canada, qui doit s’adapter aux conditions.
S. Elden parle du territoire comme d’un palimpseste. Il y a plusieurs territoires qui se chevauchent et varient selon l’endroit où on se trouve.
Sur la notion de boundaries, cela est aussi utilisé pour signifier « tu marches sur mes plates-bandes ».
En tant que polyglotte, quel rapport avez-vous au territoire et à la terre ?
Je me déplace beaucoup, et je suis un homme traduit en France. Cela rejoint la question de l’apatride… On peut retirer tout à un homme, mais il lui restera la langue. C’est le refuge. On peut se projeter en tout lieu. Le territoire ultime est pour moi la langue.
Ma mère me disait : « en France, on parle français ». Je parlais portugais au Portugal, français en France, j’ai appris à compartimenter les langues.
Et l’échange s’est poursuivi à distance sur le terme « fosterland »
Le mot « fosterland » est très intéressant / ambiguë en suédois puisque « foster » signifie embryon et « fostra » éduquer, « foster- » signifie qui n’est pas sien par exemple dans « fosterbarn » qui pourrait même être traduit par enfant adoptif.
L’aire nationale finlandaise évoque ainsi en suédois le « fosterland » (patrie) et en finnois le « synnyinmaa » (pays de naissance)…
En fait, « fosterland » existe également en anglais! Au sens de « pays/patrie d’adoption ».
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1) Le sens premier, racine indo-européenne *pa-, signifie « nourrir » (etymologiquement, donc, « fosterland » signifie « terre nourricière »). Comme les langues germaniques ont tendance à transformer le « P » en « F » (français « pied » (latin « pede(m)") = anglais « foot »), la racine *pa- (élargie parfois en *pat) a donc donné non seulement « foster » mais également « food » (suédois föda, etc.).
En français, avec une racine toute autre, on a « nourricier » (latin « nutrire » dérivé de la racine *nu-tri, littéralement qui « tête » (le lait de sa mère), d’où « nutrix » = nourrice, anglais « nurse »).
Littré indique même, au sens 3 : « Le mari d’une nourrice. « Que veux-tu, mon pauvre nourricier ? il faut bien obéir à notre maître », Molière, Méd. m. lui, I, 5.
Adj. Le père nourricier, le mari de la nourrice par rapport au nourrisson. Fig. C’est son père nourricier, se dit d’un homme qui en fait subsister un autre. Il est le père nourricier des pauvres. Par plaisanterie. Père nourricier, celui qui fournit de l’argent à un autre. »
Par extension, « foster », en anglais, en est venu à désigner la même chose qu’« adoptif », au sens d’enfant qu’on élève (=nourrit). C’est même un nom propre assez fréquent, cf. l’actrice Judy Foster, ou, en français, l’écrivain François Nourrissier (avec « ss » à la place du « c »).
De fil en aiguille, le mot « foster », en anglais, a pris un sens plus général, celui de « favoriser, « encourager », « accueillir », « entretenir », etc.
Ex. « The goal is to foster the commercial relations between the two companies.= "L'objectif est de favoriser les relations commerciales entre les deux sociétés." (Linguee).
Et même celui de … « nourrir »:
He fostered hopes of going to live on a tropical island. = Il nourrissait l’espoir d’aller vivre sur une île tropicale. (ibid.)
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2) En ce qui concerne le « perpétuel ajustement entre trois langues », cela peut être un problème : quand on « mélange » les langues, notamment en raison des « faux-amis ». « Candid », en anglais signifie « franc, direct » et non « ingénu » ("he was very candid with me" = "il n'y est pas allé par quatre chemins avec moi" et non « il a été très naïf avec moi », etc.). C’est ce qu’on appelle en linguistique les « interférences » (au niveau de l’accent, de la grammaire, du vocabulaire, voire de la culture : on ne se comporte pas de la même manière en Finlande ou en France, pas plus qu’en Espagne ou en Chine, etc.). Mais cela peut-être, au contraire, une solution, quand on apprend à faire des « ajustements » perpétuels. qui sont, la plupart du temps, éclairants.
Et ces « ajustements » se retrouvent au sein d’un même langue, et non pas seulement au niveau individuel.
C’est le cas de l’anglais, tiraillé entre l’anglais (d’avant la conquête de Guillaume le Conquérant en 1066), le français (ou plutôt le normand, ou « cheval » se dit « keval » et « Guillaume » se dit « Ouillaume », d’où « cat » (français « CHat ») et William, etc.) et… le suédois.
Du IXe au XIe siècle, une partie importante de l’Angleterre s’appelait la « Danelaw », c’est-à-dire le (territoire) où la « loi des Danois » s’exerçait, et, par « Danois », à l’époque, on entendait l’ensemble des Scandinaves, i.e. des « Vikings ». en.wikipedia.org/wiki/Danelaw. C’est-à-dire au même moment où la Normandie ("Normand" = "North"+« Man »= "homme du Nord" comme les « Norvégiens » = du « passage du Nord » = Norway) est donné aux « Normands » comme Duché, en 911.
Conséquence : de nombreux mots « scandinaves » existent en anglais, et ont détrôné les mots « anglais » existants.
A commencer par le « ciel » : en viel-anglais, CIEL se disait HEOFON (qui est devenu HEAVEN, au sens religieux), il se dit maintenant SKY, qui est un mot scandinave, signifiant « nuage, ciel », encore aujourd’hui (on a « himmel » aussi, tout comme en allemand, mais ici SK se prononce plutôt comme le CH de « chat » en français »).
Beaucoup de mots en SK sont d’origine scandinave SKIRT, SKULL, etc., mais aussi des mots comme SMILE (même sens et même orthographe en suédois »), etc.
Cest trois sources de l’anglais en font sa richesse, et sa difficulté : le vocabulaire anglais est, quantitativement, deux à trois fois plus important que celui du français.
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3) Mais, même à un niveau élémentaire, le fait d’aller ainsi d’une langue à l’autre, d’« ajustement » en « ajustement », on arrive à déchiffrer les langues les plus diverses, car elles créent des ponts entre elles.C’est le cas du suédois, par exemple. Soit le début du film d’Ingmar Bergman, « Le Septième Sceau », son script (= latin « manuscript », en suédois, en dit « manus »…) est disponible en ligne, de même que le film en vo (je traduis de la manière la plus littérale possible):
RIDDAREN: Vem är du? = Le chevalier: Qui es-tu
(On reconnaît dans « Riddar » l’anglais « Rider » et l’allemand « Ritter ». L’article défini, ici « en » se place à la fin. On dit « Chevalier-le » et non « Le chevalier » en suédois, danois, norvégien; « Vem » fait penser à l’allemand « Wer », qui a une forme « Wem »; är = anglais « are »; « du » = allemand « Du » = "tu")
DÖDEN: Jag är Döden = La Mort: Je suis la Mort
("jag" = je (racine « ego », d’où allemand « Ich » (dialectal « Ik », néerlandais Ik, anglais « I », portugais « eu », etc.)
RIDDAREN: Kommer du för att hämta mig? = Le Chevalier: Viens-tu pour me prendre? (Kommer = anglais « come », « för »= anglais « for », « att » = anglais « to » (comme marque d’infinitif : « att läsa » = "to read" (allemand « lesen »), et, anciennement, en anglais, on disait « for to go there » et non « to go » comme maintenant (Bob Dylan, cependant, utilise parfois cette forme archaïque : dans « Mr Tambourine Man », il dit bien « I’m ready to go anywhere, I’m ready for to fade » et non « I’m ready to fade »).
Seul le mot « hämta » est sans correspondant en anglais ou en allemand, car « mig » est très proche de l’anglais « me » et encore plus de l’allemand « mich ».
DÖDEN: Jag har redan länge gått vid din sida = La Mort: Je + ai + déjà + longtemps + été + à ton côté = Cela fait déjà longtemps que je suis à tes côtés
« har »= anglais « have », länge = anglais « long », gått = anglais « gone », de « gå » = "go" (le « å » se prononce « o ») + « tt » = participe passé, comme le « ed » anglais, parfois prononcé « t » (doublet « dreamed » vs « dreamt »)
RIDDAREN: Det vet jag = le Chevalier: Je le sais.
(Det=Cela (anglais « that »); « vet »= savoir (allemand « wissen », anglais « wit »).
DÖDEN: Är du beredd? = La Mort: Es-tu prêt? ("prêt" = "bereit" en allemand)
Grâce à l’anglais et à l’allemand, on peut donc s’attaquer au suédois.
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4) Mais est-ce suffisant? Oui, et non. Car il reste la question « interculturelle ». En fait, en voyant le film pour la première fois au Ciné Club sur France 3, vers 16 ans, quelque chose m’avait frappé, mais je ne savais pas dire quoi.
Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris, en lisant ce passage dans Roman Jakobson au sujet de la traduction :
« De même un enfant russe, lisant des contes allemands en traduction, fut stupéfait de découvrir que la Mort, de toute évidence une femme (russe smert’, féminin), était représentée comme un vieil homme (allemand der Tod, masculin) »
Car la Mort, dans le film d’Ingmar Bergman, est représenté par un homme. Or, d’habitude, elle est généralement représentée par une femme dans les langues où la mort est du féminin (français, portugais, espagnol, russe, etc.) et par un homme dans les langues où elle (= "il") est du masculin : suédois, langues germaniques.
C’est le cas du conte de Grimm « Der Gevatter Tod », qui a été traduit par « La Mère marraine », alors que l’allemand dit « Le Mort parrain »).
Chaque langue, par conséquent, ne peut être séparée de son « imaginaire » propre, qui n’est pas que d’ordre linguistique, mais également (géo)historique, politique, « culturel » au sens le plus large.
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5) Quant au finnois, c’est une langue qui est radicalement différente du suédois, ou de toute autre de nos langues « indo-européennes ». C’est une langue « agglutinante », dite « finno-ougrienne » (ougriennes, comme le hongrois (Hongrie), le khanty et le mansi (ces deux dernières langues donnant leur nom à la ville russe en Sibérie occidentale de Khanty-Mansyjsk, où j’ai été invité à une conférence de l’Unesco en 2017) et « finno », donc le finnois, mais aussi le « lapon », parlé en Norvège, en Suéde, en Finlande comme en Russie.
La langue peut faire peur : c’est une langue à déclinaison, qui compte … 15 cas au lieu des 4 en allemand ou 6 en russe, avec des noms aussi rébarbatifs que « inessif », « élatif », « instructif », « abessif », etc. Néanmoins, les langues « agglutinantes », sont, en général, d’une grande régularité. Par exemple, il n’y a qu’une déclinaison, là où le russe ou le sanskrit en comptent un grand nombre, de plus truffées d’irrégularités.
A priori, le finnois peut sembler à des années lumière de nous. Et pourtant, l’ « imaginaire » de la langue et de la culture finnoise a fasciné un certain J.R.R.Tolkien, dès l’adolescence, au point d’en avoir fait un point de départ pour son oeuvre, y compris le Seigneur des Anneaux.
Voici un lien sur le site de la BBC sur le sujet. En année de terminale, il était tombé sur la mythologie finlandaise (il connaissait très bien la mythologie germanique et scandinave, etc.), en particulier la figure de Kullervo, héros tragique du Kalevala, qui s’apparente à l’histoire de Hamlet :
« Kullervo is the origin story for Shakespeare’s Hamlet - a young man whose uncle kills his father and on whom he wreaks a terrible vengeance, » says Verlyn Flieger. « It is likely that Tolkien knew that Shakespeare had used this tale. »
Puisqu’il est question de roi et de reine, en anglais, reine se dit « Queen ». Son étymologie est intéressante : elle est la même que « gyne » en grec (gynécologie, etc.) que « zhena » en russe, que « zan » en persan/farsi = "femme". Le sens s’est donc réduit à celui « femme du roi ». En suédois, femme se dit « kvinna » (on supprime le « a » et on a presque « Queen »).
Cela dit, la Finlande fait partie de l’Union europénne depuis 1995. Pour ma part, le plus près que je m’en sois approché, c’est en allant jusqu’à Luleå (mot lapon) en Suéde, pas très loin de la frontière avec la Finlande, mais sans jamais la franchir.
Or, de la Finlande, on en connaît généralement pas grand chose, en France, du moins. Y compris moi. Je vais donc me mettre à y regarder de plus près, et le suédois peut donc constituer un point d’entrée. Sous l’angle « territoire de la langue », par exemple…
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