Trois hypothèses de recherche pour refonder le projet spatial en milieu rural
Xavier GUILLOT, 2013
Pour renouveler les formes de notre établissement et aborder autrement notre rapport à l’espace terrestre dans la période de transition que nous vivons, notre époque exige des praticiens de l’espace d’autres approches qui associeront différents types de connaissances pour en réorienter le sens. Cette exigence s’impose tout particulièrement, autour de nos agglomérations urbaines, pour les territoires récemment urbanisés communément appelés « espaces péri–urbains », mais aussi pour les territoires plus éloignés géographiquement des pôles urbains, tout en étant situés dans leurs aires d’influence économique : les territoires dits ruraux. Contribuer au renouvellement des pratiques de projet dans ces territoires est au cœur de notre engagement d’enseignant et de chercheur au sein du réseau « Espace rural et projet spatial ».
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De la reconnaissance d’un nouveau champ de recherche et d’enseignement en école d’architecture : l’espace rural
Au point de départ de notre réflexion sur les territoires ruraux et sur l’enjeu pédagogique qu’appelle aujourd’hui leur transformation, un ensemble de faits sociétaux a changé le statut de ces territoires. En France, depuis la fin des années 1980, un grand « rééquilibrage spatial et démographique » s’est opéré entre ce qui était hier la ville et la campagne. « Paris et le désert français » ne sont plus.
Comme Pierre Veltz le souligne dans son récent ouvrage : « Tout se passe comme si, après plus d’un siècle d’exode rural, avait commencé le grand exode urbain1 ». A l’échelle du territoire français, l’exode rural a effectivement donné place à cette « renaissance rurale » que Bernard Kayser avait identifiée en pionnier2. Les campagnes françaises enregistrent désormais une courbe démographique positive. Du fait de cette renaissance rurale, nos campagnes sont désormais des espaces traversés par des enjeux d’aménagement contradictoires : « Le monde rural, où neuf habitants sur dix n’ont plus de rapport avec l’activité agricole, est devenu une composante de la société globale, avec les mêmes évolutions, les mêmes espoirs, les mêmes problèmes3 ». Dans ce contexte, de nouvelles alliances se nouent ou doivent être imaginées pour y accueillir ces nouvelles activités et les nouvelles populations permanentes ou saisonnières, en lien notamment avec le tourisme dont on sait les effets souvent paradoxaux. On doit à présent imaginer ce que pourrait être demain cette ruralité contemporaine, cet « ailleurs métropolisé » dont nous parle Martin Vanier4. A cette complexité économique, sociale et culturelle, s’ajoute le fait que l’espace rural est au cœur d’un autre enjeu majeur : l’évolution de notre système de production énergétique sur lequel est fondée notre société moderne. L’espace rural, territoire–arrière des villes dans lesquelles habitent la grande majorité des citoyens, est effectivement l’espace géographique où va se dessiner la transition énergétique vers les ressources renouvelables qui peuvent revêtir différentes formes : solaire, géothermie, biogaz, chaleur, vent, eau, etc. De toute évidence, l’espace rural est un enjeu de projet majeur par le grand nombre de questions qu’il concentre en termes de développement soutenable pour notre société. Or, dans les écoles d’architecture, cet enjeu est quasiment passé sous silence dans sa dimension aussi bien théorique que pratique. Si « le règne de l’urbain » a effectivement signé la « mort de la ville », comme Françoise Choay5 en avait justement dressé l’implacable constat dès le milieu des années 1990, avec pour conséquence la banalisation des espaces dits péri–urbains, on doit aussi rappeler que ce « règne de l’urbain » a agi en prédateur vis–à–vis de nos campagnes et bouleversé cet espace rural façonné par des générations d’hommes attachées au travail de la terre6. Cette réalité atteste de l’impuissance et/ou de l’incapacité des stratégies comme des politiques d’aménagement à l’oeuvre dans ces territoires. En effet, tel que nous l’avions ailleurs analysé7, ni le modèle de la « ville compacte8 », ni celui visant à lui associer une agriculture péri–urbaine, ne nous paraissent réellement répondre à l’enjeu constitué de nos jours par le statut de l’espace rural. Densifier ou cultiver partiellement l’espace péri–urbain, sans poser simultanément la question du devenir du foncier agricole – et donc de la place que cette activité occupera dans nos sociétés modernes – n’aura guère de portée sur le processus en cours. C’est seulement en apportant des réponses globales et opérationnelles à ces questions que l’on pourra enrayer la lente désintégration subie par les territoires ruraux depuis un demi–siècle. Ce défi majeur dépasse bien entendu les seules compétences de l’architecte, mais elles y ont leur place.
Face à cette situation, il nous paraît urgent de renouveler notre connaissance des enjeux qui se jouent dans ces territoires, sans les déconnecter de ceux qui se posent dans nos agglomérations. Les enjeux propres aux territoires ruraux ne doivent pas être traités de manière isolée, c’est l’autre défi à relever. On doit appréhender l’évolution de l’espace rural dans un rapport dialectique et de complémentarité avec nos agglomérations : s’engager dans une réflexion visant à construire un nouveau pacte ville–campagne, comme nous l’avons précédemment évoqué à la suite des travaux de la Société des territorialistes en Italie9. Pour avancer dans cette logique de transformation soutenable de l’espace rural, il nous paraît incontournable d’engager une réflexion globale sur nos pratiques d’aménagement actuels, et de réviser ses fondements théoriques et épistémologiques. Rémy Maisonneuve l’avait bien identifié10 : les dispositifs et le système sur lequel reposent aujourd’hui nos actions ne prennent pas suffisamment en compte la dimension complexe de l’espace territorial et de ses acteurs11, alors que cette prise en compte permettrait de combiner des réponses à plusieurs besoins collectifs interdépendants (logement, emploi, alimentation, déplacements, biodiversité, loisirs, etc.) et de parvenir à une plus grande articulation des échelles spatiales et des acteurs à l’échelle territoriale.
Les travaux conduits par les enseignants du réseau « Espace rural et projet spatial » s’inscrivent dans cette dynamique de réflexion. Ils visent à accompagner ce renouvellement de la pensée de l’aménagement, en insistant sur cette nécessité de donner une plus grande interdépendance entre les territoires dans les pratiques de projet12. Dans cette perspective, trois axes de réflexion ont été identifiés.
Nouer de nouvelles alliances économiques et culturelles
Le premier axe interroge l’évolution du statut économique et spatial du foncier rural et le rôle que le projet pourrait jouer dans son évolution. On part du constat qu’au–delà du statut agricole hérité des générations passées, les territoires ruraux sont aujourd’hui façonnés par différentes activités induites par les mutations économiques et sociétales de notre époque. De nos jours, ce sont des espaces multifonctionnels13. Une telle multifonctionnalité illustre cette complexité territoriale qui exige que soient élaborées de nouvelles alliances sociales, économiques et culturelles pour y penser l’action et la transformation14.
L’exigence d’alliance se pose notamment lorsqu’il s’agit d’intégrer le tourisme et de prendre en compte les effets paradoxaux que peut engendrer cette activité économique désormais incontournable. Le concept de parc agricole tel qu’il est mis en œuvre en Italie, est un cas d’étude remarquable de mixité économique répondant à cette exigence15. D’autres formes d’aménagement relevant de cette logique de mixité économique doivent être explorées.
Valoriser les ressources territoriales
Le second axe interroge la multifonctionnalité des espaces ruraux en y associant l’enjeu constitué par la ressource territoriale. Dans le contexte des territoires ruraux, la notion de ressource territoriale est conçue de façon large et ne renvoie pas uniquement aux ressources dites naturelles. Cette notion suggère l’idée que tout territoire recèle un potentiel qu’il convient de révéler par le projet16. Au travers de cette notion, il s’agit d’explorer, sur le moyen et le long terme, la soutenabilité économique de nos établissements humains en formulant des scénarios pour développer de nouvelles organisations spatiales humaines. Cette approche pose ainsi la question de la capacité de nos sociétés à inscrire durablement l’établissement de nouvelles populations dans un espace rural hérité des générations passées, à le transformer tout en le ménageant, édifiant de la sorte de nouveaux écosystèmes territoriaux17 dans et par cette évolution. Dans une optique de transformation spatiale de nos établissements humains, cet axe de réflexion introduit une question majeure portant sur la « relocalisation » de l’acte d’édifier. Par relocalisation, on entend la capacité de nos sociétés à repenser l’ancrage dans un territoire et de produire des différences architecturales et paysagères qui participent à la construction de spécificités locales.
Construire du bien commun
Le troisième axe interroge plus directement les pratiques de projet architectural et spatial en prenant en compte les enjeux que l’on vient de mentionner et la nécessité de travailler avec d’autres disciplines : géographie, agronomie et paysage notamment. Dans la formulation de ces nouvelles pratiques, on rencontre une notion–clef : construire du bien commun18. Cette dimension signe la spécificité d’une démarche de projet visant à solidariser les hommes qu’il s’agit de susciter.
Cette démarche vise en particulier à identifier des zones d’intérêt commun qui, en congédiant les déterminismes culturels et professionnels sectorisés qui figent notre lecture de l’espace rural, seraient à même d’appeler un autre regard et d’autres outils pour traiter de leur transformation La conception de tels espaces introduit notamment l’idée d’un processus de dialogue dans lequel l’architecte ne serait pas seulement en situation de concepteur–expert, à l’écart ou au–dessus des autres acteurs, mais aussi et plutôt un médiateur et un incitateur pour inventer ou se réapproprier, avec les corps de métier, des modes de conception et de construction. Il s’agit ici d’insister sur le fait que le projet, à l’échelle du territoire ou d’un bâtiment, est avant tout un projet social, comme le démontrent un ensemble d’expériences à l’œuvre aujourd’hui en France, portant sur les nouvelles formes d’accompagnement du projet spatial en milieu rural19.
1 Pierre Veltz, Paris, France, Monde, Repenser l’économie par le territoire, L’Aube, 2012.
2 Bernard Kayser, La Renaissance rurale, Paris, Armand Colin, 1990.
3 Bertrand Hervieu, Jean Viard, L’archipel paysan/. La fin de la république agricole, l’Aube, 2002.
4 Martin Vanier, « Campagne pour tous ! Un ailleurs métropolisé », in Xavier Guillot (dir.),
Espace rural & projet spatial. Volume 3. Du terrain à la recherche : objets et stratégies, Publications de l’Université de Saint–Etienne, 2012, pp. 32–40.
5 Françoise Choay, « Le règne de l’urbain et la mort de la ville », 1994, republié dans
Pour une anthropologie de l’espace, Paris, Seuil, 2006
6 Odile Marcel, « Les architectes et l’avenir du paysage rural » in Xavier Guillot (di Xavier Guillot (dir.), Espace rural & projet spatial. Volume 2. Vers un nouveau pacte ville–campagne ; Publications de l’Université de Saint–Etienne, 2011, pp 232–234.
7 Xavier Guillot, « Du projet spatial en milieu rural. Bilan d’étape d’une réflexion en cours », in Xavier Guillot (dir.), Espace rural & projet architectural. Volume 2.Vers un nouveau pacte ville–campagne. Publications de l’Université de Saint–Etienne, 2011, pp. 18–34.
8 Martin Chénot, « Pour une alternative au modèle de la ville compacte », dans Xavier Guillot (dir.), Espace rural & projet spatial. Volume 2. Vers un nouveau pacte ville–campagne, Publications de l’Université de Saint–Etienne, 2011, pp 12–15.
9 Daniele Vanetiello, « Les échelle et les outils du projet territorialistes », in Guillot, X (dir.),Espace rural & projet architectural. Volume 2.Vers un nouveau pacte ville–campagne. Publications de l’Université de Saint–Etienne, 2011, pp. 34–62.
10 Rémy Maisonneuve, « Aménagement durable des territoires ruraux : pour une approche multiscalaire des projets », in Xavier Guillot (dir.), Espace rural et Projet spatial,vol. II, Vers un nouveau pacte ville–campagne ?, op. cit., p. 212–218.
11 Edgar Morin définit la complexité comme « ce qui ne peut se résumer en un maître mot, ce qui ne peut se ramener à une seule loi, ni se réduire à une idée simple ». La pensée complexe « aspire à une connaissance multidimensionnelle, reconnaissante des liens entre les entités que notre pensée doit nécessairement distinguer sans isoler ».
12 Martin Vanier, Le Pouvoir des territoires. Essai sur l’interterritorialité, Paris, Anthropos Economica, 2008, 160 p.
13 Jean Renard, Les Mutations des campagnes. Paysages et structures agraires dans le monde, Paris, Armand Colin, 2005.
14 Xavier Guillot, « Du projet spatial en milieu rural. Bilan d’étape d’une réflexion en cours »,in Guillot, X.,Espace rural & projet architectural. Volume 2.Vers un nouveau pacte ville–campagne. Publications de l’Université de Saint–Etienne, 2011, pp. 18–29.
15 Daniéla Poli, “La dimension locale dans le projet du parc agricole de la Tosacane centrale”, in Xavier Guillot, Espace rural & projet spatial. Volume 3. Du terrain à la recherche : objets et stratégies, Publications de l’Université de Saint–Etienne, 2012, pp. 42–60.
16 Voir notamment à ce sujet les travaux de Bernard Pecqueur et, plus particulièrement, d’Hervé Gumuchian et Bernard Pecqueur, La ressource territoriale, Economica, 2007.
17 Alberto Magnaghi, Le projet local, Editions Mardaga, Liège, 2003.
18 Cette notion nous a été suggèrée par André Micoud, dans sa contribution au premier colloque « espace rural et projet spatial ». Voir André Micoud, « Pourquoi des architectes dans les campagnes », dans Xavier Guillot (dir.), Espace rural et Projet spatial, vol. I, Réflexions introductives/stratégies pédagogiques, op.cit., p. 226–231
19 Voir à ce sujet, la contribution d’Alexis Pernet « Les enjeux contemporains de l’accompagnement du projet spatial en milieu rural : nouveaux objets, nouveaux terrains de recherche », dans Xavier Guillot, Espace rural & projet spatial. Volume 3. Du terrain à la recherche : objets et stratégies, Publications de l’Université de Saint–Etienne, 2012, p. 142–175 ; et, dans cette contribution, voir en particulier les expériences conduites par la « 27ème Région » dont l’objet est, à partir des savoir du design, de constituer de nouveaux outils de développement appliqués aux politiques publiques