Vers des écosystèmes métropolitains

Pascal GONTIER, 2013

Collection Passerelle

Ce n’est pas un hasard si l’urgence écologique à laquelle est confrontée notre civilisation est contemporaine de la métropolisation galopante de notre planète. Lieu de vie et de travail de plus de la moitié de la population mondiales, les villes sont à la fois les manifestations spatiales les plus importantes d’une forme d’organisation économique et sociale mise en crise par cette urgence écologique et les endroits où se concentrent la plus grandes partie des problèmes environnementaux. Les agglomérations sont donc nécessairement au cœur de toute stratégie de réponse de ce défi planètaire.

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Dans ce contexte, les évolutions que connaît actuellement le secteur de la construction apportent une contribution significative mais insuffisante aux problèmes de l’urbanisation et à leur impact écologique.

Certes, elles permettent de réduire de façon significative le poids énergétique de l’habitation et du travail, mais elles sont incapables, à leur échelle, d’aborder efficacement les problèmes aussi sensibles que ceux qui concernent l’épuisement des matières premières, de la nourriture, du transport ou la gestion des effluents et des déchets solides. Ces questions ne peuvent en effet être traitées qu’à l’echelle de ces nouvelles formes de concentrations humaines que sont les métropoles et mégapoles.

Comme l’indique Leister R.Brown1, « les villes modernes sont des sous–produits de l’âge du pétrole ». Pendant le XXème siècle, la voiture et l’énergie fossile bon marché ont en effet permis aux villes de s’étendre toujours plus et à la banlieue d’apparaître. Le XXIème siècle voit la consécration de très grandes agglomérations, avec quatre cents villes de plus d’un million d’habitants et vingt mégapoles avec plus de dix millions d’habitants.

Si la croissance des villes a été très rapide, leur organisation est restée en grande partie figée selon des modèles hérités des premières industries modernes. A l’image de ces industries, elles ont donc besoin pour exister d’une grande quantité de matières premières et d’énergies, et elles génèrent une grande quantité de déchets plus ou moins nocifs. Alors que la ville préindustrielle était capable de gérer une partie non négligeable de ses ressources et de ses déchets à l’échelle de son propre territoire, la ville industrielle de l’âge du pétrole est presque totalement dépendante de territoires toujours plus vastes et plus lointains. Ainsi derrière une façade aussi lisse qu’immatérielle, nos cités cachent un substrat matériel considérable, dont la gestion est assurée loin de leur cœur et des yeux de leurs habitants.

Naturellement, ce mode de fonctionnement n’est pas viable à long terme en raison des énormes quantités d’énergie, d’infrastructures et de réseaux qu’il exige. Il n’est pas non plus viable à cause des conflits potentiels qu’il peut générer entre villes et territoires d’une part, entre branches de l’économie d’autre part. En témoignent les conflits liés à l’eau, une ressource à la fois nécessaire à l’habitat, à l’industrie et à l’agriculture. Le cas de Los Angeles, dont une part de plus en plus importante des besoins est assurée en prélevant de l’eau destinée à l’irrigation2, est de ce point de vue éloquent.

Notre héritage d’un modèle urbain issu des premiers âges de la société « fossile » semblent pouvoir se décomposer en deux tendances apparemment contraires, qui se sont conjuguées avec bonheur pendant le XXe siècle et qui constituent aujourd’hui un cocktail écologiquement explosif, associant un modèle fonctionnaliste, semblable à une transposition caricaturale du taylorisme, et un modèle libéral qui ressemble à s’y méprendre à une application urbaine du darwinisme social.

Il n’y a en effet qu’un pas entre la division du travail prônée par Taylor et la séparation des fonctions urbaines héritée de l’urbanisme du XXe siècle. Née avec la fascination d’une génération d’architectes et d’urbanistes pour la machine, l’approche issue de cette tendance a dans un premier temps permis aux villes de se doter des équipements nécessaires à leur développement et a rendu possible une augmentation très importante du niveau de vie de leurs habitants. Les effets secondaires n’ont toutefois pas tardé à apparaître. Malgré ses méfaits repérés depuis quelques décennies sur le tissu urbain et social, cette approche se manifeste encore aujourd’hui sous la forme d’un zoning plus ou moins affiché, dont les nuisances environnementales commencent à être connnues. De la même façon, la concurrence sur la taille et l’esthétique des tours, qui prolifèrent notamment de Dubaï aux métropoles asiatiques, porte la marque d’une extrapolation urbaine de cette fameuse lutte pour l’existence qui fut reconnue par Darwin comme étant, dans la nature, l’un des principaux moteurs de l’évolution.

La complexité des enjeux auxquels nos agglomérations sont confrontées demande donc de s’affranchir de ces approches sectorielles, et d’intégrer dans une démarche transversale des discplines aussi variées que l’architecture, l’urbanisme, l’agriculture, l’industrie et le transport. Seule une telle démarche permet de dépasser les antagonismes, comme par exemple celui existant entre la logique du chauffage urbain – qu’il soit géothermique ou en bois –, dont la rentabilité n’est assurée que si les bâtiments auxquels il est destiné sont suffisamment gourmands en chauffage, et celle des bâtiments « passifs », dont les besins de chauffage sont presques nuls. Dans une logique sectorielle, cet antagonisme peut conduire soit à une occasion manquée de doter les bâtiments d’une installation de chauffage mutualisée à l’échelle d’un quartier, soit à l’implantation de bâtiments aux performances énergétiques limitées. Le passage d’une logique de filières à une logique transversale conduit naturellement à une nouvelle approche inspirée par l’écologie industrielle3. La ville y est alors considérée, de façon métaphorique, comme un écosystème dont les différents quartiers sont autant de sous–écosystèmes. La maison n’est plus une simple machine à habiter isolée, consommatrice d’énergie et de matière première, mais un organisme inscrit dans un réseau d’échanges qui comprend des producteurs, des consommateurs et des décomposeurs. Les longs flux linéaires qui, dans la ville de « l’ère industrielle », conduisent inexorablement, et par dégradations successives, les produits du berceau à la tombe sont, à « l’ère éco–industrielle », remplacés par des cycles courts et décentralisés qui mènent de façon cyclique du « berceau au berceau4 » selon un processus assimilable d’une boucle biologique, en valorisant localement les déchets comme ressources pour, finalement, tendre vers la suppression totale de la notion de déchet.

La logique de l’écologie industrielle conduit à en appréhender les différents flux matériels et énergétiques non pas de façon isolée, mais en interaction les uns avec les autres et en relation avec l’ensemble des partenaires disponibles. L’installation de cycles courts à l’échelle du territoire urbain implique le remplacement des grandes installations centralisées destinées à la production d’énergie, de matériaux et de produits alimentaires ou au retraitement des déchets, par des équipements d’échelle plus réduite et intégrés dans le territoire urbain. Dans cette perspective, les métabolismes de l’eau, des matériaux de construction et de la nourriture sont à considérer en priorité. Du point de vue des volumes utiles, l’eau figure en première position. Pour le seul territoire de Genève, la quantité d’eau consommée chaque année est cinquante fois plus importante que celle des matériaux de construction, qui figurent en deuxième position. Les flux de nourriture occupent la troisième place, avec une masse équivalente au quart de celle des matériaux de construction. La création d’un cycle court pour l’approvisionnement et le retraitement de l’eau constitue donc un objectif de première importance, qui ne doit pas être traité de façon isolée, mais conjointement avec d’autres problématiques comme celles de l’énergie, de la nourriture ou de la biodiversité. Cela passe par l’intégration dans le territoire urbain de dispositifs permettant de valoriser au mieux les ressources en eau pluviale et les effluents5.

Le métabolisme des matériaux de contruction peut également être amélioré. Les villes constituent en effet des gisements importants et inexploités de matériaux de construction. La région parisienne consomme par exemple 11 millions de m³ de béton par an pour ses routes, ses infrastructures, et ses bâtiments. La fabrication de ce béton nécessite l’importation de 8 millions de m³ de granulats naturels, une ressource non renouvelable en cours d’épuisement. Dans le même temps, 10 millions de m³ de béton de démolition sont exportés.

Dans une démarche d’écologie industrielle – comme celle qui est actuellement mise en œuvre à Zurich –, une fraction importante de ces déchets peut être recyclée localement en vue de la fabrication de nouveaux bétons. De la même façon, la réintégration dans nos territoires urbains ou périurbains d’une partie conséquente des activités agricoles présente de nombreux effets positifs : réduction de la dépendance alimentaire et des consommations énergétiques liées au transport, à l’emballage et à la réfrigération des aliments, possibilité de recycler localement une partie des déchets organiques urbains en vue de la fabrication de compost, augmentation de l’évapotranspiration permettant de réduire les températures estivales, augmentation des surfaces perméables favorable à une gestion locale des eaux pluviales…

En outre, l’agriculture urbaine est par nature composée d’installations décentralisées de petite échelle, généralement génératrice d’emplois, potentiellement sobre en produits phytosanitaires et porteuse d’une forte biodiversité. Il est donc grand temps que l’urbanisme s’intéresse à cette forme d’agriculture qui nourrit déjà plus de sept cent millions de personnes sur la planète, principalement dans les pays du sud, et qui possède un large potentiel de développement dans les autres pays.

Notre façon d’aborder le bâtiment a tout à gagner à être repensée. En effet lorqu’elle est uniquement focalisée sur l’échelle du bâtiment, l’approche environnementale passe généralement par des stratégies de réduction des consommations, et les perspectives architecturales qu’elle offre ne sont guères

réjouissantes : recherche de la compacité maximale, réduction de la taille des vitrages et des débits de ventilation, assujetissement des fonctions vitales à un arsenal de détecteurs sont autant de moyens d’extraire le bâtiment de son environnement, au risque de créer des logements trop sombres, d’accroître les pièces aveugles, et d’offrir aux occupants un air chichement compté et de piètre qualité. Malgré tous les efforts déployés, le constat est malheureusement là : le secteur du bâtiment continue à consommer désespérémment trop par rapport aux ressources disponibles. Dans une logique écosystèmique, les stratégies disponibles font appel aux interactions et aux échanges entre partenaires plutôt qu’à la recherche individuelle et parfois crispée d’économies systématiques. Des bâtiments aux infrastructures, chaque entité de l’écosystème urbain est à même de jouer un rôle adapté à sa taille, à sa situation spatiale et à son statut. Un cycle d’échanges entre producteurs, consommateurs et décomposeurs peut ainsi naître de la proximité d’entités complémentaires. Il est possible de réguler ce cycle par de nouveaux outils de gouvernance, capables de garantir une cohérence entre, d’une part, le caractère pérenne et structurant des grands équipements collectifs planifiés, d’autre part, le caractère plus éphémère des constructions courantes liées à la dynamique immobilière et à la vie des entreprises.

Tandis que l’écosystème urbain ou métropolitain s’enrichit de la diversité de ses composants, il est également susceptible de favoriser l’éclosion de nouvelles entitées architecturales ou urbaines à partir de l’association « gagnant gagnant » de deux organismes complémentaires, selon le principe de la symbiose. Celle–ci permet de tisser au sein d’une même entité architecturale ou urbaine des réseaux d’échanges d’idées, de projets, d’énergies ou de matière. Si les bâtiments institutionnels peuvent devenir les hôtes privilégiés de ces symbioses, d’autres équipements ont également vocation à jouer un rôle analogue grâce à leur vocation, leur échelle, leur emprise ou leur situation urbaine. Des rencontres programmatiques apparemment aussi improbables que celle, rêvée par Lautréamont, d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection, sont susceptibles de conduire, dans un cadre technique et économique viable, à de véritables hybridations architecturales. La symbiose permet ainsi de réhabiliter la diversité et l’échange comme valeurs fondatrices de l’urbanité, et comme moteur de la créativité pour rendre nos métropoles aussi désirables que durables.

1 Leister R. Brown, Le plan B pour un Pacte écologique mondial, Paris, Calmann–Lévy, 2007.

2 Voir Leister R. Brown, op.cit.

3 A ce sujet, lire Suren Erkman, Vers une écologie industrielle, Paris, Editions Charles Léopold Mayer, 1998.

4 A ce sujet, lire Willima McDonough & Michael Braungart, Cradle to Cradle, New York, North Point Press, 2002.

5 Note de l’éditeur : Retrouvez l’article « A Genève deux quartiers se rafraîchissent et se chauffent à l’eau du lac », Collection Passerelle n°8, L’efficacité énergétique, à travers le monde sur le chemin de la transition, p.122. www.coredem.info/article88.html