Directive services : inverser la démarche

Pierre Bauby, 2005

Cette fiche revient sur la Directive services, sujet toujours aussi sulfureux en 2017, et pose la question de l’harmonisation des droits entre Etats communautaires. Depuis plus de 10 ans, ces questions bien que sans cesse débattues (harmonisation sociale et fiscale par le haut, souveraineté des Etats membres, préservation des services publics, etc.) ne sont pas tranchées, mais des aménagements sectoriels par le bas sont d’ores et déjà entrés en vigueur, au détriment des usagers et des consommateurs.

Les institutions européennes débattent depuis 2004 d’un projet de directive destinée à réaliser le marché intérieur des services afin que leur fourniture soit aussi « facile dans l’Union que dans un État-membre » car ce sont ces activités qui offrent le plus de potentiel de croissance et d’emplois (ils génèrent 70 % du PIB et des emplois en Europe et ne font l’objet que de 20 % des échanges entre États-membres). Le projet, élaboré par l’ancien commissaire européen Frits Bolkestein, vise tout d’abord à faciliter l’établissement des entreprises de service dans l’ensemble de l’Union (guichets uniques, simplification des régimes d’autorisation, reconnaissance mutuelle, etc.).

La proposition de Directive fait suite au rapport sur l’ « état du Marché intérieur des services » présenté par la Commission en juillet 2002. Ce dernier dressait un inventaire des obstacles subsistant à la réalisation d’un véritable marché intérieur des services. La directive ne s’appliquerait pas aux services financiers, aux services et réseaux de communications électroniques ni aux services de transport, dans la mesure où ceux-ci font déjà l’objet d’une initiative communautaire spécifique. Dans le domaine de la fiscalité, la directive s’applique aux mesures fiscales qui ne relèvent pas déjà d’un instrument communautaire.

Principe du pays d’origine

Il entend ensuite supprimer les obstacles à la libre circulation des services en particulier par la mise en œuvre du principe dit du pays d’origine. L’article 16 de la proposition de Directive est de toute importance. Il permet aux « prestataires [de services d’être] soumis uniquement aux dispositions nationales de leur État-membre d’origine », indépendamment de l’État-membre dans lequel le service est proposé. Ce principe va à l’encontre d’une intégration économique et sociale communautaire « par le haut » et prive les États d’un droit de regard sur la qualité du prestataire, incitant au dumping social et fiscal. Certains voient dans ce projet une menace pour les services publics français rendus par l’État employeur-producteur, des entreprises privées pouvant accéder sans restriction au territoire français. Enfin, cela renforce encore le débat autour du respect du principe de subsidiarité.

Dans un article 17, des dérogations au principe du pays d’origine sont énumérées. Ainsi, les services postaux et les services de distribution d’électricité, de gaz et d’eau sont exclus (par voie de conséquence, la Directive est applicable aux autres pans de services de ces secteurs).

La protection des travailleurs en question ?

Les employés détachés pendant plus d’un an ou ceux recrutés localement par une entreprise étrangère seraient soumis au droit du travail du pays d’origine, ce qui introduirait une discrimination interdite par la Charte des Droits Fondamentaux entre travailleurs de différentes nationalités.

Par ailleurs, le principe du pays d’origine ne s’applique pas aux matières couvertes par la directive 96/71/CE relative au détachement des travailleurs, mais les considérant de la présente Directive évoquent toutefois la nécessité de clarifier la répartition des rôles et des tâches entre l’État membre d’origine et l’État membre de détachement, ce qui permettra « de faciliter l’exercice de la libre circulation des services, en particulier en supprimant certaines procédures administratives disproportionnées, tout en améliorant le contrôle du respect des conditions d’emploi et de travail conformément à la directive 96/71/CE ». Mais un contrôle sur les conditions de travail de personnes détachées pourra s’avérer difficile lorsque certains autorisations, déclarations et documents sociaux ne seront plus tenus d’être présentés par les fournisseurs de services et leurs salariés.

Des dérogations transitoires sont par ailleurs mises en place jusqu’à la création d’instruments d’harmonisation pour les activités de jeux d’argent, ainsi que pour les transports de fonds et l’accès aux activités de recouvrement judiciaire des dettes (pour ces deux derniers points, les dérogations ne seront plus valables, en tout état de cause, après le 1er janvier 2010).

Ce projet fait donc l’impasse sur les différences profondes de situations existant aujourd’hui dans l’Europe des 25 sans proposer de développer une harmonisation progressive. Dans ces conditions, il risque de conduire à une généralisation des différentes formes de dumping (fiscal, social, quant aux droits des consommateurs, etc.) au détriment à la fois des consommateurs et des salariés.

Il est donc indispensable d’inverser la démarche pour engager d’abord une harmonisation progressive, en particulier en direction des nouveaux États-membres.

Le principe du pays d’origine pose par ailleurs une série d’enjeux spécifiques dans le domaine des services publics. Les États-membres ont le pouvoir de définir les objectifs et modalités d’organisation des services publics de leur compétence. Que se passerait-il si un tel service était rendu par une entreprise provenant d’un pays où cette activité ne relèverait pas des mêmes obligations ?

Pour résoudre ces difficultés, la directive prévoit une série de dérogations partielles (transports, télécommunications, services postaux, distribution d’électricité, de gaz, d’eau, etc.), que la Commission serait prête à étendre. Cependant l’essentiel des services publics sociaux ou de santé relèveraient bien de la directive.

Quelle articulation avec les services d’intérêt général ?

La question des SIG apparaît uniquement dans l’introduction explicative générale (qui n’a par ailleurs aucune valeur juridique : aucune référence ne leur est faite par la suite dans les considérant ou dans la Directive elle-même. Sont exclus de manière explicite, tous les services qui sont fournis gratuitement par l’autorité publique dans le cadre de l’exercice de sa mission. Tous les SIG, l’éducation, la santé (à laquelle l’article 23 est spécifiquement dédié), la culture, les services sociaux, etc. sont, de fait, concernés.

Cette proposition de Directive donne quand même à s’interroger quand on sait que des débats concernant les SIG sont en cours (Livre Vert puis livre Blanc de la Commission, éventuel cadre juridique communautaire pour les SIG…). La mise en cohérence de cette directive avec la législation existante ou en cours d’élaboration au niveau communautaire est un préalable indispensable à toute entrée en vigueur.

La Directive ne prétend pas traiter les questions relatives aux SIG et au droit du travail « en tant que telles », mais finalement, elle aura, indirectement, un impact sur ces domaines fondamentaux.

En fait, les services publics (services d’intérêt général dans le langage communautaire) devraient être exclus du champ d’application de la directive tant qu’un cadre juridique général les encadrant (dont on parle depuis des années sans avancer réellement) n’aura pas défini les règles spécifiques nécessaires à leur existence : prévalence des objectifs d’intérêt général sur le droit de la concurrence, droits des autorités publiques de définir les services publics de leur ressort, liberté de choix des modes de gestion, garantie de financement des investissements à long terme et des compensations des obligations de service public, évaluation pluraliste des performances, droits des consommateurs, etc.

Actuellement - novembre 2005

La directive est actuellement en discussion au sein du Parlement qui s’en est saisi. Evelyne Gebhardt (PSE, Allemagne) est chargée de présenter au Parlement un rapport complet. Elle a présenté, le 24 mai dernier, à la commission du marché intérieur et de la protection des consommateurs du Parlement européen, la deuxième partie de son rapport sur la proposition de directive services. La commission marché intérieur du Parlement européen a adopté, le 22 novembre dernier par 25 oui, 10 non, 5 abstentions, son rapport sur la proposition de directive services.

La 1e partie du rapport propose l’exclusion des services d’intérêt général, le remplacement du principe du pays d’origine par la reconnaissance mutuelle pour les prestations transfrontalières, l’introduction du principe du pays de destination pour certains services. Les propositions contenues dans la deuxième partie vont dans le même sens. Elles prévoient le renforcement du rôle du guichet unique destiné à faciliter les démarches administratives, qui serait étendu aux entreprises désireuses d’offrir temporairement leurs services dans un État-membre donné. Il devrait être pleinement opérationnel, au plus tard, quatre ans après l’entrée en vigueur de la directive, l’augmentation de la compétence des États-membres de destination en matière de régime d’autorisation. Ceux-ci n’auraient plus à justifier leurs régimes d’autorisation, ils pourraient révoquer une autorisation et les entreprises devraient avoir obtenu une réponse pour entamer leurs activités. Le remplacement du principe de la « liste noire » des exigences que les États-membres seraient tenus d’abolir immédiatement par l’autorisation pour les États-membres à demander aux entreprises de prouver que leurs services répondent à un besoin économique.

Le raccourcissement de la « liste grise » des exigences nationales devant être évaluées et éventuellement supprimées si elles sont jugées discriminatoires, non justifiées par des motifs d’intérêt public ou non proportionnées, et une période transitoire minimum de quatre ans. Les États-membres seraient aussi autorisés à limiter les points de vente autorisés dans une région, à fixer des tarifs maximum ou minimum, interdire la vente à perte, le respect des directives sectorielles. Les amendements sont accompagnés de considérant justifiant les modifications proposées.

Par ailleurs, Evelyne Gebhardt, soutient que le principe du pays d’origine est en contradiction avec l’article 50 du traité CE selon lequel le prestataire étranger doit être soumis au même traitement que les ressortissants du pays de prestation, que la liste des services couverts par la directive est indicative et non exhaustive.

Cependant, malgré les efforts de E. Gebhardt, rapporteur du projet, les députés ont refusé d’exclure les services d’intérêt économique général (SIEG) du champ d’application de la directive. Le principe de l’inclusion des SIEG comporte, toutefois, plusieurs dérogations, jeux de hasard, services audiovisuels, professions et activités liées à l’exercice de l’autorité, services de santé. D’une manière générale, les SIEG échappent au principe du pays d’origine (article 16) et à la procédure d’évaluation (article 14 et 15). Le principe du pays d’origine (PPO), défendu par la droite, a été maintenu, mais des conditions particulières d’ordre public, de sécurité, de protection de l’environnement ou de la santé pourront être requises par l’État de destination pour l’exercice d’une activité de service.

L’inclusion des SIEG est passée à deux voix près, ce qui permet à certains d’espérer que le vote en plénière (janvier 2006) pourra être différent. Pour sa part, E. Gebhardt s’est abstenue de voter car elle estime que la définition du principe du pays d’origine retenue crée une insécurité juridique, et dans l’espoir de maintenir la porte ouverte pour de futures négociations d’ici la séance plénière du Parlement prévue pour janvier 2006.

Tandis que la directive suit le processus communautaire réglementaire, des organisations de la société civile se mobiliser jugeant qu’elle constitue une réelle menace pour les services publics et le droit du travail. A Bruxelles, au printemps dernier, une séance de travail sur la directive avait précédé une marche de protestation. Actuellement, les organisations syndicales et citoyennes françaises se rassemblent pour participer à cette dynamique et faire entendre la voix des citoyens aux députés européens.