Qu’entend-on par service d’intérêt général ?
Pierre Bauby, 2005
Dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale (DPH)
Cette fiche propose une définition des services d’intérêt général (SIG), à partir du Traité de Rome et de celle de la commission européenne. Initialement définis à partir de la notion de « service public » française, les SIG sont soumis à diverses interprétations, en fonction des différents Etats membres. De là découlent les enjeux et les limites d’une définition communautaire, ce qui pose la question épineuse de la gouvernance à l’échelle de l’Union européenne et, partant, celle de la souveraineté des Etats.
Les racines
Lorsque les rédacteurs du traité de Rome de 1957 ont voulu parler de ce que les Français appelaient « service public », ils ont employé deux termes différents.
Dans l’article 73 on trouve l’expression « service public » pour le secteur des transports : « Sont compatibles avec le présent traité les aides qui répondent aux besoins de la coordination des transports ou qui correspondent au remboursement de certaines servitudes inhérentes à la notion de service public ».
L’expression « service public » n’est employée ici qu’à propos des « servitudes inhérentes à la notion de service public », ce qui donnera lieu ultérieurement au concept d’« obligations de service public ».
Dans l’article 86 apparaît un terme nouveau, « services d’intérêt économique général » : « 2. Les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux règles du présent traité, notamment aux règles de la concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de la Communauté ».
Ce terme appelle 4 commentaires :
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il n’est pas défini plus avant dans le traité de Rome ; aujourd’hui il n’est pas davantage défini ni dans les traités, ni dans le droit dérivé ;
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il ne correspondait à aucune expression employée dans un des États-membres fondateurs ;
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il met l’accent sur la « mission particulière » ;
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c’est le seul employé aujourd’hui encore, y compris dans le nouveau traité instituant une Constitution pour l’Europe.
Depuis, on a vu apparaître le concept de « service d’intérêt général », utilisé comme titre des communications de la Commission européenne de 1996 et 2000, de son rapport de 2001, du Livre vert de 2003, du Livre blanc de 2004.
Les définitions actuelles
En annexe du Livre blanc de 2004 figurent des définitions terminologiques, qui s’inspirent des définitions utilisées dans le Livre vert sur les services d’intérêt général, COM(2003)270 du 21.5.2004.
La Commission écrit que « des différences terminologiques, une confusion sémantique et des traditions variées dans les États membres ont créé de nombreux malentendus dans le débat mené au niveau européen. Dans les États-membres, des termes et des définitions différents sont utilisés dans le domaine des services d’intérêt général en raison d’évolutions historiques, économiques, culturelles et politiques dissemblables. La terminologie communautaire s’efforce de prendre ces différences en considération ».
Elle propose les définitions et précisions suivantes, qui font l’objet de convergence et de relatifs consensus entre toutes les parties prenantes, même si elles ne sont toujours pas intégrées dans le droit positif :
Services d’intérêt général
L’expression « services d’intérêt général » ne se trouve pas dans le traité lui-même. Elle découle dans la pratique communautaire de l’expression « service d’intérêt économique général » qui est, elle, utilisée dans le traité. Elle a un sens plus large que l’expression précitée et couvre les services marchands et non marchands que les autorités publiques considèrent comme étant d’intérêt général et soumettent à des obligations spécifiques de service public.
Services d’intérêt économique général
L’expression « services d’intérêt économique général » est utilisée aux articles 16 et 86, paragraphe 2, du traité. Elle n’est pas définie dans le traité ou dans le droit dérivé. Cependant, dans la pratique communautaire, on s’accorde généralement à considérer qu’elle se réfère aux services de nature économique que les États membres ou la Communauté soumettent à des obligations spécifiques de service public en vertu d’un critère d’intérêt général. La notion de services d’intérêt économique général couvre donc plus particulièrement certains services fournis par les grandes industries de réseau comme le transport, les services postaux, l’énergie et les communications. Toutefois, l’expression s’étend également aux autres activités économiques soumises elles aussi à des obligations de service public.
Comme le Livre vert, le présent Livre blanc se concentre principalement, mais pas exclusivement, sur les questions liées aux « services d’intérêt économique général », puisque le traité lui-même est axé essentiellement sur les activités économiques. L’expression « services d’intérêt général » est utilisée dans le Livre blanc uniquement lorsque le texte fait également référence aux services non économiques ou lorsqu’il n’est pas nécessaire de préciser la nature économique ou non économique des services concernés.
Service public
Il convient de souligner que les termes « service d’intérêt général » et « service d’intérêt économique général » ne doivent pas être confondus avec l’expression « service public », qui est moins précise. Celle-ci peut avoir différentes significations et être ainsi source de confusion. Elle peut se rapporter au fait qu’un service est offert au grand public ou qu’un rôle particulier lui a été attribué dans l’intérêt public, ou encore se référer au régime de propriété ou au statut de l’organisme qui fournit le service en question. Elle n’est dès lors pas utilisée dans le Livre blanc. Il y a souvent confusion entre les termes « service public » et « secteur public ». Le « secteur public » englobe toutes les administrations publiques ainsi que toutes les entreprises contrôlées par les autorités publiques.
Obligations de service public
L’expression « obligations de service public » est utilisée dans le Livre blanc. Elle désigne les obligations spécifiques imposées par les autorités publiques à un fournisseur de service afin de garantir la réalisation de certains objectifs d’intérêt public, par exemple dans le secteur du transport aérien, ferroviaire ou routier et dans le domaine de l’énergie. Ces obligations peuvent être imposées au niveau communautaire, national ou régional.
Entreprise publique
L’expression « entreprise publique » est généralement utilisée, elle aussi, pour définir le régime de propriété du fournisseur de service. Le traité prévoit une stricte neutralité. Le fait que les fournisseurs de services d’intérêt général soient publics ou privés n’a pas d’importance dans le droit communautaire ; ils jouissent de droits identiques et sont soumis aux mêmes obligations.
Ces définitions laissent entières plusieurs séries de questions :
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Quelles activités et quels secteurs relèvent des services d’intérêt ÉCONOMIQUE général ? Il est clair qu’il n’y a pas de frontière absolue entre économique et non-économique et que celle-ci évolue au fil des mutations technologiques, économiques et sociales ; en 1957 et même au moment de l’Acte unique de 1986, il était assez clair que les SIEG ne recouvraient que les secteurs des communications, des transports et de l’énergie, les activités de réseau. Depuis, en particulier avec les définitions extensives de la notion d’« entreprise » et d’« activité économique » données par la Cour de Justice des CE, le champ des activités et secteurs relevant des SIEG s’est beaucoup étendu. Aujourd’hui ne sont clairement considérés comme en dehors des SIEG que les activités étroitement « régaliennes », le système d’éducation obligatoire de base et la protection sociale obligatoire relevant de la solidarité. Toutes les autres activités sont potentiellement soumises au droit de la concurrence et à la dynamique du marché intérieur.
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Qui décide de ce qui relève d’un SIEG, d’un SIG ou, nouveau concept apparu explicitement dans le Livre blanc de 2004 et qui doit faire l’objet d’une Communication de la Commission européenne mi-2005, celui de Services sociaux d’intérêt général (SSIG) ? Les États-membres (et les autorités publiques infranationales) ou les institutions européennes, et sur quelles bases ?
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Quelle est la hiérarchie des normes communautaires entre le droit de la concurrence et les objectifs, missions ou obligations d’intérêt général ou de service public ? L’article 86 précise que les entreprises chargées de la gestion de SIEG « sont soumises aux règles du présent traité, notamment aux règles de la concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie ». De son côté, le Livre blanc de 2004 précise que « en vertu du traité CE et sous réserve des conditions fixées à l’article 86, paragraphe 2, l’accomplissement effectif d’une mission d’intérêt général prévaut, en cas de tension, sur l’application des règles du traité », mais cette appréciation n’a pas de valeur juridique.
On a vu également apparaître au plan européen la notion de « service universel », d’abord dans les télécommunications, puis pour le service postal, et depuis 2003 pour l’électricité. Dans le Livre blanc, la Commission européenne souligne que le « service universel est une notion clé que la Communauté a développée pour assurer l’accessibilité effective des services essentiels ». Dans son rapport de 2001, elle écrivait que « le service universel, et notamment la définition des obligations de service universel, doit accompagner la libéralisation des secteurs de services dans l’Union européenne, tels que celui des télécommunications. La définition et la garantie d’un service universel permettent le maintien pour tous les utilisateurs et tous les consommateurs de l’accessibilité et de la qualité des services pendant le processus de passage d’une situation de prestation de services sous monopole à celle de marchés ouverts à la concurrence. Le service universel, dans un environnement de marchés des télécommunications ouverts et concurrentiels, se définit comme un ensemble minimal de services d’une qualité donnée auquel tous les utilisateurs et les consommateurs ont accès, compte-tenu de circonstances nationales spécifiques, à un prix abordable ».
Les services d’intérêt général se définissent par leurs finalités et objectifs, qui correspondent, à l’échelle de chaque autorité publique (locale, régionale, nationale, européenne), à l’emboîtement de trois dimensions :
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La garantie du droit individuel de chacun d’accéder à des biens ou services essentiels pour la satisfaction de ses besoins, la garantie d’exercice des droits fondamentaux de la personne, conditions du lien social (droits à l’éducation, à la santé, au logement, à l’eau et à l’assainissement, à l’énergie, aux communications, aux transports, etc.) ;
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L’expression de l’intérêt général de la collectivité, la promotion de solidarités, de la cohésion économique, sociale et territoriale (égalité d’accès, de fourniture, de service et de qualité, recherche du moindre coût, péréquation géographique des tarifs, adaptabilité) ;
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Un moyen essentiel pour concourir au développement économique et social à long terme (développement durable, intérêts des générations futures, etc.).
En raison de ces finalités, les services d’intérêt général ne peuvent relever du seul droit commun de la concurrence et des seules règles du marché, car cela conduirait au développement de trois phénomènes de polarisation :
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économique : les rendements croissants conduisant à de nouvelles concentrations et à la reconstitution de monopoles ;
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sociale : l’« écrémage du marché » amenant des différentiations croissantes selon les revenus des utilisateurs ;
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territoriale : les régions et zones les moins rentables risquant d’être progressivement délaissées. Le système de régulation des services d’intérêt général relève des rapports entre les règles de concurrence et les missions d’intérêt général ; ces rapports ne sont pas stables et figés, mais évolutifs dans le temps et l’espace. Ils tiennent notamment aux histoires, traditions, institutions et cultures nationales.
Un système de régulation propre aux SIG peut recouvrir plusieurs objectifs et formes possibles :
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La régulation peut consister à contrôler la concurrence : elle relève alors le plus souvent des autorités nationales et européenne de surveillance de la concurrence ; mais celles-ci se prononcent le plus souvent ex-post, ce qui peut entraver le fonctionnement d’un secteur ;
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La régulation peut avoir pour objectif d’introduire la concurrence dans un secteur ; elle est alors « asymétrique » exerçant un contrôle strict sur l’ancien monopole ; cette régulation est dès lors le plus souvent conçue comme provisoire, en attendant l’existence d’un marché réellement concurrentiel ;
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La régulation peut aussi avoir à surveiller que l’introduction de la concurrence ne provoque pas d’effets pervers (absence d’incitation à investir, limitation du profit) ;
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La régulation peut se concentrer sur l’accès des différents opérateurs à une infrastructure qui reste marquée par l’existence d’un monopole naturel (réseaux électriques, de gaz, de transports par rail, eau et assainissement, etc.) ; cela conduit souvent à mettre en place une autorité de régulation nationale par secteur, indépendante par rapport aux différents opérateurs et à l’autorité publique, surtout si celle-ci reste actionnaire unique ou majoritaire de l’ancien monopole ou du gestionnaire du réseau ; cette autorité doit alors se prononcer ex ante ou en continu, de façon à permettre un bon fonctionnement du secteur ;
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La régulation peut aussi avoir comme finalité d’assurer un équilibre évolutif entre des objectifs comportant des aspects contradictoires, en particulier entre concurrence et objectifs d’intérêt général ou obligations de service public.
3 analyses
- L’européanisation des services publics
- Services d’intérêt général : de quel cadre communautaire avons-nous besoin ?
- Directive services : inverser la démarche