Introduction à la vulnérabilité et cohabitation des modes de transports
Nacima Baron, 2014
Je pratique l’urbanisme et l’aménagement du territoire depuis une bonne vingtaine d’années. A ce titre, j’ai pu mesurer l’ampleur du renouvellement du vocabulaire et des manières de penser et de produire la ville qui est mené à la fois du côté des chercheurs et du côté des praticiens. Par ailleurs, j’ai exercé des responsabilités municipales et intercommunales dans les domaines de l’environnement urbain, de la gestion de la voirie et de la sécurité de l’espace public. Dans ces fonctions, j’ai aussi pu mesurer deux choses : à quel point les mots que l’on utilise sont importants, et à quel point un basculement « idéologique » était en train de se produire, faisant passer globalement l’action urbaine du référentiel de l’efficience (plus grand, plus vite, plus moderne … et plus cher) à un référentiel de la durabilité. Enfin, à titre personnel, j’ai vendu ma voiture il y a dix ans et j’utilise, pour moi-même et une famille de 4 personnes, au travail comme en vacances, toute la palette des moyens de déplacement, devenant donc familière des outils qui favorisent ce qu’on appelle le déplacement « porte à porte » et au cours duquel, systématiquement les mobilités actives sont sollicitées.
Que recouvre exactement la notion de mobilités actives ? On peut soupçonner ce type de mobilité d’être une simple mode, car l’ample couverture dont il jouit et l’unanimité dont il bénéficie de la part des acteurs de l’urbanisme et des transports éveille à juste titre une certaine circonspection. Par ailleurs, il ne recouvre pas un champ de savoirs et de connaissances constituées et, à ce titre, ne s’appuie pas (ou pas encore, ce dossier veut y contribuer) à un enseignement académique dans les grandes établissements d’enseignement de notre pays. Les contenus de la notion de mobilité active, les conditions nécessaires à son développement optimal vont être dévoilés et discutés au fil de ces pages. Il suffit à ce stade de souligner que les circulations douces (c’est le qualificatif utilisé traditionnellement), ou plutôt les mobilités actives sont fondées sur l’énergie déployée par le corps humain (marche, vélo, trottinette, rollers…) Il existe une frange de discussion pour certains équipements. Commençons par les pousse-pousse qui envahissent nos artères, et dont on peut distinguer de très nombreuses catégories : instruments de livraison ou de promenade touristique, propulsion entièrement mécanique ou électrique… Ces véhicules sont à la marge de ce travail et on considère qu’ils doivent faire l’objet d’une recherche spécifique, parce qu’ils utilisent à la fois les espaces dévolus aux automobiles et les lieux de circulation des autres usagers (trottoirs, places, plateaux piétonniers…). Leur multiplication est néanmoins symptomatique d’une nécessité d’approche globale, de la part des autorités publiques, de la circulation des véhicules légers. La croissance, par ailleurs, des vélos « augmentés » par l’adjonction d’une carriole, d’une oursonnière pour le transport de jeunes enfants ou d’un plateau de portage à l’avant ou à l’arrière est à verser au champ direct des mobilités actives dont nous parlons dans ce dossier. Enfin, les équipements électromobiles légers font aussi l’objet d’une discussion : le vélo électrique est généralement compté parmi les supports de mobilité active. Cependant l’inclusion du fauteuil roulant électrique, du scooter électrique, du solowheel ou du segway dans ce champ peut être discutée. En effet, ces véhicules fonctionnent avec une propulsion entièrement électrique, le passager assurant habituellement un équilibrage du corps et, parfois, conduisant un guidon ou une manette. Cela étant, deux arguments conduisent à les inclure dans le domaine que nous étudions. D’une part, ces engins ne sont pas encore très développés mais ils permettront à l’avenir, comme les modes plus traditionnels (marche et vélo), des déplacements à plus long rayon, plus sécures, moins polluants, et parfois plus rapides, surtout s’ils sont intelligemment articulés avec des infrastructures de transport en commun. D’autre part, tous ces objets, aux formes et aux couleurs quelquefois futuristes, utilisent de manière dominante l’espace de la voirie dévolu aux piétons et aux cyclistes, il faut donc repenser globalement les règles d’accès, l’organisation des circulations, les matériaux, etc.
Tous ces objets de déplacements et toutes les pratiques associées (flâner, marcher, pédaler, circuler…) font l’objet d’une créativité et d’une inventivité remarquables, tant du côté de l’offre (jeunes sociétés indépendantes ou grands groupes flairant un marché prometteur) que du côté des ménages (par bricolage des engins et expérimentation de pratiques nouvelles, individuelles ou collectives). Même si, d’une ville à l’autre, les niveaux de mobilisation diffèrent profondément, il est bien évident que les mobilités actives prises dans leur ensemble progressent partout, et qu’elles renouvellent profondément l’urbanisme, l’aménagement, non seulement du point de vue des outils (développement des schémas de mobilité active dans ou hors des plans de déplacement urbain) mais du point de vue des finalités politiques. Certes, l’importance accordée aux modes de déplacement à l’impact et coût faible traduit une volonté d’optimiser l’usage des réseaux de transport urbains sur les plans énergétique et économique. Mais surtout, accorder un intérêt particulier aux modes de transport actifs va au-delà d’une action d’ordre technique. Cette mission répond à l’application d’un principe supérieur, politique au sens noble du terme : cela revient à accorder aux habitants et aux visiteurs d’une métropole le droit aux trajets et aux déplacements libres, faciles et peu chers pour la vie quotidienne, droit trop rarement pris en compte dans les indices de la qualité de la vie, de bonheur et de développement humain qui pullulent.
1. Les modes de déplacement actifs au regard des critères de durabilité
Critère d’amplitude horaire
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Les modes actifs peuvent s’exercer pour des motifs et sur des amplitudes horaires étendues.
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Leur généralisation peut favoriser l’accès à des territoires mal desservis, remplacer d’autres moyens lourds et peu rentables.
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Les modes actifs peuvent stimuler l’activité économique, favoriser l’emploi en horaires contraints (travail de nuit).
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Les modes actifs peuvent favoriser l’accès à des espaces de loisirs et favoriser la socialisation des jeunes (non conducteurs) et leur sécurité.
Critère d’encombrement de la voirie
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Les modes actifs sont peu consommateurs peu d’espace. Dans l’espace occupé par une voiture mobile ou immobile (place de parking) on peut faire tenir 6 vélos et 15 piétons.
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La plupart des pistes et bandes cyclables font moins de 2 m de large et les trottoirs mixtes piétons / vélos de 4 à 6 m de large.
Critère d’accessibilité géographique
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Les déplacements effectués par les mobilités actives sont-ils forcément à plus court rayon que les autres ? Non s’ils sont pensés en complémentarité avec les transports publics. Même dans le cas contraire, ces distances de déplacement ne sont pas négligeables et couvrent des distances comparables avec la plupart des nécessités de la vie quotidienne et des déplacements domicile travail. Mais la morphologie urbaine, la disponibilité de réseaux sécurisés et l’existence de coupures peuvent limiter fortement cette accessibilité théorique.
Critère environnemental et sanitaire
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Les modes actifs sont non polluants, ils représentent une alternative à la voiture particulière néfaste pour la santé humaine (gaz nocifs CO2, SO2, composés volatils et particules fines en suspension dans l’atmosphère).
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Les modes actifs participent à la prévention des maladies contemporaines (obésité, maladies nerveuses).
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Un point de discussion évident est posé par les véhicules légers à propulsion électrique : les bornes de rechargement, en France, sont rarement alimentées par des sources d’énergie renouvelable.
Critères économiques et sociaux
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Les modes actifs représentent pour l’utilisateur un coût financier inférieur à celui d’une automobile. La conversion des automobilistes en usagers de TC combinés aux modes actifs permet à ces derniers un gain de pouvoir d’achat.
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Pour la collectivité, ils induisent des investissements conséquents (aménagements de voirie, organisation d’un système de libre-service) mais très inférieurs, par exemple, au coût d’un mode lourd comme le tramway.
2. Les modes actifs entrent en résonance avec des valeurs et des visions urbaines
La ville favorable aux modes de déplacements actifs renvoie de manière explicite à un ensemble de visions et d’images, d’idéaux et d’utopies. Si on observe la signification des mythes qui accompagnent ce champ des mobilités, on découvre que ces modes de déplacements incarnent plusieurs aspirations profondes de la société. Au premier chef, il s’agit d’une attente de pacification des relations entre les individus. Dans cette conception, c’est donc moins la forme urbaine pour elle-même (urbs) que la forme en tant qu’elle suscite la qualité de l’urbanité (civitas) qui est en jeu. La ville des modes actifs est par excellence la ville habitable, dans laquelle l’individu et la collectivité ont les moyens d’épanouir toutes leurs facultés productives et créatives. La ville des modes actifs est une ville dont l’agencement favorise des valeurs sociales de civilité, de respect, de solidarité avec les plus faibles, de partage. La matérialisation de ces valeurs d’urbanité repose sur une combinaison et un dosage tout particulier entre l’individuel et le commun.
Néanmoins, on ressent une tension entre deux modèles de société pouvant sous-tendre un urbanisme des mobilités actives. D’un côté, des acteurs qui mettent au centre de leur vision des mobilités actives une recherche de cohabitation harmonieuse des individus dans la ville, ou qui poursuivent un idéal d’accessibilité de tous en tous lieux. D’autres, au nom de critères divers (efficacité, coût, vision « tribale » de leur pratique de déplacement) veulent en quelque sorte faire sécession et créer un système de transports urbains actifs allant de pair avec une approche quelquefois néocommunautariste. lls produisent alors quelquefois des visions que je qualifie d’insulaires : la ville de la marche, l’écosystème du vélo… Ainsi, la dimension utopique associée aux mobilités actives est une réalité qui s’appuie sur un corpus d’images et de discours traversé de plus de lignes de fractures qu’il n’y peut paraître à première vue. De nombreux chercheurs, d’ailleurs, explorent ce cadre et développent des outils d’une critique de l’urbanisme durable, outils ou grilles théoriques que l’on peut donc en partie appliquer aux mobilités actives.
Si les finalités ultimes de l’insertion des modes de déplacements actifs dans la ville peuvent diverger, tout comme la vision des types d’espaces urbains (séparés ou intégrés) dans lesquels ils s’inscrivent, les comportements plus concrets qu’il s’agit de faire advenir dans la société sont assez clairement exposés. Il s’agit de mieux partager l’espace public, avec ce que cela a de très pratique (ici, on est dans le champ des des « arrangements » matériels) comme dans le champ des mentalités et de la culture. Cohabiter renvoie alors à un vaste système de perceptions et des représentations, et mobilise différentes notions, comme la sensation de vulnérabilité (qu’est-ce qu’un comportement à risque, une situation de fragilité) et comme la notion de seuil de tolérance (jusqu’où accepter les comportements d’autrui). Prenons la vulnérabilité : 71 % des Français considèrent que « rouler à vélo est trop périlleux ». 25% des Français ont peur de se faire renverser par les voitures. Depuis deux générations, on ne laisse plus les enfants jouer dans la rue. Ce sentiment d’insécurité qui est tout à fait individuel, est en même temps assez largement partagé et représente un frein important à l’évolution des pratiques. Prenons l’acceptabilité des risques de la circulation. Il y a une génération environ, la route occasionnait un niveau de décès que la société, dans sa globalité, supportait, et qui paraît aujourd’hui, aux yeux de la plus grande partie des concitoyens, totalement inacceptable. La route s’est civilisée, quoiqu’elle reste plus dangereuse que bien des modes actifs, mais l’intolérance aux risques de la circulation s’est concentrée sur ces modes actifs, qui incarnent une sorte de fragilité intrinsèque.
3. Comprendre les mobilités actives dans leurs contextes urbains
Les mobilités actives sont en pleine progression, mais tout est affaire de point de référence et il y a en ce domaine des lieux où on observe un état de déploiement beaucoup plus avancé qu’ailleurs. Cet échelonnement des pratiques de mobilité et des cultures de la cohabitation entre les modes renvoie à une myriade de causes : des facteurs politiques (la volonté d’élus et de techniciens visionnaires) comme des facteurs matériels (l’étalement, la densité, la forme de la voirie, …),des facteurs sociologiques (les modes de vie, le taux et le type d’activité, l’histoire des pratiques ouvrières), ou encore des facteurs urbanistiques (l’existence d’un riche patrimoine qui a suscité un mouvement de conservation architectural et urbain), et encore des facteurs climatiques. Au-delà de toutes ces raisons logiques, il y a aussi sûrement des variations des perceptions socio-culturelles de ces notions de vulnérabilité, de tolérance, qui induisent une capacité d’accommodement entre les voitures, les cyclistes et les piétons qui n’existe pas dans d’autres cités.
L’objectif de ce dossier consiste précisément à exposer les défis des mobilités actives, en prenant en compte des contextes urbains très différenciés, ainsi que des comportements et des dispositions des usagers façonnés par des représentations et par des habitudes, mais aussi par des choix contraints, et qu’il faut libérer. Aujourd’hui, beaucoup de citadins n’ont pas vraiment de choix quant à leur mobilité. Celle-ci est davantage subie que choisie, dans la mesure où la distance relative entre les lieux desservis (notamment l’éloignement entre le lieu de résidence et le lieu de travail), et l’existence d’infrastructures essentiellement routières pousse de manière presque automatique à l’acquisition d’une voiture par foyer, parfois deux ou plus. 70 % des Français n’ont pas d’autre solution que leur voiture individuelle pour se déplacer, mais 73 % d’entre eux attendent que les opérateurs leur proposent des alternatives, au rang desquelles l’offre de transports collectifs et peut-être le vélo. Mettre les usagers en position d’arbitres de leurs choix de vie, donner des options aux citadins chaque matin, pour organiser leur journée, leur vie au travail et hors travail, leur vie en société, telle est la visée de ce document.
Sources
Références académiques
Banister, D. (2008). The sustainable mobility paradigm. Transport policy, 15(2), 73-80.
Banister, D. (2005). Unsustainable transport: city transport in the new century. Taylor & Francis.
Cox, P. (2011). Moving people: Sustainable transport development. Zed Books.
Cresswell, T. (2006). On the move: mobility in the modern western world. Taylor & Francis.
Buehler, R., & Pucher, J. (2010). Cycling to sustainability in Amsterdam. Sustain Fall/Winter, 21, 36-40.
Références statistiques
CERTU : « Enquête ménages déplacement » (EMD) Cette enquête permettent de suivre l’évolution des parts modales et d’analyser les déplacements à courte, moyenne et longue distance, notamment dans le motif emploi (mais aussi autres motifs : achat, loisir).
INSEE : « Recensement général de la population » (RGP). Contient des informations sur les déplacements ramenés à la commune et qui permettent l’extraction de déplacements de courte distance avec des « Origine-Destination » intracommunales et entre communes d’environ 3 à 5 km
INSEE : « Enquête vacances ». Analyse les mobilités touristiques