Paysages de transition, un projet de paysages pour l’après–pétrole
Sébastien GIORGIS, 2013
Cette fiche aborde la question de la transition paysagère par le développement d’énergies renouvelables.
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Le débat sur la transition énergétique ouvre la question de la transformation des paysages qui en accompagneront la mise en œuvre. Les travaux des experts réunis à Florence en 2000 ont arrêté une définition désormais bien connue du paysage : « «Paysage» désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations »1. Cette définition met clairement en lumière les trois dimensions qui construisent le concept :
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le fondement géographique et l’histoire de l’objet physique (« partie de territoire »),
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sa perception sensible (« telle que perçue »),
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et la façon dont cette perception est structurée par des représentations culturelles (« par les populations »).
Ces trois dimensions font la complexité – matérielle et immatérielle, objective et subjective, individuelle et collective – du concept de paysage. De là l’âpreté et aussi la confusion, souvent, du débat entre les démarches qui ambitionnent la construction de paysages contemporains et celles qui se préoccupent de « protection », avec certaines tendances actuelles à la patrimonialisation généralisée.
De la transition énergétique à la transition paysagère
Durant ces dernières décennies, le débat s’est polarisé sur les formes émergentes des paysages « de la modernité » : les grands projets d’infrastructures, l’urbanisation (avec l’invention de la notion « d’entrée de ville », une façon de ne pas vouloir considérer ces nouveaux quartiers comme des parties de ville acceptables) ou les paysages résultant de l’industrialisation de l’agriculture (la simplification paysagère des remembrements ou la généralisation de la monoculture). Aujourd’hui, le questionnement se concentre sur la mutation nécessaire et profonde de notre accès à l’énergie, une fois reconnues les origines humaines des bouleversements climatiques en cours, auquel s’ajoute l’imminence du pic pétrolier2. C’est cette mutation qu’on évoque aujourd’hui quand on parle de la « transition énergétique », elle sera le moteur de ce que l’on pourrait nommer la « transition paysagère ».Il est utile ici de rappeler, comme nous y invite Carlo M. Cipolla3, historien de l’énergie, que« tout ce que l’homme consomme est de l’énergie transformée » : les protéines, les hydrates de carbone et les matières grasses indispensables à la vie physiologique, mais aussi tout ce qui répond à nos besoins premiers en matière de chauffage, d’éclairage, de déplacements, de fabrication des produits manufacturés, etc. Un être humain a besoin, pour sa seule alimentation, de 2 000 à 3 900 cal/jour4 selon son âge, son poids, sa profession5. La transformation de l’énergie solaire en calories absorbables ou utilisables par le vivant est l’une des fonctions biologiques des territoires, bien avant que nous n’abandonnions l’économie de cueillette au profit de la transformation volontaire des animaux et des plantes dans le projet de domestication agricole, et bien avant aussi que nous ne construisions une relation paysagère à ce territoire (au XIVe siècle en Occident, selon les historiens du paysage)6.Si la quantité d’énergie est incommensurable dans l’univers, la question, pour l’humanité est : comment la transformer en formes « utiles » (énergie chimique absorbable, chaleur, électricité, énergie mécanique) au moment nécessaire. Selon les besoins et/ou les époques, cette conversion prend la forme d’un champ de blé7, d’un troupeau de bovins, d’une machine à vapeur, d’un barrage hydro–électrique, d’une forêt de production, d’un carreau de mine ou d’une éolienne. La « partie de territoire » sur laquelle se construit notre relation paysagère au monde est donc cette combinaison de dispositifs de production d’énergie qui évoluent à mesure de la transformation de nos « besoins », aspirations et savoir–faire.
La lutte des paysages
La transformation des paysages qui en résulte ne va plus de soi aujourd’hui dans des territoires où se confrontent les points de vue de populations aux histoires, aux références, aux modes de vie et aux intérêts différents, voire divergents. Dans les régions dans lesquelles domine une économie fondée sur la présence importante de résidents secondaires (avec 3 millions de résidences secondaires, la France détient un record du monde en matière de propriété privée) et de résidents retraités, peu intéressés par le développement économique de leur région d’accueil (en Provence–Alpes–Côte d’Azur, sur le littoral, à la montagne), les transformations des paysages apportées par les actifs (agriculteurs, entrepreneurs, résidents permanents, « aménageurs ») sont souvent ressenties comme des « dégradations » qui portent atteinte à l’identité et au caractère du paysage, sans que l’on connaisse très bien la nature de cette identité, ni le seuil de transformations à partir duquel le paysage est considéré comme dégradé. Les projets éoliens et photovoltaïques exacerbent cette position devenue systématique. L’argumentaire de « l’économie touristique » à laquelle il ne faudrait pas nuire est alors convoqué, au même titre que celui de la protection des sites, des paysages et/ou de la nature, pour appuyer les mobilisations contre toutes ces transformations. Les rapports de force s’organisent la plupart du temps à partir de représentations stéréotypées et/ou caricaturales des positions de chacun : quand il s’agit de développer localement un projet économique, créateur de richesses et d’emplois, les agriculteurs, les entrepreneurs et parfois les collectivités sont mis en cause comme s’ils avaient pour seul projet de vouloir tirer profit du territoire sans attention à la qualité des paysages, patrimoine et bien commun. De l’autre côté, les opposants à ces projets, qualifiés souvent « d’écolos », sont accusés de chercher à occulter le caractère « nimbyste8 » de leur démarche sous des arguments environnementaux : en fait, ils ne seraient guidés que par le désir de protéger la valeur foncière de leur « point de vue9 » sur le paysage pittoresque qui a appelé leur investissement. Organisés en associations de protection des paysages et des monuments, ces amis des patrimoines se retrouvent très actifs dans les initiatives de création, par les collectivités et les services de l’État, de parcs naturels, de sites classés, de directives paysagères ou de candidatures au classement par l’UNESCO au patrimoine mondial. Une sorte de « lutte des paysages » se met alors en place autour de leur valeur estimée (« le pays devient un paysage parce qu’il répond aux attentes des riches10 »), que les économistes tentent d’appréhender par les approches qui leur sont propres : celle dite par les « consentements à payer » (CAP) sensées, dans le domaine des biens non marchands dans lequel est classé le paysage, informer sur l’équilibre entre l’offre et la demande. Celle aussi, du côté de la puissance publique, de l’analyse coûts/bénéfices (ACB) sensée, à son origine11, mesurer le bénéfice net, pour la collectivité, de la mise en place d’une infrastructure, ici de production d’énergie. Ces travaux visent à aider la puissance publique à faire ses choix sur une base qui se veut économiquement objectivée. Ces approches économiques et sociales conduisent à se poser d’autres types de questions que celles que l’on aborde habituellement quand on évoque les sujets de paysages : celle de la relation entre les coûts du foncier (considéré comme le support « des points de vue » par les économistes) et la valeur des paysages perçus12, coûts qui tendraient à créer un effet ségrégatif dans l’accès aux paysages de qualité ; celle aussi de la domination sociale qui s’exprimerait en matière de hiérarchisation des goûts ( le goût considéré comme une dimension de l’habitus) en matière de paysage; celle encore qui avance l’hypothèse qu’il y aurait une sous–production de paysages de qualité du fait que les individus ont intérêt à se comporter en « passagers clandestins », consommant le paysage sans participer à ses coûts de production. Face à ce contexte de conflit entre des intérêts économiques et des représentations culturelles, certains considèrent qu’il appartient à l’État (mais est-il affranchit de ces conflits d’intérêts culturels et économiques ?) d’arbitrer en définissant des priorités esthétiques qu’il imposera. Localement, ses services déconcentrés sont alors confrontés à devoir répondre à une « injonction paradoxale13 » : d’un côté réduire l’émission de GES en cherchant à abaisser la consommation des énergies fossiles (et en conséquence, le coût d’importation d’environ 61,4 milliards d’euros/an en 2011 soit l’équivalent, approximativement 90 %, du déficit de la balance commerciale française14) et en développant la production d’énergies renouvelables (objectif de 23 % en 2020 par tous les moyens disponibles : biomasse, géothermie, éolien, hydraulique, solaire thermique, photovoltaïque, etc.), d’un autre côté, poursuivre ses missions de « protection » des milieux, des paysages et des sites. Dans le cadre de la planification par les Schémas Régionaux du climat, de l’air et de l’Énergie (SRCAE) dont l’État a la charge conjointe avec les régions, ces protections ajoutées à d’autres (contrainte de raccordement, protection du potentiel agricole des terres, servitudes militaires, aviation civile, fonctionnement des radars, loi littoral, loi montagne, etc.) créent, suivant les dispositifs proposés, une situation où les initiatives se retrouvent confrontées à une « planification par contraintes, encore appelée « carte à trous » par l’administration elle–même15 », contraire à la démarche de projet requise par ailleurs pour la création de paysages contemporains de qualité répondant aux enjeux actuels.
De la règle au projet de paysage
Le projet de paysage de qualité développe notamment la notion de diversité, une des valeurs essentielles apportée par le concept de paysage. Cette notion affirme que les réponses aux questions contemporaines sont propres à chaque territoire, à chaque culture, à chaque contexte géographique, à chaque organisation sociale. La diversité des potentiels de chaque territoire à produire ses propres énergies renouvelables (méthanisation, production de biomasse forestière ou agricole, solaire thermique ou photovoltaïque, au sol ou sur toitures, micro hydraulique, géothermie, petit, moyen ou grand éolien, éolien offshore, production marémotrice, et bien d’autres encore, connus ou à venir) est une source à laquelle puiser la diversité des paysages à venir. À chaque territoire, à chaque type de paysage peuvent donc être associés des gisements et des projets de production d’énergies renouvelables spécifiques. La question est alors de passer d’une culture de la planification par contraintes à celle de projet de territoire considéré, en particulier, dans sa dimension paysagère. Celle–ci exige, si l’on se conforme à l’injonction de la Convention européenne, que ce projet soit conçu dans le cadre d’un processus de co–construction réunissant les différentes parties prenantes d’un territoire dont, nous l’avons vu, les intérêts peuvent être contradictoires. Dans ce processus, les compétences complémentaires des paysagistes, des urbanistes, des naturalistes, des historiens sont mobilisées auprès des populations et de leurs différentes catégories d’acteurs (agriculteurs, entrepreneurs, professionnels du tourisme, associations, etc.) au même titre que celles des énergéticiens et des économistes. C’est donc à une nouvelle génération de « plans de paysage16 » qu’il s’agit désormais d’appeler, qui répondront, par une approche culturelle (paysagère), aux enjeux croisés de l’économie, de la gestion de l’espace, du climat et de la biodiversité. A l’exemple des démarches engagées dans différents pays d’Europe17, à la culture moins centralisée que la nôtre, les territoires ruraux français réunis au sein du réseau TEPOS18 se sont engagés dans le développement de politiques d’autonomie énergétique fondée sur la production locale et décentralisée d’énergies renouvelables. Trois d’entre eux sont suffisamment engagés pour que l’on puisse déjà en anticiper les effets. La communauté de communes du Menée en Bretagne est une des pionnières dans ce domaine, avec une couverture des besoins en énergie (hors transport) par les Energies Renouvelables atteignant 22 % en 2012, le projet vise 68 % en 2020 et l’autonomie en 2030. Son action comporte la création d’une unité de méthanisation produisant l’équivalent de la consommation d’électricité – hors chauffage – de 4000 foyers, l’installation d’éoliennes (besoins domestiques de 3200 foyers) dans le cadre du projet nommé « Citéol Mené » (pour « citoyens éoliens » : création de 8 groupes d’investisseurs locaux qui maitrisent un minimum de 30 % du capital), des installations solaires thermiques et solaires photovoltaïques, la mise en place de réseaux de chaleur, une politique volontariste d’économies d’énergie et le développement de bâtiments à énergie positive. Cette dynamique s’appuie sur la création d’un parc d’activité dédié (et sa pépinière d’entreprise « Ménerpole ») et une politique de formation des entrepreneurs et artisans du bâtiment. Le pays Thouairsais, à travers son CLIC (Contrat Local d’Initiative Climat), vise de son côté la neutralité énergétique de son territoire avec l’objectif d’une division par 4 des émissions de GES à l’horizon 2050. Son projet s’est appuyé sur un diagnostic qui constatait une production de 6 tonnes de CO2/an/habitant en 2005. Ici, le processus de co–construction s’est appuyé sur des groupes de travail (bois, habitat, transport, maîtrise de l’énergie, agriculture, etc.) et l’embauche d’une conseillère en « énergie partagée ». Ce processus a déjà abouti à une production de 86 MW électrique par des éoliennes, à l’installation de 18 chaufferies à bois, la construction de logements BBC (Bâtiments de Basse Consommation), la construction d’unités de méthanisation et la mise en place d’un programme de familles à énergie positive. Entre 2005 et 2011, les évaluations font apparaître une réduction de 14 % de production de GES, elle devrait atteindre 20 % en 2014 au vu des actions en cours. La bio–vallée, dans la Drôme, a d’abord développé l’agriculture biologique (20% des surfaces agricoles à ce jour, pour 3,5 % en France) et la gestion durable de l’eau. Elle rejoint aujourd’hui le réseau TEPOS avec l’objectif de couvrir, par une production locale, l’ensemble de la consommation énergétique des ménages d’ici 2020. Son programme de rénovation énergétique de 15 000 maisons (après formation et soutien au regroupement d’artisans), son engagement pour le développement d’une filière locale du petit éolien (12 à 30 mètres) et le programme d’incitations financières à l’installation de chauffe–eau solaires individuels ace–eau solaires individuels accompagnent la démarche de « familles à énergie positive » dans une stratégie domestique du projet, du fait sans doute du contexte important de l’économie résidentielle dans cette partie sud du Vercors où le tourisme est assez développé. Dans ces trois exemples, le paysage n’est pas absent des préoccupations (il apparaît parmi les critères d’évaluations et d’instruction de chaque projet, à travers le volet paysager), mais on ne peut dire, pour autant, qu’il soit le support premier (ce qu’il devrait être) d’une conception territoriale du projet énergétique, où il s’agit de localiser, de dimensionner et de donner forme à des installations qui vont créer un nouveau paysage. C’est là que le « plan de paysage de transition » verrait sa fonction première : comme support de la démarche de projet énergétique, il permettrait de concevoir, de manière globale et sensible, un projet de territoire conjuguant toutes les dimensions, la production d’énergie, le projet agricole, le projet urbain et le projet écologique. Le paysage est et reste, de ce point de vue, la meilleure manière d’aborder la complexité du monde, par les sens comme par la raison, par le savoir comme par la culture.
1 Convention européenne du paysage : www.coe.int/t/dg4/cultureheritage/heritage/landscape/default_fr.asp
2 Théorie conçue par le géologue M.K. Hubert dans les années 1950. Voir l’excellente synthèse
actualisée « Global oil depletion » réalisée par l’UK Energy Research Center en 2008.
3 Carlo M. Cipolla, Sources d’énergie et histoire de l’humanité, In : Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 16e année, N. 3, 1961. pp. 521–534.
4 Équivalences utilisées : 860 cal = 1 Kilowatt/heure (KWh).
5 La consommation énergétique globale d’un individu dans une société pré–industrielle est de 10 000 cal/jour. Elle a été multipliée par 10 dans la société industrielle développée pendant les années 1960, soit sur environ un siècle.
6 RITTER, Joachim, Paysage. Fonction de l’esthétique dans la société moderne(1998), Editions de l’Imprimeur, Besançon.
7 La plante est convertisseur naturel qui, par le processus de photosynthèse, transforme l’énergie solaire en énergie chimique.
8 Nimby est l’acronyme de l’expression « Not in My Back Yard » (pas dans mon arrière–cour), utilisé pour décrire l’opposition par des résidents à un projet local d’intérêt général.
9 OUESLATI, Walid, Vers une économie du paysage, In. Analyses économiques du paysage (2011), Ed. Quae, Versailles.
10 FACCHINI, François, Paysages et théorie du marché, In. Ibid.
11 DUPUIT, J. , De la mesure de l’utilité des travaux publics (1884). Annales de Ponts et Chaussées, Paris.
12 « Le Mont–Saint–Michel est un spectacle, le point de vue (sol acheté) est le siège qui permet de le voir. La transformation du pays en paysage conduit ainsi à une double dynamique, l’achat et la vente de points de vue d’une part et la qualité du spectacle et son évolution d’autre part » F. Facchini, Paysages et théorie du marché, In Analyse économique du paysage, ibid.
13 Propos d’un chef de service de la DDT 84 cité dans : DUBOIS, Jérôme, THOMANN, Sandra,
Tensions sur les champs et les bois : L’essor des énergies vertes en Provence–Alpes–Côte d’Azur (2012), L’Aube, La Tour. d’Aigues.
14 In : www.connaissancedesenergies.org
15 Alain Nadaï, Politique de l’énergie et paysages éoliens, In Analyses économiques du paysage, sous la direction de Walid Oueslati, éd. Quae, 2011.
16 Les plans de paysage, promus par le MEDDE, sont des outils de projet de territoire conçus à partir d’une approche partagée du paysage. Dans le cadre de son plan de relance du paysage, le MEDDE vient de diffuser un appel à projet sur les plans de paysages. Contact : MEDDE, DGALN/DHUP/QV2
17 Voir les exemples précurseurs de la CC de Werlerbach en Allemagne ou de Mureck en Autriche.
18 Territoires à Énergie Positive. Voir sur le site: www.clerc.org