Le rôle des groupements résidentiels dans la dévaluation du capital social lakota oglala
David BARTECCHI, 2014
Cet article fait partie de l’ouvrage La terre est à nous ! Pour la fonction sociale du logement et du foncier, résistances et alternatives, Passerelle, Ritimo/Aitec/Citego, mars 2014.
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Histoire de la nation lakota oglala
Territoire de la nation lakota oglala, la réserve de Pine Ridge a été établie par le Traité de Fort Laramie de 1868 et recouvre une superficie d’environ 800 000 hectares dans les Grandes Plaines du Nord, dans le Sud-Ouest du Dakota du Sud. Avec une population de plus de 26 000 personnes, la réserve est aujourd’hui l’un des endroits les plus pauvres des États-Unis et se classe loin derrière d’autres communautés du pays en ce qui concerne pratiquement tous les indicateurs de bien-être humain. L’héritage historique de l’aliénation forcée par le gouvernement fédéral des terres allouées au peuple lakota a contribué à instaurer un modèle d’utilisation du territoire foncièrement inégalitaire aujourd’hui, sur Pine Ridge, où 20 personnes contrôlent environ 46 % du foncier.
Le gouvernement traditionnel lakota était organisé autour du groupe ou tiospaye (One-Feather 1974). Chaque tiospaye constituait une entité politique et économique autonome, établissant des relations avec d’autres tiospayes pour des cérémonies, des échanges commerciaux restreints et des luttes guerrières (Pickering 2000). Les responsabilités de gouvernance au sein du tiospaye reposaient sur un conseil de camp composé de chefs de groupes, dirigeants communautaires, chefs de guerre, guerriers actifs et hommes sacrés (Price 1991). Chaque conseil reconnaissait un ou plusieurs chefs de tiospaye, généralement des personnes ayant une bonne réputation au sein de leur tiospaye. En plus des chefs, chaque famille désignait un homme d’âge mûr pour participer au conseil de camp. Tous les dirigeants des tiospayes étaient tenus par des obligations d’aide et de respect mutuels et soumis à l’ostracisme et à la désertion en cas de violation de ces valeurs lakota (Cornell et Kalt 1992 ; Price 1991).
La prise de décision au sein des tiospayes était en général menée de manière informelle, et le conseil de camp lakota, sans organisation stricte, ne se réunissait que lors de situations de haute importance, par exemple pour les danses du soleil, en cas de guerre avec d’autres tribus, ou de négociation de traités avec les Euro-Américains (Price 1991). Lorsque des décisions devaient être prises par le conseil de camp, elles étaient normalement le résultat de périodes de dialogue réfléchi, dans le but d’obtenir un consensus plutôt qu’une imposition de la majorité (Price 1991).
Les Euro-Américains chargés des négociations de traités avec les Lakota à partir des années 1850 n’ont pas su tenir compte de leur structure politique décentralisée ni du statut individuel des représentants des différents tiospayes. Ils ont favorisé les négociations avec des chefs n’ayant pas de légitimité formelle ou informelle pour représenter le peuple lakota dans son entier (Price 1991). La reconnaissance de chefs comme négociateurs principaux au lieu des porte-paroles des tiospayes a compromis le consensus au sein du conseil tribal. De plus, les commissionnaires euro-américains ont reconnu des chefs particuliers comme les dirigeants de tous les tiospayes, portant atteinte à la structure politique décentralisée des Lakota (Price 1991). Ceci a placé les Lakota face à un double défi : premièrement, les obligations principales du chef et les attentes envers lui étaient attachées à son tiospaye et pas nécessairement à d’autres tiospayes. Deuxièmement, les Lakota ne reconnaissaient pas l’autorité d’un unique individu au sein du tiospaye, et encore moins celle d’un individu d’un autre tiospaye.
Ce conflit instauré au sein des rapports de loyauté a remis en cause les relations internes des tiospayes de même qu’entre les différents tiospayes. Les normes de réciprocité, solidarité et aide mutuelle organisées autour des tiospayes provenaient de l’habitus, s’agissant de dispositions non réglementées partagées par les Lakota. En tant que tel, l’habitus lakota étant le produit d’une dialectique historique entre lui-même et les structures objectives de la société lakota, souffrait peu de conflits internes et de changements avant d’être placé dans une dialectique impliquant la structure étrangère des formes de gouvernement euro-américaines.
L’impact des groupements résidentiels sur les familles étendues lakotas
Les logements destinés aux personnes à faibles revenus, appelés « groupements résidentiels » (cluster housing en anglais), ont joué un rôle important dans la déstabilisation du capital social au niveau micro parmi les Lakota. Mis en place à partir des années 1960, les groupements résidentiels ont été conçus afin d’apporter des solutions à coût réduit aux besoins de logements de la réserve (Pickering 2000b). Néanmoins, ils ont affecté l’efficacité du capital social des tiospayes. Les désarticulations spatiales qu’ils ont provoquées, le coût élevé du chauffage et l’état vétuste des maisons ont eu pour effet négatif de créer des communautés de lieu où les habitants ne ressentent aucune obligation réciproque vis-à-vis de leurs voisins.
Afin de comprendre la manière dont les groupements résidentiels ont affecté le capital social inhérent au peuple lakota oglala, nous devons d’abord nous intéresser aux modèles antérieurs de logement et à leurs relations avec l’habitus. Nous allons ainsi distinguer trois orientations résidentielles distinctes : avant l’instauration de la réserve, au début de la réserve puis les groupements résidentiels contemporains.
Les orientations résidentielles avant la création de la réserve étaient on ne peut plus fluides spatialement et socialement, étant totalement appropriées au style de vie nomade du clan et à la nature fluide de leur système politique. Avant le système de réserve, les Lakota Oglala vivaient dans des structures légères et mobiles appelées tipis.
Les familles formant un tiospaye installaient leurs tipis en un camp unique, dans une position circulaire rapprochée. Le tipi était étroitement lié au style de vie de chasseurs-cueilleurs, à la nature fluide de leur système politique et à l’importance symbolique placée dans le cercle. La forme du tipi avait également une signification symbolique pour les Lakota. Les Oglala conçoivent le cercle comme le symbole de nombreuses relations, y compris les cycles des saisons et ceux de vie et de mort. Ainsi, il attribue une grande puissance au tipi.
Après l’établissement du système de réserve, les différents tiospayes se sont installés le long des affluents de la rivière White River. À cette époque, les Lakota recevaient des rations alimentaires et d’autres biens matériels de la part du gouvernement fédéral en compensation pour la perte de leurs terres. Ils avaient été informés que quiconque construirait un logement en bois sur un terrain recevrait un poêle-cuisinière, des portes et des fenêtres. Les Lakota pouvaient aussi recevoir gratuitement des charrues, chariots, faucheuses et autres équipements s’ils cultivaient la terre. Aux débuts de l’instauration de la réserve, huit grands chefs étaient reconnus par les États-Unis. Chacun de ces chefs devaient récupérer les rations alimentaires de son secteur et les redistribuer aux membres de son tiospaye. > Grâce au respect que le groupe avait pour son grand chef, les Lakota ont été capables de maintenir leur ancien style de vie dans la nouvelle configuration. Le grand chef pensait toujours à son groupe avant [de penser à] lui-même. (One-Feather 1974 :19).
Les différents tiospayes étaient distribués de cette manière jusqu’au début des années 1960, lorsque la population a fait pression pour que de nouvelles maisons soient construites.
Les groupements résidentiels, introduits afin d’essayer de réduire les dépenses fédérales et tribales en services de base, ont concentré de nombreux résidents de la réserve dans des groupements rapprochés de nouveaux logements et ont rompu les liens qu’avaient beaucoup de familles avec des terrains spécifiques appartenant traditionnellement à leur tiospaye. Les lopins de terre abandonnés par les habitants des nouveaux groupements résidentiels ont été immédiatement accaparés par des éleveurs amérindiens et non-amérindiens, qui utilisent aujourd’hui les terres principalement à des fins de pâturage (Record et Hocket 2002).
Les groupements résidentiels ont eu pour effet négatif la rupture des communautés traditionnelles fondées sur des liens familiaux resserrés et ont placé des familles nucléaires parmi d’autres familles avec lesquelles elles n’avaient aucun lien. Un homme lakota du village d’Oglala l’explique ainsi :
Les groupements résidentiels sont arrivés en 1962 à Oglala. J’ai déménagé et mon tiospaye a été dispersé, tous ont déménagé dans des groupements résidentiels. D’autres communautés ont fait la même chose, tous ont déménagé vers un lieu central. Et vous savez ce qui s’est passé, les vieux conflits des tiospayes sont toujours actifs, toujours là, donc vous avez ces regards mauvais que se lancent les gens, on en vient aux mots, puis aux accrochages, aux vitres cassées, à la délinquance, parce que vous avez plusieurs tiospayes qui cohabitent. C’est pour ça que j’ai déménagé.
Un autre interlocuteur évoque la différence entre les deux types de mode de vie et la manière dont celle-ci affecte la réciprocité et l’aide mutuelle au sein de son tiospaye :
Il y a des années, les gens vivaient au sein des tiospayes et nous vivions tous ensemble, en nous aidant les uns les autres et en travaillant ensemble. On avait beaucoup de temps pour faire des choses les uns pour les autres, avec l’aide de tout le monde. Mais aujourd’hui, on ne vit plus ensemble comme on le faisait. Ce n’est pas qu’on n’a plus ces valeurs, ou qu’on ne veut pas vivre comme ça. C’est dur socialement et économiquement. Parce que lorsque nous avons des cérémonies ou des giveaway, ça repose pratiquement sur la famille proche… alors qu’avant ça reposait sur l’ensemble du tiospaye et les gens s’aidaient. Il y a plus de cent ans, il fallait s’aider les uns les autres… tout le monde dans la famille étendue devait aider. Maintenant c’est juste une part réduite de la famille. Les giveaway sont énormes et coûtent chers et les gens doivent maintenant se préparer pendant toute une année. Mais les valeurs sont toujours là, les circonstances ont juste changé (URBAN – 2 : 89 - 89).
La rupture des communautés traditionnelles entraînée par les groupements résidentiels a produit un effet négatif sur le capital social existant au sein des tiospayes. La durabilité de l’habitus, les attentes et l’obligation de confiance au sein du tiospaye n’ont pas nécessairement changé du fait de lla réorientation structurelle imposée par les groupements résidentiels. En effet, l’attachement des personnes à leur tiospaye en tant que source première d’identité, d’aide mutuelle et de soutien social a persisté, bien que les gens vivent aujourd’hui dans une zone éloignée de leur famille et au sein d’une communauté composée de familles issues de différents tiospayes.
Cependant, malgré la durabilité des réseaux des tiospayes, la fragmentation des familles étendues causée par les groupements résidentiels a eu un effet négatif, forçant les habitants à modifier leur habitus. Une femme, expliquant l’impact négatif de la télévision, déclarait ainsi que
les groupements résidentiels ont fait ça aussi avec ces grosses maisons. Les gens ne vivent plus de manière aussi proche qu’avant (YLFinterviewsa00 : 751 - 752).
Les groupements résidentiels ont créé des communautés de lieu en forçant les gens à quitter leurs communautés traditionnelles afin de trouver un logement, et une fois ces individus dans les groupements résidentiels, la nature fermée et cohésive du tiospaye a fait qu’il a été difficile aux habitants d’étendre leur confiance à de nouvelles personnes. Si l’on y ajoute la manière dont la structure centralisée du gouvernement a divisé les familles selon qu’elles sont ou non au pouvoir, on comprend que les groupements résidentiels constituent le champ de bataille des conflits entre habitus et structure.
Résistance aux groupements résidentiels et retour à la terre
Malgré les impositions et les conséquences négatives des groupements résidentiels, il y a toujours eu une forte résistance des Lakota à l’échelle locale, appelant à l’« utilisation » et àla « récupération » de leurs terres. Ces concepts font référence à un mouvement général visant à restaurer la gouvernance traditionnelle lakota et à récupérer les ressources naturelles tombées entre les mains d’une élite tribale et de locatairesd extérieurs. On trouve une revendication plus large liée à ce mouvement pour une reconnaissance des droits établis par les traités (par ex. le retour des Black Hills aux Sioux), ainsi que des doléances autochtones partagées par différentes tribus à travers l’Amérique du Nord. Parmi les groupes de base appartenant à ce mouvement sur la réserve de Pine Ridge, on trouve la Knife Chief Buffalo Nation, qui travaille depuis les années 1990 à la réimplantation des bisons sur la réserve et fonde son organisation sur les modèles de gouvernance lakota traditionnels.
Le Wounded Knee Tiospaye Project, depuis 2003, œuvre pour mobiliser les différents tiospayes du district de Wounded Knee afin qu’ils soient reconnus en tant qu’unités légitimes d’organisation et gouvernance. Les familles Red Cloud, No Braid, White Plume et Brave Heart ont récupéré les terres qui leur avaient été légalement allouées dans une démarche visant à restaurer les communautés de leurs tiospayes. Il existe aussi un mouvement grandissant d’auto-construction sur Pine Ridge – une étape essentielle afin de libérer les familles des groupements résidentiels. Des organisations telles que Earth Tipi, Winyan Maka, Lakota Solar Enterprises et la Buffalo Boy Foundation développent des logements économes en énergie et à faible coût, par exemple des constructions à base de paille, de pisé, de briques de terre comprimée, de sacs de terre et des constructions de bois.
L’un des principaux obstacles à une réforme foncière de la réserve de Pine Ridge réside aujourd’hui dans le manque d’information dont disposent les membres de la tribu quant à leurs terres, aux opportunités qui existent et aux procédures à suivre pour, notamment, remembrer les terres fractionnées, partager les terres indivises et créer des dispositions testamentaires de transmission. Village Earth cherche à infléchir ces obstacles en organisant des ateliers de formation à travers la réserve, en offrant des services de conseil personnalisés aux familles, en défendant les droits des propriétaires de terres et en développant un registre cartographique de planification foncière stratégique (Strategic Land Planning Map Book), un outil précieux pour les ayants droit afin de situer leurs terres et d’identifier les options et procédures de récupération, de protection, d’utilisation et de gestion de celles-ci.