La crise du logement en France et la réaction du mouvement social
Lilia SANTANA et Marcelo NOWERSTERN, 2006
Association Internationale de Techniciens, Experts et Chercheurs (AITEC)
Cette fiche dresse un bilan critique de la Politique de ville à travers la question du logement mais aussi des mouvements sociaux. Rédigée récemment après les émeutes urbaines de 2005, elle invite à changer de regard sur la « banlieue » et les « quartiers » pour essayer de comprendre plutôt que de juger.
La crise du logement en France
La crise du système du logement social en France se situe à trois niveaux :
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sa logique de fonctionnement n’est plus adaptée et la négociation politico-institutionnelle ne donne plus les mêmes résultats, quantitatifs et qualitatifs, que dans le passé;
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les politiques de marché sont contraires aux besoins de construction et d’accès du logement social ;
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des secteurs sociaux entiers sont exclus de toute possibilité d’accès formel.
Dans ce cadre, la mobilisation sociale devient un moyen pour trouver des « solutions » aux questions du logement ; l’action directe et la création d’un rapport de force cessent alors d’être un élément marginal pour faire avancer les revendications.
Le mal-logement en France
Le système de logement social a été conçu pour une population salariée, avec un emploi stable, alors même que nous nous situons dans un processus d’éclatement du marché du travail qui dure maintenant depuis plusieurs décennies : chômage, instabilité, ségrégation, précarité, travail « au noir », emploi de l’immigration clandestine…
Le marché ne permet pas aux secteurs sociaux à bas revenus (ni à revenus moyens), d’accéder à un logement. La demande adressée au système de logement social ne peut pas être satisfaite. La crise du logement social actuelle est générale et se manifeste de différentes manières dans le logement populaire social ou « de fait ». La mobilisation sociale autour de cette crise est aussi diverse.
Les situations de «mal logement» sont devenues courantes. Le rapport de la Fondation Abbé-Pierre sur le mal logement en France indique que le pays compte plus de 3 millions de mal-logés dont les deux tiers vivent dans des conditions de logement très difficiles, dépourvus de «confort de base» (absence de salle d’eau, de WC, de système de chauffage, etc.), et en situation de surpeuplement.
Dans ce contexte de pénurie de l’offre, le phénomène de l’hébergement prend une place de plus en plus importante et concerne désormais un tiers des mal logés1.
La pénurie de logements accessibles s’accompagne alors d’une réduction de la mobilité résidentielle des ménages les plus modestes et de l’émergence d’un habitat de relégation pour ceux d’entre eux qui cumulent les handicaps (dont celui d’être issus de l’immigration ou d’être perçus comme tels)2.
En résumé, le système du logement social est en crise :
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D’une part, un nombre de familles de plus en plus important n’ayant pas accès au système de logement social, se trouve mal logé.
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D’autre part, les insuffisances, manques et dysfonctionnements du système lui-même génèrent un nombre important de demandes insatisfaites auprès d’une population qui en principe réunit les conditions pour avoir accès au système. Par exemple, on estime que dans la ville de Paris plus de 100.000 personnes sont en attente d’un « logement HLM ».
Par ailleurs, la crise est affectée par la dégradation des ensembles de logements sociaux existants, par le phénomène des « quartiers difficiles » ou « en difficulté ». Certains de ces ensembles construits il y a 50, 40 ou 30 ans concentrent une population connaissant de graves problèmes sociaux, liés à la discrimination sociale, au chômage et à la précarité chaque jour plus importante. Le logement social, au lieu d’être un élément d’« intégration sociale » s’est transformé en un élément de marginalisation.
La problématique du logement social résulte alors de multiples facteurs :
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une insuffisance quantitative en termes de construction de logement social,
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un manque d’adaptation du type de logement construit aux besoins de la population,
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une dégradation des logements et des ensembles existants,
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une impossibilité d’accès d’une partie de la population au système parce qu’elle ne réunit pas les conditions juridiques et économiques,
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une insuffisance ou une absence de services publics. Le logement social ne facilite pas « l’accès à la ville ».
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de politiques publiques erronées, d’adaptation au marché, de financements insuffisants.
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de politiques territoriales municipales qui rejettent, ou tout du moins ne promeuvent pas, la construction de logement social et surtout qui rejettent la population exclue du système et n’envisage pas la recherche de solutions décentes pour cette population.
Le renouvellement urbain : une réponse à la crise du logement ?
Dans ce contexte, le renouvellement urbain est retenu par le gouvernement comme axe structurant de la politique publique actuelle de la ville, revenant sur des années de Politique de la ville soucieuse d’intégrer un volet social à toute opération, avec les limites qui lui ont été opposées.
Dans le cadre des lois de programmation sur la ville et du plan de cohésion social, il est prévu pour la période 2004-2008 la démolition de 250000 logements. Ces démolitions sont financées par l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU).
Après 20 ans de Politique de la ville axée sur la réhabilitation et l’action sociale, l’ANRU, a désormais pour objectif d’agir sur le bâti et la structure urbaine en concentrant des fonds importants sur un nombre limité de projet. La politique de la ville concentre son action sur l’urbain, l’action sociale est contractualisée avec les collectivités locales et décentralisée.
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Le projet de renouvellement urbain est porté par les municipalités qui sollicitent un financement auprès de l’ANRU.
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L’idée porteuse du renouvellement est la redéfinition du tissu urbain en désenclavant les quartiers en difficulté et en libérant du foncier3.
Ces démolitions posent la question de savoir qui sera logé dans les nouveaux logements produits et celle des modalités et des conditions de relogement des ménages « déplacés », car aucune contrainte n’existe concernant la nature (logements très sociaux ou intermédiaires) et le statut (locatif ou en accession) des nouvelles constructions. Les premières expériences montrent même que la volonté des élus va dans le sens d’un changement le plus radical possible du quartier : on détruit essentiellement des logements dits très sociaux et donc accueillant une population peu fortunée, des familles nombreuses, pour reconstruire des logements locatifs ou en accession à la propriété dits intermédiaires, accueillant ainsi une classe moyenne voire moyenne-haute.
Les acteurs du logement sont sceptiques, voire inquiets, face à ces mesures, dans un contexte où la nécessité d’accroître l’offre de logements pour tous et plus spécifiquement pour les plus modestes est criante. La question du relogement des familles, familles nombreuses notamment, est ici centrale.
Des amicales de locataires, collectifs d’habitants, associations de solidarité, syndicats et autres se mobilisent. Cela concerne des quartiers qui ont été abandonnés par les pouvoirs publics et l’ensemble des erreurs politiques et technocratiques est reporté aujourd’hui sur ces habitants stigmatisés. Une coordination de collectifs d’habitants mobilisés contre les démolitions a été créée dans la région parisienne pour s’opposer à des opérations de «rénovation» comprises comme le délogement de l’habitat et l’édification de quartiers destinés à des autres. Les habitants, se sentent ignorés et considèrent « que les choix des maires se font globalement sans concertation avec les habitants […] les gens perdent leur logement mais aussi leurs liens familiaux et sociaux ». Ils ont le sentiment que « c’est souvent une carte blanche pour disperser les « familles à problème »» et que « cela concerne des quartiers qui ont été abandonnés par les pouvoirs publics et l’ensemble des erreurs politiques et technocratiques est reporté aujourd’hui sur ces habitants stigmatisés ».
On assiste à une mutation des formes de l’intervention publique sans régulation du marché. Il s’agit de politiques à durée déterminée (8 ans pour l’ANRU), menées par une agence au statut d’établissement public et non par un ministère, qui contractualise avec les collectivités territoriales pour agir momentanément sur une problématique précise. Il n’y a plus de politique structurelle du logement. La « nouveauté » de ces politiques porte également sur le rapport public-privé. Contrairement à la Politique de la ville qui combinait l’intervention sociale, la concertation, le rôle des associations… la nouvelle politique conduit à démolir les grands ensembles des quartiers pour faire disparaître les problèmes sociaux. La finalité de l’ANRU est la transformation physique des quartiers, la question des populations est secondaire.
La réaction du mouvement social
Dans ce contexte, le mouvement social s’est manifesté en un ensemble de réactions diverses, nombreuses, dispersées territorialement, par le biais d’associations locales, de mobilisations et d’interpellations des municipalités et d’opposition aux politiques publiques.
La situation est actuellement en train de changer. Les débats autour de l’accès au logement social, des subventions publiques, de la quantité et de la situation des logements à construire, s’exprimaient historiquement à travers des revendications et des conflits qui se négociaient comme une part du « salaire indirect », à travers l’action des syndicats, municipalités, partis politiques de gauche et associations liées à ces structures.
Le mouvement social français pour le logement repose sur des « traditions » diverses :
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des associations liées à la gestion « du logement HLM » et aux partis de gauche ;
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des associations caritatives, autour notamment du courant ATD quart monde ;
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des associations de lutte « des mal logés » qui confluent plutôt avec les analyses du mouvement altermondialiste et qui revendiquent l’autonomie par rapport aux partis politiques et à l’État et l’action directe ;
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des associations de gestion qui jouent le rôle d’interface entre la population et les pouvoirs publics, avec des techniques d’intervention urbaine et d’ingénierie sociale.
Il existe actuellement une tendance à l’unification dans une plate-forme commune de la lutte par le logement et à la confluence de mouvements de culture et d’analyse différentes. Le mouvement de confluence entre la lutte des « mal- logés », les habitants des cités HLM et autres secteurs s’est manifesté à diverses occasions : depuis le Forum Social Européen de 2003 à Paris-Saint Denis et dans la lutte actuelle contre les démolitions de logements sociaux.
Les événements de septembre de 2005, à savoir les incendies de deux immeubles-taudis à Paris qui ont provoqué le décès d’occupants de logements, suivis d’expulsions d’habitants d’autres taudis, demandées par le Ministre de l’intérieur, a donné lieu à l’élaboration d’une plate-forme commune de plus de 60 associations, (et qui inclut également des partis politiques de gauche). Deux grandes manifestations ont eu lieu à Paris.
Ce rapprochement est rendu visible par la participation notamment de l’association DAL (Droit au Logement), « syndicat de mal-logés » et de l’association CNL (Confédération National du Logement), « syndicat de locataires » qui regroupe des habitants « des logements HLM » et qui participe à la gestion des Offices.
« Mal logés » et « habitants des logements HLM » considèrent que le logement social est gravement menacé et qu’une importante partie de la population vit dans des conditions insupportables, sans perspectives immédiates d’accès à un logement décent. Considérant que le système de logement social ne remplit pas ses fonctions et a créé une situation d’exclusion sociale et territoriale, ils tentent d’aborder ces problèmes ensemble, à travers une plate-forme revendicative et des actions directes, comme les occupations et l’opposition aux démolitions, qui inclue les points suivants :
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l’arrêt de toutes les expulsions, la réquisition et la réhabilitation des logements vacants ; la fin de la spéculation immobilière, foncière et des ventes à la découpe ; le relogement immédiat de tous les habitants d’immeubles et locaux dangereux et insalubre, sans discrimination.
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le gel des loyers et des charges et la revalorisation des allocations logement.
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la construction massive de vrais logements sociaux et la mobilisation dans ce but de tous les patrimoines fonciers et immobiliers publics, dont ceux de l’Etat.
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la lutte contre la marchandisation du logement social : le gel des démolitions, l’arrêt de la vente des logements sociaux, le blocage de la déréglementation des loyers HLM et de la remise en cause des modes de financement, l’arrêt de la privatisation des bailleurs sociaux et de la mise en cause du statut des HLM et de leurs locataires, le retour à la vocation sociale de tous les logements publics.
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la création d’un service public du logement, géré démocratiquement, disposant de financements prioritaires de l’Etat, pour loger chacun et chacune décemment sur tout le territoire de notre pays. Cette revendication rejoint notamment le mouvement des municipalités communistes.
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la mise en œuvre d’un véritable droit au logement opposable, qui rejoint la revendication principale du mouvement caritatif.
Des débats difficiles existent sur le fait d’ouvrir ou non le système HLM a toutes les catégories de salaires, y compris aux salaires élevés. Certaines approches demandent une concentration et parfois une exclusivité de l’attribution d’HLM pour les «plus démunis». A l’opposé, d’autres insistent sur la mixité sociale et la possibilité et nécessité que les salariés les plus aisés accèdent aussi aux ensembles HLM, aux lieux de s’isoler dans des quartiers pavillonnaires.
Le rôle des associations, productrices et gestionnaires de logement social, menant des missions de délégation de service public, est également posée. Dans un contexte de crise où l’hébergement d’urgence, qui peut durer jusqu’à plusieurs années dans les faits, occupe une place de plus en plus importante et dans des conditions de confort trop souvent inacceptables, la question de la «dépendance» à l’égard des financements et de la commande publique peut se poser, ainsi que celle des conditions de plus en plus en difficiles dans lesquelles ses associations d’insertion doivent intervenir. La question du logement social spécialisé (foyers pour travailleurs immigrés ou étudiants par exemple) doit également être abordée.
Le débat qui s’initie dans le mouvement social en perspective de l’échéance des élections présidentielles de 2007 peut être un espace de dialogue et de construction des convergences.
1 Le rapport estime, sur la base des travaux de l’Insee (Travaux de l’Insee réalisés à partir de la comparaison des enquêtes Logement de 1996 et de 2002, dans Rapport sur le mal-logement en France, 2005, Fondation Abbé Pierre) et de ses propres estimations, qu’ «on peut évaluer entre 150 000 et 300 000 le nombre de personnes hébergées chez des tiers faute d’autres solutions et qui vivent dans des conditions de logement peu acceptables […]. De fait, ce sont d’abord les personnes les plus pauvres, les titulaires de minima sociaux qui recourent à l’hébergement chez un proche, même si le phénomène s’étend aujourd’hui à d’autres catégories de population» et touche notamment de plus en plus de salariés (1/3 des SDF occupent un emploi, à temps partiel ou complet).
2 Rapport sur le mal-logement en France, 2005, Fondation Abbé Pierre
3 15 à 35 % de chaque opération est destiné à un opérateur privé, gestionnaire du 1 % patronal (taxe payée par les entreprises pour financer des logements sociaux pour leurs employés). En échange du financement de 50 % de l’Anru (500 millions d’euros) des terrains sont récupérés sur chaque opération pour construire du logement social dit intermédiaire ou du locatif libre.
Para ir más allá
Le site de la Fondation Abbé Pierre
Le site de ATD Quart-Monde
Le site de l’ANRU
Le Forum social européen de 2003
Une analyse des émeutes urbaines de 2005
Le site de l’association DAL
Le site de la CNL