Mobilité. Motilité, accessibilité.

Francis Beaucire, Xavier Desjardins, décembre 2014

La notion de mobilité est partagée par plusieurs disciplines des sciences de la ville et de l’urbanisme : on l’emploie pour décrire les changements résidentiels, les changements de statut professionnel ou familial dans les champs de la sociologie et de la géographie sociale, voire de l’économie. Dans le domaine des transports et de l’urbanisme, la mobilité désigne l’ensemble des déplacements effectués comme conséquence de l’exécution d’un programme d’activités impliquant une diversité de lieux. Son entrée dans le champ des transports et de l’urbanisme est récent, exprimant l’élargissement et la complexification de l’étude et de la compréhension des comportements, les méthodes de calcul des trafics et de dimensionnement des systèmes de transport, des infrastructures et des espaces publics ayant besoin de suivre la mutation des pratiques citadines pour faire évoluer la conception des aménagements.

La notion de mobilité s’accompagne d’une série de notions attenantes, certaines en amont, d’autres en aval. En amont, motilité et accessibilité sont des notions attachées l’une à la personne, l’autre à l’organisation de l’espace urbain. La motilité désigne l’aptitude psychologique, culturelle, physique aussi à se mouvoir, c’est-à-dire à concevoir un projet de mobilité réalisable ; l’accessibilité dépend principalement des conditions matérielles à mettre en œuvre pour réaliser effectivement un déplacement, conditions qui tiennent pour l’essentiel à la disposition géographique des ressources urbaines par rapport au citadin. Si la motilité est au cœur du champ de la sociologie et de la psychologie, l’accessibilité est une notion centrale en économie territoriale. En urbanisme, c’est une combinaison de ces approches qui préside à la conception de la planification spatiale urbaine, de la conception des réseaux de transport et de l’aménagement de l’espace public.

Ces notions qui fonctionnent en système peuvent être apparentées de façon plus indirecte avec celles d’attractivité, de polarisation et de nodalité, les facilités accordées à la mobilité des personnes et des biens variant selon leur position sur les réseaux et la façon dont ils maillent l’espace urbain.

Ce que disent les auteurs sur la notion de mobilité

Eric Le Breton

Une définition de la mobilité par un sociologue.

« La mobilité n’est pas une dimension sectorielle et autonome de la vie sociale ; c’est au contraire une dimension transversale à toutes les pratiques sociales sans exception. Les univers de mobilité sont structurés par les fonctionnements familiaux, par les appartenances collectives, les rythmes de vie, les perceptions kinesthésiques, etc. Réciproquement, les pratiques de mobilité qu’impose la société dispersée impactent et modifient les fonctionnements familiaux, les appartenances collectives, les rythmes de vie et les perceptions kinesthésiques.
A la fois générée par les appartenances sociale et culturelle et générative, la mobilité est une forme élémentaire de la vie quotidienne, une matrice de toutes les expériences sociales. (…)
Dès lors que la mobilité confronte l’individu à divers objets, être mobile suppose une diversité de compétences allant des plus incorporées (la cognition de l’espace) aux savoirs plus formels (comprendre une langue) et jusqu’aux pratiques expertes d’utilisation de la panoplie des machines (voitures, distributeurs de titres, etc.).
La recherche sur les transports a longtemps négligé ces dimensions. La statistique des déplacements laissait implicitement entendre que les usages allaient de soi. Or les mobilités et les inscriptions territoriales dépendent de savoirs ancrés dans les cultures et dans la hiérarchisation des groupes sociaux. On peut discriminer les groupes en fonction de leurs capacités respectives à instrumenter les offres et les environnements du mode du transport. La mobilité virtuelle via internet suppose de maîtriser, en sus de l’ordinateur, les procédures organisationnelles et conversationnelles qui régentent les communautés virtuelles.»

Eric Le Breton, « Homo mobilis », in, Michel Bonnet et Patrice Aubertel (dir.), La ville aux limites de la mobilité, PUF, 2006, pages 26 et 30

Vincent Kaufmann

La mobilité dépend des aptitudes psychologiques, cognitives et culturelles à se mouvoir : Vincent Kaufmann propose d’utiliser le terme de motilité.

« Chaque acteur dispose d’un potentiel de mobilité, prémices du mouvement, qu’il peut transformer ou non en mouvement au gré des envies et des circonstances. Ce potentiel peut d’ailleurs ne pas être fortement lié à la mobilité, à l’instar par exemple d’une personne habitant au centre d’une grande ville avec toutes les potentialités qu’offrent un tel contexte en termes d’équipements culturels, mais qui ne va que très rarement au cinéma, au théâtre ou au concert. Dans le domaine de la culture, une telle personne dispose d’un potentiel de mobilité très important, mais ne le transforme que peu en mobilité.
Pour rendre compte de cet aspect, le terme de mobilité nous semble peu adéquat, nous lui préférons un terme nouveau (…) : la motilité. Il est en effet important de ne pas confondre la potentialité avec le mouvement lui-même. (…) La motilité peut être définie comme la capacité d’une personne ou d’un groupe à être mobile, spatialement et virtuellement. »

Vincent Kaufmann, « De la mobilité à la motilité », in Michel Bassand, Vincent Kaufmann, Dominique Joye (dir.), Enjeux de la sociologie urbaine, Presses polytechniques et universitaires romandes (collection science, technique et société), Lausanne, 200, page 94

Robert Ezra Park

Un des membres de la célèbre école de sociologie de Chicago insiste sur cette dimension d’abord individuelle de la mobilité.

« C’est bien parce que la communication joue un rôle fondamental dans l’existence d’une société que les facteurs géographiques, et plus généralement tous les facteurs qui limitent ou facilitent la circulation, font partie, à nos yeux, de la structure et de son organisation. C’est ainsi que les concepts de position, de distance et de mobilité en sont venus à prendre une importance nouvelle […]. Dès lors, il est évident que l’espace n’est pas le seul obstacle à la communication et que la distance sociale n’est pas toujours mesurable de façon adéquate en termes purement physiques : l’obstacle ultime à la communication, c’est la conscience de soi. »

Robert Ezra Park, « La communauté urbaine », in Yves Grafmeyer, Isaac Joseph, L’école de Chicago, naissance de l’écologie urbaine, 3ème édition, Champs Flammarion, 1990, pages 208-209

Ivan Illich

Dans l’extrait suivant, Ivan Illich pose la question de la transformation des espaces induites par les transports motorisés. Par la transformation des localisations qu’ils permettent, ils induisent un accroissement des différentiels d’accessibilité entre ceux qui ont accès aux transports motorisés et les autres.

« Les maux de la circulation sont dus, à présent, au monopole du transport. L’attrait de la vitesse a séduit des milliers d’usagers qui croient au progrès et acceptent les promesses d’une industrie fondée sur l’utilisation intensive du capital. L’usager est persuadé que les véhicules surpuissants lui permettent de dépasser l’autonomie limitée dont il a joui tant qu’il s’est déplacé par ses seuls moyens; aussi consent-il à la domination du transport organisé aux dépens du transit autonome. La destruction de l’environnement est encore la moindre des conséquences néfastes de ce choix. D’autres, plus graves, touchent la multiplication des frustrations physiques, la désutilité croissante de la production continuée, la soumission à une inégale répartition du pouvoir — autant de manifestations d’une distorsion de la relation entre le temps de vie et l’espace de vie. Dans un monde aliéné par le transport, l’usager devient un consommateur hagard, harassé de distances qui ne cessent de s’allonger.
Toute société qui impose sa règle aux modes de déplacement opprime en fait le transit au profit du transport. Partout où non seulement l’exercice de privilèges, mais la satisfaction des plus élémentaires besoins sont liés à l’usage de véhicules surpuissants, une accélération involontaire des rythmes personnels se produit. Dès que la vie quotidienne dépend du transport motorisé, l’industrie contrôle la circulation. Cette mainmise de l’industrie du transport sur la mobilité naturelle fonde un monopole bien plus dominateur que le monopole commercial de Ford sur le marché de l’automobile ou que celui, politique, de l’industrie automobile à l’encontre des moyens de transport collectifs. Un véhicule surpuissant fait plus: il engendre lui-même la distance qui aliène. A cause de son caractère caché, de son retranchement, de son pouvoir de structurer la société, je juge ce monopole radical. Quand une industrie s’arroge le droit de satisfaire, seule, un besoin élémentaire, jusque-là l’objet d’une réponse individuelle, elle produit un tel monopole. La consommation obligatoire d’un bien qui consomme beaucoup d’énergie (le transport motorisé) restreint les conditions de jouissance d’une valeur d’usage surabondante (la capacité innée de transit). La circulation nous offre l’exemple d’une loi économique générale: tout produit industriel dont la consommation par personne dépasse un niveau donné exerce un monopole radical sur la satisfaction d’un besoin. »

Ivan Illich, Energie et équité, deuxième édition en français, Le Seuil, 1975, pages 44 à 46

Sylvie Fol

Comme en écho, ce court extrait d’un ouvrage de Sylvie Fol pose la question de la mobilité devenue norme dans un espace reconfiguré par les mobilités motorisées. Les pauvres sont les victimes de la reconfiguration des espaces et des valeurs d’un monde devenu plus mobile.

« Dans une société où la flexibilité, que ce soit dans le monde de l’entreprise ou dans la vie sociale, est devenue une exigence, la mobilité est aujourd’hui érigée en norme. Alors que la capacité à se connecter à un univers de plus en plus réticulaire est devenue une ressource, l’individu est de plus en plus jugé sur sa mobilité, sa capacité à se déplacer sans se laisser arrêter par les frontières, qu’elles soient géographiques ou sociales. (…)
La mobilité est également associée à la liberté dans le sens où elle accroît les possibilités de choix des individus : plus nous pouvons nous déplacer, plus le choix est large. (…)
De fait, si l’urbanisation avait conduit à la concentration des lieux et l’homogénéisation des temporalités, la domination de l’automobile a au contraire conduit à l’étalement et à la dispersion des lieux et à la fragmentation des temporalités (….). Le processus qui lie étalement urbain et automobilité génère de nouvelles formes d’inégalités en matière d’accès aux ressources urbaines, qui pèsent particulièrement sur les ménages non motorisés et donc, en particulier, sur les ménages pauvres.»

Sylvie Fol, La mobilité des pauvres, Belin, 2009, pages 53 à 57.

Isaac Joseph

Le sociologue Isaac Joseph par sa réflexion sur l’accessibilité, montre l’étendue de cette notion, qui renvoie non seulement à la configuration des lieux et des moyens de transports, mais aussi à la capacité de se mouvoir et d’être accueilli. La notion d’accessibilité mène donc à celle d’urbanité…

« L’accessibilité mesure la proximité dans une ville définie comme système d’activités délocalisées. Le terme désigne aussi bien la capacité d’un point à interagir avec un autre, que la capacité d’un espace ou d’un équipement à assister l’usager incompétent. Loin de se limiter aux exigences d’une population spécifique (les handicapés), l’accessibilité est une incitation à aménager ou corriger les espaces, à mettre l’usage et les valeurs d’usage au cœur de la conception. L’accessibilisation de la ville ne peut être purement caritative ou se limiter au droit à la ville : accessibilité veut dire connectivité pour les réseaux, interactivité pour les services et les machines, lisibilité pour les espaces, etc. C’est un ensemble de qualités dont on peut dire qu’elles dessinent un espace-providence, non pour une clientèle d’ayant-droit, mais pour tout-un-chacun, quelque soit son handicap de situation. »

Isaac Joseph, « Le bien commun des villes » in Demain la ville, contribution aux travaux de la commission Sueur, Paris, La Documentation Française, 1998, tome 2, repris dans L’athlète moral et l’enquêteur modeste, Economica, Coll. Etudes sociologiques, édité et préfacé par Daniel Cefai, 2007, page 279

Références

Sylvie Fol, La mobilité des pauvres, Belin, 2009.

Ivan Illich, Energie et équité, deuxième édition en français, Le Seuil, 1975.

Isaac Joseph, « Le bien commun des villes » in Demain la ville, contribution aux travaux de la commission Sueur, Paris, La Documentation Française, 1998, tome 2, repris dans L’athlète moral et l’enquêteur modeste, Economica, Coll. Etudes sociologiques, édité et préfacé par Daniel Cefai, 2007.

Vincent Kaufmann, « De la mobilité à la motilité », in Michel Bassand, Vincent Kaufmann, Dominique Joye (dir.), Enjeux de la sociologie urbaine, Presses polytechniques et universitaires romandes (collection science, technique et société), Lausanne, 200.

Eric Le Breton, « Homo mobilis », in, Michel Bonnet et Patrice Aubertel (dir.), La ville aux limites de la mobilité, PUF, 2006.

Robert Ezra Park, « La communauté urbaine », in Yves Grafmeyer, Isaac Joseph, L’école de Chicago, naissance de l’écologie urbaine, 3ème édition, Champs Flammarion, 1990.