Le paysage comme lien entre les projets d’agriculture et d’urbanisme ?
Armelle LAGADEC et Mathilde KEMPF, 2013
Parler de paysage nous évoque des images de vacances, de promenades, de belles visites passées dans des lieux émouvants, chargés d’histoire et de reconnaissance culturelle. Ces paysages souvent emblématiques ou monumentaux alimentent par ailleurs une économie très importante, une des premières de France. Tout irait donc pour le mieux car beaux paysages et économie semblent être amis ? Rien n’est moins sûr.
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Les paysages patrimoniaux (bâtis ou « naturels ») sont préservés avec le plus grand soin, quitte à les figer dans un état révolu, témoin d’un moment muséifié de l’histoire du territoire désormais déconnecté de nos pratiques et besoins contemporains. À l’inverse, sous couvert de développement économique, des pans entiers d’espaces plus communs, donc considérés comme sans intérêt ni valeur particuliers, sont transformés et banalisés sans souci de qualité ni de spécificité paysagère. Le célèbre « Quand le bâtiment va, tout va ! » permet de fermer les yeux sur bien des aménagements coûteux qui ont oublié de s’intéresser à autre chose que leur attrait économique à court terme. Malgré tout, une prise de conscience commence à émerger, et nombreux sont ceux qui parlent de la France moche et de ces espaces médiocres qui se sont imposés dans nos modes de vie et nous semblent malgré tout normaux, ou au moins un mal nécessaire.
Un développement urbain et une économie agricole souvent en opposition
La dissociation, voire la scission des différents usages et fonctions de l’espace aménagé ont fait oublier leur complexité et leurs interdépendances. L’agriculture et l’urbanisme en sont un des exemples frappants car, issus d’une même histoire rurale, ils concernent tous les deux l’occupation du sol. Ils sont désormais pris en charge par des administrations différentes (de la commune à l’État), des corps de métier et des professionnels qui ont peu l’habitude de travailler ensemble. De là une incompréhension et une méconnaissance réciproques qui induisent fréquemment une concurrence et des conflits au sujet de l’affectation des sols. Chacun reste sur ses prérogatives, avec son approche technique propre, sur des périmètres définis, sans nécessairement tenir compte du contexte plus large et des perméabilités possibles.Dès les années 1960, certains pays d’Europe ont d’abord choisi de réoccuper les bâtiments vacants ou les parcelles non construites dans la trame urbaine avant de développer l’urbanisation hors des périmètres déjà établis. Ils ont protégé les terres agricoles, les paysages et élaboré un urbanisme fondé sur la densité, la diversité et l’économie de sols.De son côté, la France a développé un habitat individuel pavillonnaire, répondant au mythe de la vie à la campagne et à l’aspiration à la propriété privée. Ce choix d’occupation de l’espace rendu possible par une énergie abondante et bon marché a nécessité d’importantes surfaces à urbaniser hors des villes.
Du fait du manque de disponibilités foncières et de la difficulté qu’il y avait pour utiliser certains terrains ou bâtiments vacants (propriété privée, coûts de rénovation importants, etc.), la solution majoritairement pratiquée depuis plus de 40 ans a été de développer l’urbanisation sur les terres agricoles à proximité des bourgs. Elles ont alors perdu leur vocation productive de façon irréversible, un phénomène accentué par le déséquilibre considérable entre la valeur d’un m² de terre urbanisable ou bien agricole. Ainsi, dans de nombreux territoires, à cause d’intérêts divergents entre l’économie agricole, les aspirations privées et la responsabilité des élus pour aménager leur territoire, l’agriculture et l’urbanisme sont entrés en conflit.
Aujourd’hui, les incidences de ce mode de développement sans vision à moyen et long terme sont connues : étalement urbain, consommation d’espaces et de ressources, coûts de réseaux et voiries importants, omniprésence de la voiture, précarisation et désocialisation des agriculteurs, des habitants, banalisation des paysages, coûts énergétiques, etc. Par ailleurs, à l’échelle planétaire, on sait qu’il y a urgence à changer de pratiques pour limiter les émissions de gaz à effet de serre et de CO2, préserver la biodiversité et la qualité de l’eau, réduire les consommations énergétiques, diversifier les sources d’énergie, relocaliser l’économie, lutter contre les crises alimentaires, etc.
S’intéresser à des expériences éprouvées pour faire évoluer les pratiques
Changer de pratiques et faire évoluer les façons de faire est une tâche ardue. Cela demande un renouvellement des méthodes et des regards, appelle un travail sur la complexité, sur la multifonctionnalité plutôt que sur la sectorisation, sur la mixité des valeurs et des usages pour tout espace. La notion de valeurs couvre des champs diversifiés : valeur économique mais aussi valeurs d’usage, d’image, sociale, affective, esthétique, etc. Ces différentes valeurs, envisagées simultanément, peuvent constituer une piste intéressante pour entrer différemment dans les projets.
Pour agir autrement, il est essentiel de connaître d’autres expériences et de pouvoir échanger avec leurs protagonistes, afin de pouvoir prendre du recul, en parlant aussi bien des éléments déclencheurs, des outils, des particularités locales que des freins, des limites, des facteurs bloquants. Le réseau de territoires intercommunaux Paysage et urbanisme durable a été créé par Mairie–conseils (Caisse des Dépôts) en 2008 dans le but de permettre ces échanges et de nourrir la réflexion des élus et techniciens des territoires. Il choisit d’aborder ces thématiques à travers l’entrée du paysage, qui permet d’élargir les points de vue et de travailler de façon transversale. Des collectivités font preuve d’imagination et d’inventivité. Face aux questions qui leur sont posées au quotidien, elles mettent en œuvre des réponses originales et efficientes. Ces démarches bousculent les préjugés et prouvent qu’il est possible, avec une volonté politique forte, de sortir des systématismes de la problématique précédente et de ses blocages, des solutions gaspilleuses, etc. En voici quelques exemples.
L’expérimentation d’une agriculture durable à grande échelle à la Bergerie de Villarceaux
Promouvoir une agriculture plus durable a des implications sur le mode de production agricole, mais aussi sur l’aménagement de l’espace : taille des parcelles plus petite, haies et arbres à réintroduire, chemins à rouvrir, etc. Les systèmes de production agricoles doivent également se modifier pour faciliter les relations ville/campagne et trouver des usages nouveaux qui vont les enrichir, les diversifier et les rendre viables économiquement. Par exemple : la production d’aliments, si possible de qualité et valorisés localement ; le développement de fonctions liées à une nature plus riche, au maintien de la biodiversité, à la qualité de l’eau, au stockage de CO2,, etc ; une contribution à un cadre de vie pour les populations urbaines qui vivent à proximité. C’est l’expérience que tente la Bergerie de Villarceaux1 (Val d’Oise) dans un paysage de grandes monocultures intensives. Elle a engagé la conversion d’un grand domaine vers l’agriculture biologique, en réintégrant l’élevage aux cultures, en développant l’agroforesterie afin d’enrichir les sols autrement que par la chimie, en retravaillant le parcellaire et en réintroduisant les haies, en maillant le territoire de sentiers ouverts au public. Un des objectifs est de disposer d’éléments mesurés, tangibles et passés au crible de l’expérimentation afin d’apporter une contribution concrète pour faire évoluer les pratiques agricoles vers plus de durabilité (protection des sols, moindre usage d’intrants issus de l’énergie pétrolière, vente directe, accueil de visiteurs, connexion avec des circuits de promenade, etc.).
Une charte paysagère et environnementale dans les Costières de Nîmes pour relier les différentes politiques territoriales et professionnelles
Faire évoluer les pratiques agricoles ne suffit pas, l’agriculture doit aussi être capable de se protéger de l’urbanisation et de ses extensions, qui convoitent généralement les mêmes terres. Souvent, ce travail se fait à travers les documents d’urbanisme, qui sont essentiellement conçus comme des outils de zonage, s’occupant surtout des périmètres d’affectation des sols sans tenir compte de la spéculation ni de la réalité économique. Dans ce type d’approche, des aspects importants sont occultés, notamment un paradoxe lié à l’urbanisation des terres agricoles : elle détruit l’outil de travail des agriculteurs mais représente aussi un complément économique important à travers la vente de terrains à urbaniser pour assurer la retraite des agriculteurs propriétaires. La difficulté de dialogue vient également du monde de l’urbanisme. Le terme « urbanisme » porte une ambiguïté : il évoque aussi bien le projet construit et bâti (routes, infrastructures, bâtiments, espaces publics, etc.) que le projet global de territoire. L’agriculture est rarement traitée comme une composante du projet urbain ; elle a généralement le statut d’une activité déconnectée des autres fonctions du territoire, sans se soucier des interférences. Les principaux liens relèvent du registre de la contrainte : périmètre de recul, nuisances, passage d’engins, terres mobilisées sans valorisation financière, etc. L’ensemble de ces pratiques est conforté par un panel d’outils de gestion et de planification (SCOT, PLU, ZAP, PAEN, AFP, aménagement foncier, CDCEA, etc.), mais sans réflexion, projets ni connaissance mutuels. L’AOC Costières de Nîmes (Gard) a interpellé la Communauté d’agglomération Nîmes Métropole sur ses difficultés à maintenir son activité viticole face notamment à la pression foncière et à la déprise agricole. Une charte paysagère et environnementale a alors été élaborée conjointement, faisant la part belle à la concertation et la participation de nombreux partenaires. Cet outil non réglementaire a permis de réunir tous les acteurs du territoire pour partager une connaissance commune de l’appellation, faire évoluer le regard sur l’agriculture périurbaine, changer les pratiques. Il a des incidences dans les projets de développement, les outils d’urbanisme (SCOT et PLU), l’utilisation du foncier et une meilleure prise en compte des spécificités de l’agriculture locale et des particularités paysagères.
Un développement local durable fondé sur la transversalité de toutes les actions dans le Val d’Ille
En matière de développement urbain, des dynamiques de quartiers concertés apparaissent, intégrant mieux les enjeux du développement durable. Cependant, ces approches restent souvent centrées sur le projet construit, les quantités (de surface, de densité, etc.), les technologies alternatives (économies d’énergie, isolation thermique, récupération d’eau de pluie, étanchéification des sols, etc.) sans toujours prendre en compte les contextes territoriaux et sociaux spécifiques dans lesquels les projets se mettent en place. Ce phénomène existe également en agriculture et en agronomie durables. Porter la réflexion sur un environnement plus large, qui met en évidence les richesses et possibilités offertes par le territoire, permettrait de sortir de ces visions essentiellement technicistes.Par ailleurs, une volonté d’habiter et de se nourrir autrement émerge dans la société civile. Il existe de nombreuses initiatives locales telles que les AMAP (Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne), le maraîchage… pour développer une agriculture de proximité à petite échelle ; des expériences d’auto–promotion et d’auto–construction dans de nombreuses communes. Ces pratiques restent pour l’instant trop ponctuelles pour devenir structurantes de l’économie du secteur à l’échelle du plus grand territoire.
La communauté de communes du Val d’Ille (Ille–et–Vilaine) a choisi de s’inscrire dans cette évolution en l’encadrant politiquement. Les actions portées par la communauté s’appuient d’abord sur les ressources propres à son territoire pour développer une politique sociale et environnementale ambitieuse. Cela se traduit par des actions nombreuses et interdépendantes dans un territoire sous pression foncière importante : acquisition de terres agricoles pour y installer des agriculteurs biologiques, dont la production est diffusée en circuits courts, notamment dans les cantines locales et les épiceries des centres–bourgs ; la construction de logements sociaux dans les bourgs, avec des exigences écologiques et environnementales fortes et la diminution des parcelles constructibles dans les documents d’urbanisme ; le développement d’énergies alternatives (filière bois, méthanisation) en lien avec les agriculteurs via un programme de replantation du bocage et la fauche tardive des bords de route ; la densification et la requalification des zones d’activités existantes, avec les entreprises en place ; le développement d’une économie sociale et solidaire ; la mise en place d’une mobilité alternative, etc.
La communauté de communes du Val d’Ille (Ille–et–Vilaine) a choisi de s’inscrire dans cette évolution en l’encadrant politiquement. Les actions portées par la communauté s’appuient d’abord sur les ressources propres à son territoire pour développer une politique sociale et environnementale ambitieuse. Cela se traduit par des actions nombreuses et interdépendantes dans un territoire sous pression foncière importante : acquisition de terres agricoles pour y installer des agriculteurs biologiques, dont la production est diffusée en circuits courts, notamment dans les cantines locales et les épiceries des centres–bourgs ; la construction de logements sociaux dans les bourgs, avec des exigences écologiques et environnementales fortes et la diminution des parcelles constructibles dans les documents d’urbanisme ; le développement d’énergies alternatives (filière bois, méthanisation) en lien avec les agriculteurs via un programme de replantation du bocage et la fauche tardive des bords de route ; la densification et la requalification des zones d’activités existantes, avec les entreprises en place ; le développement d’une économie sociale et solidaire ; la mise en place d’une mobilité alternative, etc.
Le paysage comme déclencheur et lien entre les projets d’agriculture et d’urbanisme dans la Haute–Maurienne Vanoise
Le paysage, souvent envisagé comme une résultante, est rarement placé au cœur des réflexions. Il peut permettre de travailler différemment, de façon plus globale et moins sectorisée, avec un emboitement de toutes les échelles, allant du grand territoire à celle de l’habitant. Le paysage comprend aussi bien les dimensions agricoles, urbaines que naturelles ou sociales. Il n’est pas lié à une échelle administrative rigide mais ouvre vers une vision beaucoup plus large et transversale, qui donne la possibilité de s’interroger différemment sur les questions de développement et d’aménagement. Il porte en lui la mixité des fonctions qui se déroulent sur un territoire en mettant en avant les interactions, les entrelacements, les points de friction ou de convergence. Il intègre de fait la dimension du temps long et incite à prendre du recul et sortir de l’échéance à court terme, calquée sur les cycles électoraux. Le paysage est un révélateur de nos pratiques actuelles mais il peut aussi donner des pistes de réponses propres aux territoires. Les approches paysagères doivent alors s’appuyer sur la connaissance de la singularité et des spécificités historique, géographique, sociale, culturelle… de chaque territoire, car les enjeux globaux se posent de façon similaire à tous mais les réponses concrètes sont toujours en interaction avec chaque contexte particulier. Ce serait également le bon moment pour introduire une autre dimension totalement absente des réflexions : la qualité de l’espace dans les projets et les réalisations.
L’approche paysagère n’est pas toujours la première à être affichée mais elle peut sous–tendre la réflexion d’un projet d’une collectivité. La communauté de communes de la Haute Maurienne Vanoise et la commune de Bonneval–sur–Arc (Savoie) ont dû faire face à un double défi : mettre aux normes les bâtiments d’élevage traditionnels et permettre l’entretien des grands paysages par les petits agriculteurs, les seuls à être aptes à travailler dans des secteurs géographiquement difficiles. Cela impliquait d’abandonner de nombreuses exploitations en cœur de village pour en construire de nouvelles hors des zones d’habitat. Cette éventualité était irréaliste économiquement pour les agriculteurs, elle se heurtait à un manque de disponibilité de foncier et impliquait d’importants coûts de construction, notamment liés à la gestion des risques naturels. La collectivité de Bonneval–sur–Arc a alors choisi de construire des bâtiments dont elle reste propriétaire et gestionnaire, qu’elle loue aux exploitants. Ce dispositif permet de garantir que la zone et les bâtiments conserveront durablement leur objectif agricole, assurant un maintient de l’activité agricole sur la commune. La zone se compose de bâtiments d’élevage groupés, proches du village, permettant la mutualisation d’espaces tout en économisant le foncier. Les constructions affichent leur modernité dans un site inscrit, patrimonial, touristique et soumis à des risques naturels forts. Ils montrent que l’activité agricole, le paysage, l’aménagement et l’architecture peuvent se rejoindre et donner une image positive et entreprenante du territoire.
Requestionner la place du paysage dans toutes les actions, privées et publiques
Pour enclencher une nouvelle dynamique en matière de paysage, d’urbanisme et d’agriculture, le préalable est la connaissance et la formation mutuelles. Cela questionne autant les politiques (nationales et locales) que les cadres juridiques, réglementaires, fiscaux, les pratiques professionnelles respectives, les habitudes de mode de vie et de consommation, la préparation des futurs professionnels et l’évolution des enseignements. De nombreux publics et institutions sont concernés : habitants et élus, professionnels, lieux de formation, administrations, etc. Même si connaître les outils existants est important, ils ne peuvent être mobilisés que dans un second temps. Les démarches et approches paysagères fondées sur une connaissance fine des spécificités des territoires devraient permettre de faire évoluer les regards et les pratiques en matière d’agriculture et d’urbanisme. Le paysage ne serait plus un produit fini, un résultat ou une image. Il deviendrait un outil dynamique et vivant, une façon de replacer l’homme dans le territoire, une occasion de réconcilier le développement urbain et les activités agricoles ?