La fonction sociale du foncier et la sécurité de l’occupation
Olivier DE SCHUTTER, Raquel ROLNIK, 2014
Cet article fait partie de l’ouvrage La terre est à nous ! Pour la fonction sociale du logement et du foncier, résistances et alternatives, Passerelle, Ritimo/Aitec/Citego, mars 2014.
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Le monde est frappé par une crise mondiale de précarité dans l’occupation du foncier. Un accès sûr au logement et aux terres constitue un élément indispensable de la dignité humaine et de conditions de vie décentes. Pourtant, au quotidien des millions de personnes vivent sous la menace de l’expulsion ou dans une situation ambigüe où leur régime d’occupation peut être mis en cause à tout moment par les pouvoirs publics ou par des acteurs privés. La crise revêt des formes multiples dans des contextes variés. Cette crise de la précarité d’occupation du foncier se manifeste aussi bien dans les déplacements provoqués par le développement, les méga-évènements, les catastrophes naturelles et les conflits ou l’accaparement des terres, que dans les effets de la crise des prêts hypothécaires sur l’immobilier.
Personne n’est totalement à l’abri de cette précarité dans l’occupation du foncier. En même temps, les plus marginalisés et les plus pauvres sont clairement ceux qui en paient le prix fort. Les habitants des établissements humains non planifiés et spontanés illustrent parfaitement cette précarité d’occupation, même s’ils sont loin d’en constituer le seul exemple. Souvent, les réfugiés et les personnes déplacées au sein de leur pays, les locataires, les migrants, les minorités, les populations nomades et autochtones, les métayers, ainsi que d’autres groupes marginalisés - et au sein de tous ces groupes tout particulièrement les femmes-, pour n’en citer que quelques uns, sont en situation de précarité. Tous les régimes d’occupation, même la pleine propriété individuelle, peuvent se révéler précaires, comme les récentes crises hypothécaires et financières l’ont démontré dans de nombreux pays.
La sécurité d’occupation est très certainement la pierre angulaire du droit au logement décent et son absence constitue l’une des formes de vulnérabilité les plus sévères, susceptible d’entraîner toute une série de violations des droits humains. L’occupation précaire rend tous les autres aspects du logement décent nuls : en effet, quel intérêt y a-t-il à avoir une maison bien isolée, abordable, culturellement adaptée, pour n’évoquer que quelques aspects du droit au logement décent, si l’on vit sous la menace quotidienne de l’expulsion ? Toutefois, il est également vrai que tout projet de logement a inévitablement des répercussions sur la sécurité d’occupation, que ce soit dans un contexte de rénovation urbaine, de gestion du foncier ou de projets d’aménagement, ou encore dans le cadre de la reconstruction faisant suite à des conflits ou des catastrophes. En outre, le déni d’un accès sûr aux terres et au logement a été une source majeure de conflits tout au long de l’histoire. C’est également un facteur d’appauvrissement et un obstacle au développement socioéconomique.
Inversement, lorsque l’accès sûr au logement ou aux terres est garanti, le potentiel de croissance sociale et économique est immense, comme cela a été clairement établi au niveau mondial. La sécurité d’occupation est fondamentale pour les familles et les personnes. Cela permet aux individus de savoir clairement ce qu’ils peuvent faire avec leurs terres ou leur logement et cela les protège des empiètements des autres. Souvent, cette sécurité accroît et favorise l’accès aux services publics et aux allocations. Les opportunités économiques en sont démultipliées. C’est le fondement de l’autonomisation économique des femmes et de vies libres de violence. L’importance de cette question pour les droits humains mais aussi pour le développement ne fait aucun doute.
La sécurité d’occupation et l’accès aux terres en tant que ressources productives sont essentiels pour garantir le droit à l’alimentation. Dans le contexte actuel, la moitié de la population en insécurité alimentaire est constituée de ménages de petits exploitants ou de métayers et environ 20% sont des ouvriers agricoles n’ayant pas de terres ou n’en ayant pas suffisamment. Ils ne parviennent pas à s’alimenter de façon convenable en exploitant les terres à leur disposition. La Directive 8.10 des Directives de la FAO (Food and Agriculture Organization) sur le droit à l’alimentation adoptées en 2004 par le Conseil de la FAO, souligne la nécessité de « promouvoir et protéger la sécurité de jouissance des droits fonciers, en particulier en ce qui concerne les femmes et les catégories les plus démunies et les plus défavorisées de la société, grâce à une législation protégeant un droit de propriété foncière et autre, égal et sans restriction, incluant le droit d’héritage. » Cette Directive conseille de mettre en œuvre la réforme agraire pour améliorer l’accès à la terre des pauvres et des femmes.
Au cours des dernières années, nous avons assisté à une course mondiale à l’appropriation des terres agricoles, accompagnée de préoccupations croissantes sur la pratique dite de « l’accaparement », c’est-à-dire des investisseurs qui acquièrent ou obtiennent des locations de longue durée de vastes étendues de terre. Alors que le besoin de nouveaux investissements dans l’agriculture se faisait sentir depuis longtemps dans les pays en développement, ces investissements à grande échelle dans les terres agricoles ont entraîné l’expansion de régimes agricoles à grande échelle et à capital élevé, plutôt qu’un soutien accru à la productivité des personnes qui cultivaient jusqu’à ce présent ces terres.
La course aux terres arables a donc créé une pression de plus en plus forte sur les petits exploitants. La crainte d’effets pervers, y compris pour le développement rural et les initiatives de réduction de la pauvreté, a conduit au renforcement de la réglementation et des normes internationales dans ce domaine. En tant que Rapporteurs spéciaux des Nations Unis, nous nous sommes joints à ces efforts. En 2010, le Rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation a soumis au Conseil des droits de l’homme une série de principes fondamentaux et de mesures destinée à relever le défi de droits humains présenté par ces acquisitions et locations de terres à grande échelle (A/HRC/13/33/Add.2). Cette présentation s’est fondée sur l’idée qu’il fallait expliciter les effets sur les droits humains des investissements fonciers, afin d’établir clairement des responsabilités inéludables des gouvernements qui ne peuvent être sacrifiés sur l’autel de l’attrait de capitaux.
De la même manière, la Rapporteure spéciale pour le droit au logement adéquat a aussi centré son travail sur la sécurité de l’occupation. Elle a soumis un premier rapport (A/HRC/22/46) qui passe en revue la vaste gamme de régimes d’occupation et souligne la prise en compte dominante, tant dans les politiques publiques que dans la pratique, d’une seule forme d’occupation spécifique: la pleine propriété individuelle. Elle prépare actuellement un deuxième rapport qui fournira des orientations et des recommandations aux Etats et aux autres parties prenantes sur la sécurité d’occupation des pauvres urbains, qui sera présenté au Conseil des droits de l’homme en 2014.
En mai 2012, le Comité mondial de la sécurité alimentaire a adopté une série de Directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale, dans le but de promouvoir la sécurité des droits fonciers et l’accès équitable aux terres, aux pêches et aux forêts comme moyen d’éradiquer la faim et la pauvreté tout en soutenant le développement durable et en améliorant la protection de l’environnement. Ce document est destiné à être complété par une autre série de directives sur les investissements agricoles responsables dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l’alimentation, qui sont à l’heure actuelle en train d’être examinés et discutés par le Comité. En parallèle, un autre processus est en cours au sein du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, visant à élaborer une déclaration des droits des paysans et des autres personnes travaillant dans des zones rurales. Comme l’affirme le préambule du projet de déclaration (A/HRC/WG.15/1/2), cette déclaration est pertinente dans la mesure où « les paysans constituent un groupe social spécifique d’une vulnérabilité telle que la protection de ses droits exige des mesures spéciales pour veiller à ce que les Etats respectent, protègent et garantissent leurs droits humains ». La question du foncier et de la sécurité du foncier est centrale dans ce projet de déclaration, qui définit le « paysan » comme « un homme ou une femme de la terre, ayant un rapport direct et particulier avec la terre et la nature à travers la production de denrées alimentaires ou d’autres produits agricoles » (art. 1).
L’inquiétude née de la pression croissante sur les terres et sur les modes de subsistance ruraux reflète l’idée que la terre n’est pas seulement un bien commercial ou une marchandise, mais qu’elle a aussi des fonctions sociales et culturelles fondamentales. Comme le souligne le préambule des Directives volontaires, « la terre ne constitue pas seulement un moyen de subsistance essentiel pour les pauvres ruraux, elle a également des fonctions sociales et culturelles primordiales. L’élimination de la faim et de la pauvreté, tout comme l’utilisation durable de l’environnement dépendent, dans une large mesure, de la façon dont les personnes, les communautés et les autres acteurs accèdent aux terres, aux pêches et aux forêts. Les moyens de subsistance de la plupart d’entre eux, particulièrement des ruraux pauvres, dépendent de leur capacité à accéder de façon sûre et équitable à ces ressources et à en assurer le contrôle. Celles-ci constituent une source d’alimentation et d’habitat, fondent les pratiques sociales, culturelles et religieuses et représentent un facteur essentiel de croissance économique. »
L’accès aux terres et la sécurité d’occupation sont essentiels pour que les petits exploitants aient des conditions de vie décentes. La terre constitue un mécanisme de sécurité sociale et un filet de protection sociale indispensable pour des millions de ruraux pauvres qui vivent de l’agriculture de subsistance. La possibilité de cultiver une part considérable de leur propre nourriture est également centrale dans leur accès une nourriture et alimentation adaptée, puisqu’elle réduit la dépendance des pauvres ruraux vis-à-vis des cours de l’alimentation qui sont souvent très volatiles et connaissent des variations saisonnières importantes. Le droit à l’alimentation comporte l’obligation pour les Etats de ne pas priver les personnes de l’accès aux ressources productives dont ils dépendent.
La sécurité de l’occupation est aussi protégée par le droit international des droits humains et par les mesures de protection contre les expulsions forcées. Il est certain que l’expulsion forcée constitue une violation grave d’une vaste gamme de droits humains internationalement reconnus. L’une des fonctions principales de la sécurité de l’occupation est donc de fournir une protection contre ces pratiques. Des dispositifs de droits humains et des tribunaux à tous les niveaux ont abordé dans le détail la question des expulsions forcées. Des orientations complètes existent sur l’interdiction des expulsions forcées et, le cas échéant, des garanties procédurales strictes doivent être mises en œuvre, qui comprennent une consultation véritable des communautés concernées. Comme l’a souligné le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, toute personne doit jouir d’une sécurité d’occupation lui fournissant une protection légale contre l’expulsion, le harcèlement ou d’autres menaces. Dans sa résolution 1993/77 (paragraphe 3), la Commission des droits de l’homme a également exhorté les Etats à accorder une protection légale de la sécurité d’occupation à toutes les personnes actuellement menacées d’expulsion forcée.
La pression foncière croissante a accentué l’importance de la sécurité d’occupation pour les pauvres urbains et ruraux. L’économie politique du foncier a une influence profonde sur les processus de développement, d’urbanisation et de logement. L’achat de terres à grande échelle en zones rurales - souvent réalisée de manière peu transparente et mal gérée - tout comme la spéculation foncière, nuisent aux droits fonciers comme aux moyens de subsistance locaux. Ces activités, associées à la sécheresse ou à d’autres changements climatiques, sont des facteurs clés des migrations vers les villes, où il n’y a pas assez de terres et de logements décents pour les nouveaux arrivants, surtout les pauvres. Ainsi, les personnes se retrouvent dans des logements ou des établissements dans des situations d’occupation précaires.
En outre, la marchandisation croissante des terres rurales et urbaines en a fait des biens particulièrement conflictuels, avec des conséquences dramatiques, en particulier mais pas exclusivement dans les économies émergentes. Les dynamiques qui accompagnent la libéralisation des marchés fonciers accroissent la pression sur les établissements urbains à faibles revenus. Tout ceci est couronné par un contexte global où les ressources de logement ne sont pas à la disposition des catégories de population à plus faibles revenus. Les communautés vivent sous la menace de la dépossession, ce qui menace leur droit au logement décent ainsi que leur sécurité d’occupation.
Pour résoudre ce problème, certains se prononcent en faveur de l’autonomisation légale des pauvres à travers l’établissement de titres de propriété individuels et la propriété formelle sur les terres. Toutefois, les expériences de terrain indiquent que les titres de propriété individuelle et l’extension du marché des droits de propriété ne sont pas toujours le meilleur moyen pour protéger la sécurité de l’occupation. En effet, malgré la diversité existante de régimes et de dispositifs d’occupation du foncier dans le monde, la plupart des modèles d’urbanisation, de gestion des sols, de développement et de régimes juridiques de ces dernières décennies ont accordé la priorité à la pleine propriété individuelle. Cette obsession commune vis-à-vis de la pleine propriété s’inscrit dans le cadre de la doctrine économique dominante qui s’articule sur la propriété privée et les forces du marché.
Par conséquent, les principaux mécanismes d’attribution de solutions de logement sont désormais le secteur financier et le marché immobilier privé, associés à des subventions aux ménages pour l’accès au crédit. L’aide étrangère apportée par les organisations internationales a largement influé sur le développement d’un marché financier du logement et a stimulé l’activité sur le marché du logement dans les pays en développement. Même s’il y a une certaine diversité dans les politiques de logement mises en œuvre, la plupart des pays ont choisi de soutenir les marchés du logement et d’encourager l’accès à la propriété individuelle du logement, avec la privatisation des programmes de logements sociaux et la dérèglementation des marchés financiers liés au logement. Les pays qui avaient auparavant des économies planifiées en constituent une illustration parfaite, puisque dans les années 1990 ils ont procédé à la privatisation massive des logements publics, entraînant des changements radicaux dans la structure de l’occupation. Aujourd’hui, dans certains de ces pays, les logements occupés par leurs propriétaires représentent plus de 90 pour cent du parc de logement.
Dans les pays en développement, les gouvernements ont été incités à mettre en œuvre des programmes d’accès individuel aux titres de propriété, non seulement pour mieux garantir la sécurité d’occupation mais aussi pour encourager l’accès au crédit formel et réduire la pauvreté. Le présupposé était que la sécurité d’occupation - c’est-à-dire le fait d’avoir des titres de propriété - allait entraîner une hausse des investissements dans le logement. L’idée d’un lien direct entre la propriété du logement et la prospérité occidentale, ainsi qu’en creux leur absence dans les pays en développement, a aussi joué un rôle de premier plan. Par conséquent, les taux d’accès à la propriété du logement au niveau mondial progressent globalement depuis les années 1950.
Ce processus a éclipsé d’autres régimes d’occupation du foncier pourtant bien établis. Le soutien du gouvernement à ces autres régimes, tels que la propriété collective ou le logement locatif, a décliné. De plus, la prédominance de la pleine propriété privée sur les autres dispositifs d’occupation a accru la précarité de tous les autres régimes d’occupation.
La reconnaissance de la propriété formelle, plutôt que des droits des utilisateurs des terres, peut en fait conforter l’inégale répartition des terres et renforcer le désavantage des femmes dans ce contexte. Comme l’a soulevé la Rapporteure spéciale dans son rapport soumis à l’Assemblée générale en 2010 (A/65/281), les dispositifs d’établissement de titres de propriété individuels ne doivent être mis en place que s’ils sont associés à la codification des droits coutumiers des utilisateurs, et là où les conditions sont réunies pour qu’une création de marché de droits fonciers n’augmente pas la concentration des terres. D’autre part, la reconnaissance des droits coutumiers, dont les droits collectifs, peut constituer une alternative à l’établissement de titres de propriété individuels. La reconnaissance légale formelle de droits coutumiers peut garantir une réelle sécurité tout en encourageant les investissements fonciers. De surcroît, il faut des garanties adéquates basées sur les droits humains pour s’assurer que cette reconnaissance de régimes fonciers coutumiers ne légitime pas des répartitions de terres traditionnelles et patriarcales qui portent atteinte aux droits des femmes.
La reconnaissance et la garantie de la sécurité d’occupation est l’un des défis les plus pressants du monde actuel, elles sont essentielles pour empêcher les situations inadmissibles d’expulsions, de déplacements et de personnes sans abri. De plus, la sécurité d’occupation est une condition indispensable à la dignité humaine et à des conditions de vie décentes.
Nous nous réjouissons de cette publication coordonnée par l’AITEC qui contribue à clarifier les fonctions sociales primordiales du foncier et à affirmer l’impossibilité de le réduire à une simple marchandise.