Développement durable et justice sociale

Fabio Mattioli, 2011

Cette fiche explique en quoi la reconstruction écologique des villes aboutit souvent à un processus de gentrification

Il est peut-être vrai que le réchauffement global est en train de changer la planète ; il semble selon les prévisions de l’Organisation pour la coopération économique et le développement (OCDE) que si la chaleur globale continue d’augmenter à ce rythme, dans peu de temps maintes villes qui sont aujourd’hui au bord de la mer ne seront que des souvenirs du passé. Cela touchera notamment des villes comme Shanghai, New York, Mumbai, pour n’en citer que quelques-unes parmi les 10 villes les plus à risque.

Notamment du fait de ces risques, les dernières années ont vu une prolifération d’actions visant à établir un régime de développement durable ; si la définition de celui-ci dans le Rapport Bruntland inclut les dimensions sociales, les effets de la mise en œuvre de « politiques de durabilité » semblent parfois aller dans le sens d’une augmentation des injustices sociales.

Ainsi à Katmandu, au Népal, le conseil municipal a récemment décidé d’améliorer la qualité du principal fleuve de la ville, très pollué. Pour ce faire il a été décidé récemment de détruire les campements de pauvres habitants sur ses rives. Comme si, souligne Anne Rademacher, ces pauvres étaient un des facteurs principaux de la pollution ! Mais les autorités locales ont décidé d’aller plus loin : ces pauvres seraient relogés dans des bâtiments verts, durables, écologiques. Et, faut-il ajouter, loin ; très loin du centre-ville. Dans ce cas, l’argument écologiste a permis au pouvoir en place de déplacer une partie de la population, encombrante pour des raisons politiques, en justifiant leur ghettoïsation dans un espace lointain. L’écologique a été un moyen pour justifier l’exclusion, ou mieux pour discriminer entre « ceux qui ont le droit de rester » et « ceux qui ne sont pas à leur place », au mépris de l’égale citoyenneté de tous les habitants.

Il n’est pas nécessaire d’aller chercher très loin pour vérifier que des processus similaires sont également à l’œuvre en France et en Europe en général ; là où l’on construit des bâtiments « verts », les investisseurs misent généralement sur l’effet d’attraction pour des membres de classes sociales relativement élevées. Ainsi, « reconstruction écologique » correspond souvent à gentrification, donc au remplacement des couches “populaires” par des couches plutôt aisées (intellectuels ou professionnels, artistes ou étudiants) : cela se fait assez naturellement à travers la hausse des prix des appartements. Si cela n’était pas assez pour décourager les « pauvres » de rester dans leur quartier, les changements provoqués par ces nouveaux habitants dans la structure même du quartier généralement font le reste : introduction de boutiques plutôt chics, artistiques, « ethno », « bio » ou « commerce équitable », transformation des espaces collectifs en lieux « culturels », avec une idée de la culture clairement orientée vers la culture élitiste officielle ou « pseudo »-alternative elle-même devenue officielle dans ce mouvement ; finalement, l’introduction des espaces piétonniers, chagrin de tous les petits commerçants, et une multiplication de cafés et bars nocturnes, ou des restaurants remplaçant les gargotes. Il suffit de se rendre dans le 11ème arrondissement de Paris, ou à la Goutte d’or, pour voir comment les transformations peuvent être rapides, brutales, et parfois tragiques.

De même, à Barcelone ou à Dubaï, le fait de développer une « ville verte » a conduit à l’augmentation des inégalités au sein de la ville : des îlots de richesse « verte » se substituent aux « ghettos » qui, au lieu d’être absorbés et intégrés avec leur population dans une société commune, sont simplement déplacés plus loin. Souvent, ce « face lifting » des villes aux couleurs vertes a été utilisé pour « lancer » les villes sur le marché global : Barcelone et Dubaï veulent leur part de marché dans le tourisme global, en entrant dans le club des métropoles vertes – conduit depuis quelques années par des villes comme Paris ou New York. Lorsqu’elle n’est pas commerciale, la stratégie est politique, permettant d’acquérir un rôle vis-à-vis des partenaires (européens ou non) : selon McDonogh il y a ainsi une sorte de club mondial des « verts » et en faire partie représenterait l’accès à des capitaux politiques.

Comment alors concilier une forme de bien-être économique avec le bien-être environnemental ? Pourquoi souvent ceux qui sont le plus mis en danger par ces politiques – pourtant présentées comme responsables pour la planète—sont ceux qui avaient déjà un statut marginal dans le système non écologique ?

L’écologie se donne comme objectif de recréer un équilibre juste et durable, entre homme et environnement. Toutefois pour ce faire, il est nécessaire de ne pas oublier les autres problèmes de justice actuellement présents dans nos villes et sociétés : marginalité, pauvreté, ségrégation figurent comme les plus urgentes parmi d’autres. L’écologie ne doit pas devenir une autre flèche à l’arc du capital, un autre instrument de creusement des inégalités. C’est peut-être une opportunité pour les politiciens d’utiliser à bon escient une ressource de légitimité et de voix ; la popularité des questions écologiques pourrait vraiment donner aux politiciens les moyens pour conduire des réformes qui permettent de réduire les injustices – écologiques et sociales.

Sources

  • Hornborg, Alf, 2001, Power of the Machine: Global Inequalities of Economy, Technology, and Environment, Walnut Creek, CA: Alta Mira Press.

  • Rademacher, Ann, 2009. “When is Housing an Environmental Problem? Reforming Informality in Kathmandu.” Current Anthropology, 50 (4) , 513-534.

  • Gardner, Andrew, ND, “How the City Grows: Urban Growth and Challenges to Sustainable Development in Doha, Qatar” City and Society Under Review.

  • McDonogh, Gary, ND, “Learning from Barcelona: Discourse, Power and Praxis in the Sustainable City” City and Society Under Review.