La résilience, une nouvelle ère pour le développement urbain ?
Thomas SIEVERTS, 2013
Cette fiche expose l’importance de penser les villes et les sociétés de demain en termes de résilience et d’adapter nos modes de vie à ce principe, dans un objectif de sobriété, seul garant du maintien d’une forme de prospérité.
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La prospérité sans précédent des pays riches depuis 1950 est à l’origine de bon nombre des problèmes que rencontre la planification urbaine. La surface habitable dont chacun dispose a plus que triplé. En cinquante ans, en termes de surface, on a plus construit que pendant les derniers cinq mille ans. Le nombre de voitures a été multiplié par cinq, donnant naissance à Suburbia, cette banlieue qui gaspille une bonne partie de notre prospérité. Il est établi que les taux de croissance auxquels est due cette abondance matérielle détruisent notre assise dans le milieu naturel. Nous ne pouvons ni ne devons perpétuer ce mode de développement. Dans la longue histoire de la ville, un intermède relativement bref et sans équivalent est donc peut–être en train de se terminer, sans que nous sachions quel avenir va suivre.
Les nouveaux défis du développement urbain
La plupart des mutations attendues vont être comparables, par leur intensité, à celles que les villes ont connues lors de la révolution industrielle : les comparaisons de l’histoire peuvent donner une profondeur temporelle propre à relativiser nos représentations positivistes. Imaginons la prospective des villes européennes en prenant pour échelle l’évolution des sources d’énergie. Au cours du XIXe siècle, l’économie urbaine d’une société agricole et artisanale fondée sur l’énergie de l’eau, du bois et de la tourbe a été bouleversée par le surgissement de la ville compacte, industrielle et ferroviaire, suscitée par le charbon. De même, par la suite, une nouvelle révolution a transformé cette ville compacte en une ville étalée dans l’espace, caractéristique du XXe siècle, avec son économie de services, de la consommation et du tout-voiture. Cette ville née du pétrole est en train de se transformer, en privilégiant les sources d’énergie renouvelables. L’expérience historique nous démontre que cela va entraîner des changements majeurs dans l’ensemble de nos villes. Les énergies renouvelables comportent une variété de formes : solaire, géothermie, biogaz, chaleur, vent, eau… qui seront disponibles en quantité et selon des combinaisons différentes. Ce trait pourrait susciter peu à peu le retour à des formes urbaines comportant une certaine diversité locale et régionale. Il semble probable qu’aux côtés de nouvelles opportunités, la mutation énergétique qui s’annonce engendrera également de lourdes contraintes. Le prochain bouleversement affectera en effet un tissu urbain et un parc immobilier d’une complexité jamais vue dans l’histoire de la ville et frappera de plein fouet une société rendue extrêmement vulnérable le fait de dépendre de ses systèmes techniques et de son mode de vie non-écologique. Ces changements et cette transformation seront rendus encore plus difficiles par le fait que, selon toute vraisemblance, la prospérité matérielle de ces cinquante dernières années ne va pas se perpétuer en Europe. Une population en déclin démographique, vieillissante et appauvrie devra assurer l’entretien de la masse énorme des bâtiments et des gigantesques infrastructures héritées du passé, tout en se montrant capable d’y installer de nouveaux modes de vie1.Un rappel historique donne à réfléchir : comment les villes ont–elles géré des catastrophes comme la peste ou les grands incendies ? Avons–nous mesuré à quel point les grandes villes européennes ont bénéficié ces cinquante dernières années d’un héritage en patrimoine bâti et en infrastructures particulièrement robustes érigés pendant ce « si long XIXe siècle » (qui aura duré jusqu’en 1918) ? A cet égard, quelle sera la fiabilité de nos infrastructures récentes ? Lors de la Seconde Guerre mondiale, les jardins ouvriers ont contribué à assurer l’approvisionnement des villes détruites par la guerre et rongées par la faim. Plus récemment, après l’effondrement de l’Union soviétique, la population des villes d’Europe de l’Est s’est nourrie avec les produits des jardins ouvriers et des datchas. La révolution industrielle et l’élan de l’économie du pétrole et du gaz ont été accompagnés d’une longue période de croissance. La transition vers les énergies renouvelables engendrera-t-elle également une nouvelle période de prospérité économique qui permettrait la transformation de la structure urbaine et la création d’un nouveau paysage écologiquement durable ? Accompagné d’une montée du niveau de la mer, de sécheresses et d’une baisse des rendements agricoles, le changement climatique est susceptible d’entraîner les déplacements de très grands groupes de populations. Comment les villes seront-elles capables d’accueillir et d’intégrer de manière pacifique, à l’échelle de la planète, des flux de réfugiés aussi importants ? Les évolutions futures restent entourées d’incertitude. Il en a été ainsi à toutes les époques, avec des bouleversements qui leur restaient en grande partie opaques. Dans une telle situation d’incertitude, il est urgent d’interroger la capacité de nos villes à supporter des impacts aussi lourds sans y perdre ce qui fait leur identité et leurs fonctions. C’est précisément la question de la résilience2.Mais aujourd’hui, les catastrophes naturelles ne semblent plus nous concerner. Les projets de construction et de développement dans l’immobilier sont axés sur le profit à court terme. L’absence d’une conscience dynamique de la situation dans laquelle se trouve notre époque est criante, ainsi que le manque de représentations plausibles de ce que nous réserve l’avenir. La Grande Dépression de la fin des années 1920 est déjà « sortie de l’écran » de la mémoire historique. On a oublié la manière dont nous avons affronté la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale dans les villes : nous partagions nos maisons, nous allions à l’école à tour de rôle et le moindre parc et jardin était transformé en champ de pommes de terre. La surface d’habitation par individu, y compris sur les lieux de travail, ne cesse de s’agrandir. Aucune obligation contraignante n’a vu le jour en matière d’utilisation de matériaux recyclables pour la construction. Les sols au bon potentiel agronomique continuent à être sacrifiés au profit de projets de construction dont les normes sont maximisées au profit d’intérêts sectoriels, sans cohérence d’ensemble.
Les voies encore incertaines de la résilience
Si nous voulons nous faire entendre dans une situation pareille et tenter de réussir le changement, nous devons imaginer une résilience associant la préservation à long terme de la planète et des bénéfices immédiats. Prenons des exemples. Il y a quelques décennies il existait un règlement obligeant les promoteurs à prévoir dans chaque logement un conduit de cheminée constituant une « source de chauffage d’urgence » en sus des systèmes de chauffage central. Aujourd’hui, une telle obligation serait difficilement applicable, tout le monde ayant oublié la grande crise économique de 1929 et les temps difficiles de la Seconde Guerre mondiale mais, avec la vogue des poêles à bois, on n’aurait pas de mal à raviver ce concept de « chauffage supplémentaire ». On pourrait aussi tenter de généraliser une utilisation plus intensive de toutes les pièces de la maison afin d’accompagner les évolutions rapides des familles recomposées, les combinaisons habitation-lieu de travail, etc. De même, les espaces publics non construits doivent contribuer dès à présent à l’intégration culturelle, à l’amélioration climatique et à la production d’aliments, ce qui deviendra utile en période de crise3. Les villes européennes ont plus ou moins atteint leurs limites historiques de croissance et bénéficient encore d’une certaine prospérité. Elles disposent donc, comparativement, de bonnes conditions pour développer une posture de résilience. Puisqu’il est impossible d’anticiper l’avenir, utilisons donc notre énergie à considérer l’incertitude comme une liberté pour mettre en œuvre nos solutions d’une manière aussi esthétique et durable que possible, tout en permettant aux générations futures d’en changer le mode d’utilisation si nécessaire. On pourrait expérimenter différents procédés et en tester chaque fois l’efficacité, ainsi qu’y invite le cadre théorique de la résilience qui peut nous permettre d’y voir plus clair dans cette passe difficile. Le dictionnaire (Pons, 1984) définit la résilience comme une « indestructibilité ». L’encyclopédie en ligne Wikipedia (NdT : dans sa version allemande) décrit la similitude entre systèmes écologiques et structures psychiques quand on parle de leur capacité de résistance et de rétablissement après une épreuve4. On peut en parler au moins métaphoriquement en matière de ville : le concept de stress permet d’évoquer les tensions que la ville affronte en cas de catastrophes naturelles, de flux de réfugiés, de crises économiques ou bien quand s’épuiseront les énergies fossiles, provoquant l’effondrement de la paix sociale et faisant disparaître les moyens pour entretenir les infrastructures. Il faut distinguer la résilience de l’adaptation : la résilience signifie la préservation de l’identité dans un contexte d’importants désastres. La durabilité évoque la préservation d’un ensemble dans un environnement qui peut changer. La résilience concerne, elle, la préservation de l’essence, du caractère spécifique quand tout change alentour. La résilience pourrait ainsi évoquer la capacité de l’espace urbain à perdurer dans ses fonctions essentielles en cas de bouleversement environnemental, économique, social et politique.
Caractéristiques de la résilience
Les objectifs de la résilience sont principalement la conservation des ressources par un entretien soigneux, la bonne tolérance aux erreurs et la capacité de les réparer, le fait de concilier la longévité des structures avec des usages divers et évolutifs, les économies d’espace et d’énergie par une telle polyvalence d’utilisation, fondée sur la conception même des constructions. Dans une structure résiliente, les différentes transformations ne nécessitent pas d’importants moyens. On adapte facilement les équipements sans avoir à les remplacer. Chaque espace est susceptible d’une multiplicité d’usages potentiels. Des petites unités s’adaptent car auto-organisées. On simplifie les processus de changement en regroupant le moment où on les effectue, à l’intérieur d’une prévoyance à long terme de leurs cycles de vie. Une attention soigneuse fondée sur le respect, la prudence et le discernement est la condition incontournable de toute capacité à préserver les biens et les ressources dans la durée. Il en résultera un nouvel esprit dans la culture des architectes comme dans les métiers de la construction. Le fonctionnalisme des Modernes doit laisser la place à un urbanisme et une architecture capables d’une meilleure polyvalence des usages. Pour des raisons écologiques, cette architecture devra se montrer beaucoup plus durable que ne l’a été la modernité actuelle, en utilisant efficacement des ressources plus réduites et sachant anticiper sur des temps incertains. L’ère de la résilience prendra les formes très différentes, voire contradictoires, on l’observe quand on collecte ce qui existe déjà. La résilience peut être due à la robustesse de la conception technique, comme dans le cas d’un phare isolé dans l’Arctique, loin de toute intervention humaine : on est ici dans le domaine des Sciences de l’ingénieur. Elle peut tenir à la vigilance continue avec laquelle on entretient les voiliers en bois ou les maisons de rondins couvertes de chaume, qui durent longtemps si on les répare régulièrement : telle est la responsabilité de l’artisan. La résilience peut tenir à la qualité culturelle, qui s’apprécie immédiatement et pour une longue durée jusqu’à justifier des coûts parfois considérables : l’histoire de l’art et de l’architecture, la sémiotique et les études culturelles décrivent la résilience esthétique. La résilience peut être due au faible coût d’entretien d’une structure donnée : les architectes et économistes sont responsables de cet aspect. La résilience naîtra de la solidité des bâtiments et de la claire polyvalence selon laquelle on aura conçu le tissu urbain par une planification à très long terme, ce qui relève de la responsabilité des autorités locales. La ville résiliente comprise comme « hardware » sera reprogrammée en permanence, complétée, reconvertie et révisée par des interventions légères, faciles à réaliser. Cette forme de résilience exigera une réforme radicale du droit de propriété et des politiques du foncier. Par ailleurs, chaque intervention devra contribuer à la qualité de l’espace public, à la cohésion spatiale et à la fluidité des échanges. Cet objectif imposera de modifier le code de la construction et la façon dont on délivre les permis de construire. La décentralisation et régionalisation des modes de vie pourrait enfin engendrer une « nouvelle sédentarité » résiliente pour une génération dotée dès la naissance de sources d’informations partout et toujours disponibles au point d’abolir les distances. Telle est l’orientation sociopolitique radicalement nouvelle que nous aurons à réaliser dans tous les domaines. Peut–être que s’imposeront différents types de constructions résilientes : une construction « robuste, massive, nécessitant peu d’entretien, disponible sur le long terme, à faibles coûts d’exploitation et au degré élevé de polyvalence dans son utilisation », aussi bien qu’une construction « légère, facilement extensible, de grande qualité esthétique, rendue pérenne par un entretien permanent et le remplacement d’éléments recyclables ». Certains types de construction devraient l’essentiel de leur résilience au mode de vie de leurs occupants. De fait, quand une société endure des stress très importants, des structures spatiales appropriées peuvent faciliter la gestion de ces stress mais leur maîtrise relève, plus fondamentalement, du domaine politique, socio-économique et socio-culturel. Le concept de résilience comprend donc un champ très large, qui va de la planification urbaine et de la construction de bâtiments à la question du fondement éthiques des comportements.
Aspects économiques
Jusqu’à quel point nos sociétés sont-elles capables d’investir de façon prudente ? La résilience ne sera pas gratuite. Son évaluation économique pourrait se faire par des simulations, des stress-tests intégrant différents scénarios d’événements qui seront violemment destructeurs, selon toute vraisemblance. Les surcoûts pourront cependant être compensés par une conception plus ingénieuse. On pourrait tenter d’estimer l’essentiel nécessaire en matière de surface utile par habitant ou par poste de travail, car l’augmentation pléthorique de ces dernières décennies n’a pas nécessairement contribué à l’amélioration de la qualité de vie. Toutes les fonctions n’ont pas besoin chacune d’un espace en propre. Le même bâtiment ou le même espace libre pourraient ainsi remplir plusieurs fonctions et permettre, comme dans la ville pré-industrielle, des économies d’espace considérables. L’abandon des principes du fonctionnalisme stricto sensu se fera au bénéfice d’un style de construction solide, exigeant en termes de créativité esthétique, qui édifiera des bâtiments et des structures urbaines polyvalentes dans le style appelé récemment « Capacité et concision5 ». L’économie de la résilience supposera des innovations. On devrait prévoir de faire acquitter, dès le début des chantiers, une taxe de démolition et de recyclage proportionnée à la durée de vie escomptée de la construction. Remplaçant le principe de la propriété par celui de la disponibilité6, on pourrait étendre le principe de l’auto-partage au très grand volume de bâtiments et de produits finis dont nous disposons. Enfin, popularisés depuis la crise bancaire, des stress-tests simuleront différents types d’impacts afin d’orienter au mieux les investissements à consentir : un effondrement du commerce mondial entraînera probablement des pénuries alimentaires. Cette situation a-t-elle été anticipée par une bonne gestion des terres fertiles en ville et à proximité ? Un afflux important de réfugiés constituera une charge importante pour les villes : a-t-on prévu des espaces pour de telles situations ? L’augmentation des prix de l’énergie et la baisse du revenu moyen risquent d’engendrer, au moins temporairement, une réduction des surfaces habitées que l’on pourra chauffer : jusqu’à quel point les logements actuels sont-ils adaptés à ce type de situations ? Une forte régionalisation de l’économie et l’extension des transports en commun et non motorisés pourraient constituer enfin des mesures préventives à la crise du transport, tant que nous ne disposerons pas de carburants alternatifs. Une population vieillissante et appauvrie devra faire fonctionner, entretenir et moderniser le parc toujours grandissant des structures bâties et des infrastructures. Ici encore, un test de résistance devra permettre d’évaluer les limites de ce que l’on pourra assumer. Il est grand temps de réfléchir à ces perspectives afin que notre établissement dans l’espace, tel qu’il est utilisable actuellement, puisse continuer à fonctionner une fois confronté aux défis du futur. Engageons d’ores et déjà des expérimentations en matière de planification, d’aménagement urbain et de construction visant la résilience ! A l’ère du changement climatique et de la transition énergétique, il s’agit de donner naissance à une nouvelle culture de la construction dans laquelle on construira nettement moins que par le passé, mais de manière beaucoup plus clairvoyante et judicieuse. La mission principale sera l’indispensable transformation qualitative du bâti existant. Ce que nous construisons ou réhabilitons aujourd’hui devra pouvoir servir jusqu’au prochain siècle. Le bâti connaîtra donc, au cours de son cycle de vie, plusieurs « ré-initialisations » de son usage7. Nul ne peut prédire aujourd’hui à quoi ressemblera ce processus.
1 Le groupe de travail «Arbeitskreis Stadt» du groupement «Denkwerk Zukunft», dirigé par Meinhard Miegel, a fourni quantité d’idées et d’inspirations en matière d’orientation nouvelles pour la construction et le développement urbain. Cf. Meinhard Miegel : Exit. Wohlstand ohne Wachstum, Berlin 2010.
2 Wieder ein Modewort – Resilienz, in Planerin, Anna Hitthaler– Edition de septembre 2011.
3 Der Produktive Park, publié par Rudolf Scheuvens et Marion Taube, sous commande du Regionalverband Ruhr, 2010.
4 « La résilience est synonyme de l’élasticité des systèmes écologiques. L’élasticité mesure la rapidité avec laquelle un écosystème impacté par un problème revient à son état d’origine.(..) En psychologie, la résilience désigne la capacité de maintien de la santé mentale en situation de stress important (dans le cas des crises de la vie, de la maladie, du deuil d’un proche). Le maintien de la santé mentale est une condition sine qua non pour la préservation de l’identité personnelle. »
5 Le concept de « Capacité et concision » a été inventé et décrit par Alban Janson et Sophie Wolfrum. Cf. Der Architekt, Cahier 5–6, 2006, pp 50–54.
6 Access – das Verschwinden des Eigentums, Jeremy Rifkin – 3. Edition, Frankfurt 2007.
7 How to Activate Immanent Potential of Urban Spaces, Angelus Eisinger, Jörg Seifert (Hg./EDS) : Urban RESET, Freilegen immanenter Potenziale städtischer Räume /Edition Birkhäuser Bâle, Barcelone, New York, 2012