Vélo et énergies

Paul FOURNEL, 2012

Collection Passerelle

Cette fiche aborde la question du vélo et de la mobilité douce à l’aune de l’expérience sensible. L’auteur, écrivain oulipien, se laisse aller à l’écriture poétique pour décrire l’intérêt du vélo pour la société post-pétrole, d’autant plus qu’il la précède.

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Dans la douceur et la beauté du monde

Le cyclisme est un modèle énergétique parfait, surtout certains matins de soleil paisibles, dans la douceur et la beauté du monde. Le vélo est utilisable par la femme et par l’homme sur une plage de temps qui va de cinquante à soixante ans environ. Ensuite, il arrive que les choses se compliquent d’un peu d’arthrose ou d’une excessive attrition musculaire – généralement associées avec une baisse objective de désir. Le vélo est vif et furtif, il se fond sans bruit dans la beauté ambiante. Il n’émet pas de nuage noir, ni d’invisible CO2. Un peu de sulfure d’hydrogène à l’effort, dans les côtes, est à prévoir cependant ; parfois, quelques gouttes de sueur salent l’eau des ruisseaux, mais puisqu’ils vont à la mer, le péché n’est pas bien grave. La vitesse du vélo ne lui permet pas de décoiffer les arbres en été, ni de creuser des sillons profonds dans le grain des chemins et des routes. Pour peu que sa couleur soit bien choisie, le vélo se camoufle dans la nature, comme un gros phasme. Il est donc comme chez lui dans les champs et les bois. Il ne crie pas, il pétarade encore moins et s’il lui arrive de couiner, c’est que ses patins de frein sont mal choisis. On peut y remédier. Livré à la nature, le vélo enseigne à la fois la patience et l’impatience. L’impatience car il est au moins deux fois plus rapide que l’homme à pied, et la patience car il est beaucoup plus lent que l’homme à pétrole. Il est un entre–deux bienheureux, un entre–deux qui penche vers la marche cependant, tant il est vrai qu’il est plus aisé de marcher à côté de son vélo que de le transformer soudain en motocyclette. La confection de l’engin lui–même est modérément polluante, mais modérément seulement car il y faut des métaux, de la soudure, du composite, de la colle, du plastique, du cuir et de la gomme. Pour peu qu’il soit bien fait, l’engin est durable et devrait amortir sans peine son empreinte carbone (même lorsqu’il est en alu). Le cycliste, au contraire de l’automobiliste, n’est pas climatisé. Il n’est même pas abrité. Il participe donc pleinement du paysage et du temps qu’il fait : il grelotte, il sue, il plisse les yeux, il cherche l’ombre et courbe l’échine. Cela crée des liens avec le soleil, avec la pluie, avec le vent. Il est tenu au courant en permanence de la température ambiante. Il n’a pas besoin de thermomètre pour savoir s’il a chaud ou froid, pas besoin de la Météo pour savoir s’il pleut. La température extérieure est sa température et le temps qu’il fait est son temps. N’ayant pas d’amortisseur, il est également au courant des plaies et des bosses de l’univers. Surtout des bosses.

Le vélo, pris dans l’histoire des énergies

Chronologiquement, le vélo se place entre le crottin et le pétrole. Il a cohabité avec les deux et il est à parier qu’il cohabitera encore longtemps avec le second. La cohabitation avec le crottin (et la bouse de vache, son complément) n’était pas toujours pacifique. La bouse fraîche donnait lieu à des dérapages dangereux et rendait certains freinages hasardeux. A l’heure où les troupeaux sortaient ou rentraient, la route était parfumée et, pour peu que vous ayez fait un prélèvement sur votre boyau, elle vous accompagnait le long de votre randonnée. Certains nostalgiques qualifient aujourd’hui cette odeur d’écologique ; disons qu’elle était au moins animale. Et puis, les chevaux tiraient les charrettes et les bœufs tiraient les chars, comment leur en vouloir ? Le pétrole a sur le crottin l’avantage de ne pas croiser le chemin du cycliste. Ce dernier passe fièrement devant les stations d’essence sans s’y arrêter et les forages ne sont pas si nombreux sous nos latitudes ; ils ne gâtent pas le paysage. Il faut toute la lourdeur des échappements pour rappeler au cycliste que le pétrole existe et que, transformé, il creuse son noir sillon dans ses poumons. Comme le cycliste a le souffle long, il retient sa respiration jusqu’à l’air pur. Mais la tâche s’avère de jour en jour plus difficile. Le vélo sera donc post–pétrole ou ne sera plus. La bicyclette ne se débrouille pas trop mal avec l’atome non plus – disons au moins qu’elle passe au large et que les centrales ne jalonnent pas son chemin comme des bornes kilométriques. Pour ce qui est de l’avenir, étant un sport de surface, il est hautement probable que le vélo saura s’accommoder, le jour venu, de la géothermie. L’éolien, en revanche, n’est pas très bon pour le cycliste. La perspective d’une randonnée dans un champ d’éoliennes tournerait vite au cauchemar. Les zones propices à la multiplication des éoliennes sont en général, contraires à la pratique paisible de la bicyclette : un gros vent de face bien installé énerve le cycliste. C’est de notoriété. De plus, les éoliennes pourrissent l’horizon et le cycliste est réputé être gourmand de grands espaces dégagés. Voir loin pour ne pas tomber, voir loin pour espérer, sont ses devises. Malgré ce détail, on peut estimer que le vélo est superbement adapté au monde post–pétrole (puisqu’il le précède). Ceci à quelques conditions cependant : plus question de faire une approche avec le vélo sur la voiture. Il faudra aller jusqu’au Ventoux par la force de ses seuls muscles, au risque de n’en plus avoir en arrivant à pied d’œuvre. Plus question non plus du coup de pompe qui vous précipite dans un autocar ou dans un train avec un large « ouf » de la banquette. Oubliées ces paresses du petit matin qui vous poussent à ne pas affronter directement la pluie grise et vous mènent au garage pour sortir la chaude automobile…

Et le vélo électrique ?

Le monde entier, dans sa flemme instinctive, prédit un avenir radieux au vélo électrique. Un avenir si radieux qu’il est déjà un présent puisque l’autre jour, grimpant le Montparnasse sur un Vélib’ de vingt bons kilos, je me suis fait enrhumer sans pouvoir réagir, par une dame sur une bicyclette chargée de courses au guidon et augmentée d’une petite fille pas si petite, assise dans un fauteuil de plastique, vêtue d’un casque rose et d’un anorak vert. La maman grimpait en sifflotant son chargement de plusieurs dizaines de kilos vers la gare, cachant coquettement sous le porte–bagage une batterie chargée d’excellentes intentions. Voilà qui devrait assurer un bel avenir à l’énergie atomique. Si tous les vélos du monde se branchent le soir en rentrant à la maison, la facture sera salée. On peut alors penser à une électricité alternative, mais il est à craindre que les panneaux solaires, si le cycliste veut en faire usage, ne lui ôtent un peu de sa fine mobilité. Quelques dizaines de mètres carrés de panneaux fixés sur le dos transforment de coureur en un encombrant avion cloué au sol et peu compatible avec la circulation. Et puis comment lever les bras après la ligne franchie en vainqueur ? Il reste donc à pédaler. Au moment où les interminables pelotons chinois bleu Mao, en route vers le travail, se transforment en pâteux embouteillages de voitures bigarrées, nous allons reprendre notre chemin cycliste vers les bureaux (ceux qui en ont un au moins). Condamnés au pédalage par la force de la raison, par la force de la santé, par la force de l’écologie triomphante, par la force de l’économie, par la force de la simple logique humaine – tout ce qu’il faut pour nous le rendre, à terme, haïssable.