Les défis des politiques énergétiques latino–américaines dans un contexte de crises
Pablo Bertinat, 2011
Le débat sur la crise et le futur énergétique n’a pas encore pris en considération l’analyse sur le rapport entre la demande énergétique, les modèles productifs, les droits de la population et la durabilité dans l’usage des ressources et des territoires. Tel que présenté dans le cadre de la justice climatique, les coûts du développement énergétique et la responsabilité des impacts sont différenciés.
Dans ce contexte, il est évident que ce qui est en jeu dans la discussion sur le développement énergétique dans notre région, reste la dynamique du modèle de développement en vigueur. Le pari sur la croissance économique soutenue s’est traduit par une augmentation de la demande en intrants énergétiques pour satisfaire les secteurs productifs, en particulier ceux ayant un lien avec l’extraction, le transport et l’exportation de matières premières ou les produits de base (telles que les ressources naturelles présentant un faible traitement).
Par conséquent, continuer à traiter le problème énergétique dans le contexte de l’actuelle crise climatique et économique requiert de revoir et de transformer sérieusement le modèle de production, d’échange et de consommation en vigueur.
Le futur énergétique, en tant que défi global d’envergure locale, doit prendre en considération le droit des personnes, des communautés et des nations d’accéder à des sources énergétiques propres et sûres, et doit assurer la durabilité environnementale des ressources naturelles, des écosystèmes et des territoires. J’adhère fortement à l’idée de penser l’impossibilité d’une croissance infinie sur une planète avec des ressources disponibles en quantité limitée. Au–delà de la perception existante que la technologie pourrait résoudre cette question, tous les indicateurs associés aux fonctionnements des écosystèmes nous démontrent que ceci est uniquement une idée positiviste incompatible avec la réalité. L’impact que peut avoir le processus de changement climatique global dans lequel nous vivons exige de nous des réponses rapides face à cela.
De fait, il est nécessaire de savoir s’il est correct de déclarer que la société a de plus en plus besoin d’énergie pour pouvoir se développer. Mon propos, dans le présent article, est d’apporter à ce débat différent points de vue.
Concernant la situation énergétique en Amérique latine
L’Amérique latine et les Caraïbes sont situées dans une région particulièrement étendue qui présente une large diversité aussi bien de son écosystème, que sociale, culturelle et économique. La composition de l’offre en énergie primaire en 2008 pour l’ensemble de l’Amérique latine et des Caraïbes nous présente une dépendance de 42,1 % concernant le pétrole, de 25,8 % concernant le gaz naturel est une participation de 23,1 % de sources renouvelables d’énergie. Parmi ces dernières, l’énergie hydraulique et les produits de la canne sont celles qui prédominent (CEPAL 2010). Nous pouvons observer que la part des énergies renouvelables dans la matrice énergétique de la région représente un pourcentage largement supérieur à la part des énergies renouvelables dans la matrice mondiale, ainsi que dans de nombreuses régions de la planète. Ceci pourrait être considéré comme un aspect positif ; toutefois, si nous observons le devenir du processus, nous pouvons voir que ce pourcentage stagne ou est en légère baisse. En 1990, la part des énergies renouvelables était à peine supérieure à 24 % (contre 23,1 % en 2010).
De nombreux pays se sont fixé des objectifs pour introduire des énergies renouvelables dans leurs matrices via un cadre législatif et la mise en place de mécanismes de marché pour leur progression. Mais le but n’a pas été atteint de manière concrète.
L’accès à la technologie, le rôle du secteur des transnationales énergétiques ainsi que d’autres raisons similaires représentent encore des barrières. Si nous observons l’autre côté de la matrice, celui la consommation, nous verrons que les secteurs les plus énergivores sont le transport, d’abord, et l’industrie ensuite. Le secteur résidentiel apparaît comme une valeur de consommation moindre par rapport aux autres.
Cette situation énergétique, avec des taux de croissance dans de nombreux cas supérieurs aux indices de croissance traditionnels comme le Produit Intérieur Brut (PIB), doit être interprétée dans un contexte dans lequel plus de 40 millions de personnes n’ont pas d’accès à l’électricité et plus de 80 millions de personnes cuisinent avec de la biomasse dans des conditions qui affectent leur santé dans toute l’Amérique latine et des Caraïbes.
Ceci est le problème de base de l’énergie : le besoin de garantir un accès à l’énergie dans des conditions qui permettent d’améliorer la qualité de vie des secteurs les plus vulnérables de notre société. La région se présente nettement exportatrice d’énergie, que ce soit de manière directe tel que nous pouvons le voir au Venezuela, en Équateur, en Colombie et au Mexique, ou de manière indirecte à travers l’énergie incluse dans les produits d’extraction ou élaborés.
Les gouvernements progressistes de la région conservent les modèles de production ainsi que l’utilisation de l’énergie qui étaient appliqués par des gouvernements libéraux. De fait, dans certains cas, le modèle n’a pas simplement continué d’exister mais a également été approfondi, en partie grâce à l’influence qu’exercent les organismes internationaux qui voient dans l’absence d’accroissement des marchés la cause du retard de la région en termes de modèle énergétique.
« Les processus liés à l’intégration régionale sont une partie importante du débat actuel. Sans aucun doute, la nouvelle conjoncture politique régionale des gouvernements encouragés d’une certaine manière par les mouvements sociaux a élargi le débat au besoin d’avancer dans l’intégration latino–américaine. Toutefois, outre les débats, de nombreuses actions concrètes liées au processus d’intégration semblent être associées à d’anciens projets déterminés par le néolibéralisme dans la région, aujourd’hui entre les mains des gouvernements actuels.Les processus d’intégration énergétique reflètent cette réalité. Les agendas officiels soutiennent toujours la logique d’un processus pensé exclusivement pour accroître les flux d’énergie dans la région garantissant la continuité d’un modèle productif extractiviste qui dépouillent la région de ses ressources. Ce processus, associé à l’idée d’énergie en tant que marchandise, porte atteinte aux véritables intérêts des populations de la région. » (Conosur durable 2008).
Parmi les aspects caractéristiques du contexte, nous pouvons signaler :
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Une continuité dans les faits des politiques énergétiques impulsées durant le néolibéralisme et assumées comme étant propres aux gouvernements actuels. Et ceci y compris dans un contexte dans lequel la propriété majoritaire des réserves fossiles se trouve entre les mains de l’État.
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Une accélération du mercantilisme dans le domaine énergétique, au détriment de la conception de l’énergie en tant que droit.
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Un nouvel élan des méga chantiers énergétiques ayant un impact social et environnemental élevé, dont le but est de fournir de l’énergie au modèle productif extractif.
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Une lenteur importante lorsqu’il faut garantir l’accès à l’énergie à des millions de latino–américains qui n’ont pas encore accès de manière digne.
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Selon les paramètres conventionnels visés, par exemple, le rapport entre l’investissement dans les infrastructures et la croissance de l’économie, nous pouvons observer un retard concernant le premier aspect. Ceci démontre que les gouvernements peuvent penser au besoin de développer les infrastructures énergétiques pour accompagner ainsi la croissance de l’économie en termes de croissance du PIB. Cela entraîne une double préoccupation : la première est l’impulsion de méga chantiers énergétiques avec leurs impacts bien connus ; et la seconde est que ces mêmes chantiers, dans de nombreux cas, seraient mis en place avec de l’argent public ou de l’endettement.
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Le maintien et le renforcement d’un modèle de transport basé sur le transport individuel, également encouragé par la proposition de substitution des combustibles fossiles par l’éthanol et le biodiesel.
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Dans un contexte régional, et dans certains cas nationaux, nous pouvonsobserver un rôle plus actif des États, du moins en ce qui concerne les niveaux de coordination de l’activité énergétique. Toutefois, le rôle des marchés est toujours prédominant, avec des caractéristiques inappropriées. Il est clair que le plus grand rôle de l’État n’est pas de garantir le respect du domaine public : l’État agit de manière à satisfaire certains intérêts privés.
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Du point de vue des options, il est nécessaire d’évaluer non seulement les sources renouvelables utilisées durablement, mais aussi le rôle de l’efficacité énergétique dans la région.
L’état de la situation actuelle met en évidence qu’il n’existe pas de grandes différences entre les politiques énergétiques menées par les gouvernements actuels et celles menées par les gouvernements antérieurs. Ceci est dû au fait qu’il existe un point de vue commun entre les gouvernements et la majorité des organismes et des fondations qui travaillent sur les questions énergétiques, notamment en ce qui concerne le besoin de garantir une énergie suffisante et bon marché pour le modèle de développement d’extraction. De nombreux secteurs commencent à penser que la politique axée sur le développement ne va pas résoudre les problèmes existants dans la région, mais qu’elle va plutôt aggraver les conflits puisqu’elle se présente comme un modèle non durable du rapport avec la nature, et qu’il n’est pas centré sur l’idée de satisfaire les besoins humains de la population du sous–continent.
Concernant l’intensité énergétique
La différence d’amélioration de l’intensité énergétique entre les pays développés et ce que montre la réalité en Amérique Latine, est indéniable. Pour les premiers, nous pouvons constater une décroissance flagrante de l’indicateur, alors que dans notre région, pour ces 20 dernières années, l’indicateur révèle une légère diminution. Quels éléments se cachent derrière cette analyse ? Il convient, tout d’abord de faire le distinguo entre intensité énergétique et consommation d’énergie. Alors que l’intensité énergétique décroît fortement dans les pays développés, nous pouvons constater dans ces mêmes pays une stabilité de la consommation per capita largement supérieure à celle existant dans les pays latino–américains.
Ensuite, l’impossibilité d’améliorer les indicateurs liés à l’intensité énergétique est, en partie, attribuée a un processus de transfert de secteurs industriels énergétiques intensifs depuis les pays développés vers les pays en développement. Si nous analysons les secteurs les plus consommateurs d’énergie des industries du Brésil et d’Argentine, par exemple, nous verrons que ceux–ci correspondent à de grandes entreprises présentant un profil fortement exportateur : parmi ces industries, nous pouvons trouver l’industrie sidérurgique, l’industrie pétrochimique, l’industrie de l’aluminium, la pâte à papier et le papier ainsi que l’industrie des huiles végétales.
Ceci obéit, entre autres facteurs, à l’existence de réglementations plus tolérantes pour ces industries, mais essentiellement au fait qu’en Amérique latine, l’énergie est abondante et bon marché par rapport à d’autres régions (Conosur durable 2008). Cette réalité entraîne une réforme, par exemple, des stratégies comme celles de l’Union européenne visant à importer plus pour exporter plus. La demande en matières premières et en produits semi–finis de la part de l’Union européenne est un des grands moteurs de la consommation des ressources naturelles et de l’énergie en Amérique latine, aussi bien dans les processus d’extraction, comme ceux de l’élaboration et du transport. De même, la demande des pays asiatiques et des États–Unis se montre écrasante.
Le processus de « dématérialisation de l’économie » des pays développés se base sur une forte matérialisation dans d’autres pays. Le défi est de construire une autre réalité en Amérique latine, dans un contexte dans lequel les économies locales ont besoin de ressources offertes par les prix élevés des produits de base.
Concernant les droits et le marché
Il est nécessaire de se saisir de l’idée d’énergie en tant que droit, et ceci implique de développer un processus de démarchandisation. La renationalisation du secteur semble être une condition nécessaire mais insuffisante. Il est nécessaire de désarticuler la logique marchande et de construire une logique de droits, de couverture des besoins humains et de suffisance. Il semble de plus en plus évident que l’augmentation des marchés n’est pas une solution au problème énergétique ni aux problèmes climatiques.
Pour construire un processus de droits autour de l’énergie, plusieurs paramètres rentrent en compte :
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Considérer l’énergie comme un droit des populations et non comme une marchandise.
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La prééminence du droit pour la subsistance, l’amélioration pour la qualité de vie et le développement de systèmes productifs locaux.
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Le droit des communautés au territoire et à leurs biens naturels.
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Le besoin de la participation démocratique de la population dans les processusde prise de décision, en particulier en ce qui concerne les thèmes qui ont trait à leur territoire.
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L’idée que la sécurité énergétique doit être basée sur la souveraineté des peuples sur leurs ressources.
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Le besoin d’éliminer la circulation superflue de marchandises qui augmentent leur contenu énergétique et détruisent également les productions locales.
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L’idée de construire des rapports entre les pays et les peuples orientés vers une coopération et une complémentation énergétique qui tend solidairement à satisfaire les besoins des populations.
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Un questionnement profond sur le type de biens que nous produisons, pour qui nous les produisons, de quelle manière et à qui ils profitent. En définitive : le droit à un autre développement.
Concernant les politiques énergétiques
Sans nul doute, traiter des politiques énergétiques revient à traiter des politiques de développement. Dans ce cadre, il est nécessaire de renforcer le travail d’analyse et les discussions sur les modes de développement. Il est nécessaire de repenser le modèle de production industrielle, le modèle de production agricole et leurs conséquences extractives, le modèle de transport et la circulation des marchandises, de sorte qu’il soit possible de repenser le modèle même de marché globalisé et primaire exportateur des pays de la région, avec de plus en plus d’énergie introduite dans les produits. Est–il possible d’altérer la logique de la division internationale du travail ? Est–il possible de mettre en place des modèles locaux de développement « désenchaînés » du marché mondial ? Existe–t–il des degrés de liberté face au processus de globalisation existant ? Dans quelle zone ceux–ci peuvent–ils être développés ? Ces débats doivent être très efficaces, étant donné que c’est la seule façon de faire face à un processus de transition dans lequel il est possible de se demander, par exemple, si nous imaginons le pays dans 20 ou 30 ans avec une industrie de l’automobile particulière plus forte ou plus faible qu’aujourd’hui ou si nous imaginons une production de forages plus grande ou non. Ces analyses peuvent nous aider à réfléchir aux processus de transition souhaitables et aux outils économiques, régulateurs, scientifiques et technologiques, politiques qui les rendraient viables.
Il est nécessaire de déjouer le piège de l’éco–efficacité, qui constitue un pas nécessaire mais insuffisant. Au XIXe siècle déjà, Jevons1 a travaillé sur l’idée qu’augmenter l’efficacité diminuait la consommation instantanée, mais augmentait l’usage du modèle, ce qui provoquait une croissance de la consommation globale. Avancer sur des modèles, des réglementations et des législations qui améliorent l’efficacité d’utilisation de l’énergie dans ses différents domaines est, sans aucun doute, une condition nécessaire pour la conjoncture, mais ces mesures encouragent sur un second plan à étendre la consommation d’énergie et à l’augmenter en des termes absolus. C’est un chemin difficile à aborder, surtout dans une région où l’une des priorités les plus urgentes est d’améliorer la qualité de vie de ses habitants, mais cela démontre qu’il faut continuer sur ce chemin et qu’il faut continuer les débats sur la suffisance.
Les débats sur le « bien vivre » ont ouvert une voie possible de solution. La récupération de l’ancien paradigme communautaire de la culture de la vie pour bien vivre, conçu à partir d’un style de vie basée sur la pratique quotidienne du respect, de la relation harmonieuse et de l’équilibre avec tout ce qui existe, en tenant compte du fait que dans la vie tout est interconnecté, interdépendant et lié, peut être un outil de construction d’alternatives (Huanacuni Mamani, F. 2010).
D’autres points de vue, comme celui du développement à échelle humaine, nous mène à nous interroger sur l’essence du modèle de consommation dominant, dans le but de repenser les mécanismes de satisfaction des besoins humains et de se questionner sur la quantité actuelle de biens provenant de la nature et d’énergie contenue dans l’infinie quantité de produits utilisés pour satisfaire ces besoins. Il faut trouver, à partir de là, les processus nécessaires à la construction culturelle d’autres formes de vivre (Elizalde, A. 2003). L’énergie, en définitive, est uniquement un outil dans ce processus.
Pour Enrique Leff Life2, le problème est de savoir comment désactiver la croissance d’un processus qui a instauré dans sa structure de base et dans son code génétique un moteur qui l’encourage à évoluer ou à mourir ? Comment mener à bien un tel propos sans entraîner comme conséquence une récession économique avec des impacts sociaux environnementaux à portée globale ou planétaire ?« Ceci conduit à une stratégie de déconstruction et de reconstruction », dit Leff, non à l’explosion du système, mais à une réorganisation de la production, à un désenchaînement des engrenages des mécanismes de marché, à la restauration de la matière égrenée pour la recycler et la réordonner dans de nouveaux cycles écologiques. Dans ce sens, la construction d’une rationalité environnementale capable de détruire la rationalité économique, implique des processus de réappropriation de la nature et de la reterritorialisation des cultures. (Leff E. 2008). Il est nécessaire de construire une autre économie, une économie qui garantirait la préservation des cycles naturels, qui aborderait cycliquement les processus. Il est nécessaire de discuter des mécanismes et des formes à travers lesquels nous satisfaisons nos besoins.
1 Williams Jevons est un économiste britannique du XIX ème siècle. Il est co–fondateur de l’école néoclassique.
2 Enrique Leff Life est l’auteur de l’ouvrage, Green Production, Guilford Press, 1995, 168 p
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