Changer de progrès, revenir à la complexité
François LETOURNEUX, 2013
Cette fiche aborde les différentes politiques énergétiques qui se sont succédées sur la très longue durée et propose des pistes de réflexion pour un nouveau progrès écologique, économique et social : une proposition pour la transition vers des sociétés durables, en somme.
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Eléments de situation
Comme ce serait mieux si l’après–pétrole était un choix : « J’ai arrêté le pétrole, et depuis, ça va mieux ! ». Mais ce n’est pas cela. C’est plutôt un constat négatif : « Si je ne peux plus trouver de pétrole, comment vais–je faire ? Qu’est–ce que je vais mettre dans ma voiture ? ». On en est là, poussés au bord du plongeoir sans être sûrs de pouvoir nager, parce que notre fantastique capacité d’adaptation darwinienne nous a donné, il y a deux ou trois centaines d’années, l’idée et les moyens techniques de taper dans le stock de biocarburants amassé par la vie sur terre depuis qu’elle est apparue, il y a quelques 3,5 milliards d’années. Car le charbon et le pétrole sont bien des biocarburants. Ce sont même les seuls. Et nous sommes en train d’épuiser ce stock (définitivement, à l’échelle de temps qui est celle de notre espèce) : chaque année, nous dispersons mille ans d’accumulation. Avant, nous vivions sur le flux. Nous brûlions du bois, qui repousse en quelques dizaines d’années quand le pétrole ne se construit qu’au long des temps géologique. Nous faisions tourner les moulins dans le fil du vent ou de l’eau, qui se prêtent sans se perdre. Mais ça ne suffisait pas à nos ambitions d’expansion. Car notre espèce, jeune (200 000 ans), connaît un boom démographique sans précédent et sans égal chez les vertébrés supérieurs qui nous ressemblent par la taille et la place dans la chaîne alimentaire. Nous sommes aujourd’hui 7 milliards, quatre fois plus qu’il y a cent ans. 7 milliards, quand les effectifs des populations d’Ours bruns, ou de Chimpanzés, par exemple, n’ont sans doute jamais dépassé quelques millions. Quelques millions étions–nous d’ailleurs sur terre il y a une dizaine de milliers d’années, avant que ne se produise ce que Jean–Pierre Bocquet– Appel nomme la « transition démographique agricole » qui allait multiplier par 100 au moins en quelques milliers d’années les populations concernées, faisant passer la France de 50 000 habitants à 5 millions. La « révolution néolithique », c’est l’invention de l’agriculture et de l’élevage. Beaucoup plus fondamentalement, c’est le choix, lourd de symboles et de tabous brisés, que font certaines populations humaines de sortir de la nature où elles étaient auparavant immergées, d’exister en face d’elle, de la canaliser, de la combattre s’il le faut. Le « propre de l’Homme », n’est–ce pas au fond cette capacité à choisir ses stratégies d’adaptation darwiniennes, avec un temps de réponse qui n’est pas celui de la procédure minuscule, aveugle et têtue des mutations génétiques ? Le projet que portait cette révolution néolithique est un succès total. C’est lui qui nous a permis d’occuper, de mette à notre service toute la planète, des sommets des montagnes colonisés par les touristes au fond des océans surpêchés, des régions arctiques forées pour le pétrole aux forêts équatoriales mises en coupe plus ou moins réglée. C’est lui qui fait que nous pouvons être 7 milliards, dont 6 mangent à peu près à leur faim, et que nous continuons de nous multiplier. C’est toute notre relation au réel qui change. Etre chasseur–cueilleur, c’est être sans cesse à l’affût de la complexité du monde vivant, c’est chercher à s’allier toutes les forces visibles et invisibles, connues et inconnues, de ce monde, pour leur demander la chance de trouver de quoi manger, de quoi survivre. Etre agriculteur, être éleveur au contraire, c’est chercher à échapper à la complexité, classer, simplifier, trancher. Il y a les bons animaux, les bonnes plantes, qui sont domestiques, et les mauvais, les concurrents, les prédateurs, qui sont sauvages. Sont donc développés des outils, des armes univoques, pour faciliter le développement des premiers, contenir voire détruire les seconds. Le progrès lui aussi est univoque, du bâton à fouir à la charrue multi–socs, de l’arrachage des « mauvaises herbes » à l’épandage d’herbicides sur des cultures, génétiquement modifiées pour leur résister.
Dans notre lutte contre la nature, la victoire finale
Et la réussite du projet néolithique est, à cet égard aussi, totale : nous sommes près de remporter la victoire finale dans notre lutte contre la nature. Cela s’appelle la sixième crise d’extinction de la biodiversité. Nous allons enfin être débarrassés des éléphants qui piétinent les récoltes, comme nous nous étions débarrassés dans notre pays du loup dévorant nos troupeaux avant que, notre vigilance se relâchant, il ne revienne subrepticement, comme un maquisard derrière les lignes du conquérant. Les oiseaux des champs sont moitié moins nombreux dans nos campagnes qu’il y a trente ans. Encore un effort, et nous régnerons enfin. Sur un désert, certes, mais nous régnerons ! C’est pourquoi les meilleurs experts nous le disent : l’intensification agricole, avec son arsenal de guerre chimique et ses brutalités mécaniques, n’est plus une solution d’avenir. La réintégration de l’agriculture dans les fonctionnements naturels des écosystèmes est nécessaire si l’on veut mieux nourrir les hommes d’aujourd’hui, et nous préparer à nourrir les quelque 10 milliards d’hommes que nous annoncent les démographes pour la fin du siècle. C’est ce que nous disent la Food and Agriculture Organization (FAO-Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), et ce que confirment, en France, l’Institut Nationale de la Recherche Agronomique (INRA) et le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) qui ont pourtant longtemps prôné le contraire.
Et si, mieux que l’après–pétrole, l’après–néolithique était un choix ?
Et si l’après–néolithique, mieux que l’après–pétrole, était un choix ? Si nous étions capables d’inventer une nouvelle stratégie d’adaptation, de bâtir un nouveau projet, plutôt que de tenter frileusement, avec les méthodes et les réflexes d’hier, de nous adapter tant bien que mal à de nouvelles contraintes ? Il y a deux pistes, en apparence opposées. La première est celle de la poursuite obstinée de la logique néolithique : nous avons tiré un immense profit de notre affrontement à la nature. Allons plus loin encore. Quittons–la de plus en plus. Synthétisons notre nourriture pour éviter les aléas de l’agriculture. Créons–nous de nouveaux habitats mieux isolés des incertitudes du dehors, des réchauffements et pollutions que nous créons par ailleurs. Sortons–nous de notre statut obscur de mammifère placentaire, en allant de plus en plus loin dans la correction mécanique et électronique de notre vieillissement ou de nos faiblesses. Si nos particularités génétiques nous gênent, changeons–en. Moins de corps, compliqué et imprévisible, plus de prothèses, plus de robots. Moins de paysages, plus d’écrans. Cela s’appelle le post–humanisme, le transhumanisme. Bien sûr, cela coûte cher, est exigeant en énergie et en ressources, et n’est donc pas généralisable à toute l’humanité, mais pour nous qui sommes riches et technologiquement développés, c’est une solution d’avenir, dussions–nous nous bunkeriser pour rester au frais, et nous défendre contre les pauvres pour qui, malheureusement, cette stratégie est inaccessible. En avons–nous vraiment envie, de cette humanité-là ? L’autre piste est tout aussi utopique. Personnellement, je la préfère de beaucoup. C’est celle de la réconciliation. Réconciliation avec la complexité du monde vivant, avec notre propre complexité. Réintégration dans des communautés, dans des territoires, dans des réseaux de solidarités, d’interactions. Oui, la biodiversité est notre famille. Notre famille proche s’appelle les hommes et les femmes, dans notre voisinage et partout sur terre, mais aussi les autres formes vivantes qui nous habitent (notre flore intestinale, ces micro–organismes cent fois plus nombreux dans notre organisme que nos propres cellules humaines, sans lesquels nous serions incapables de digérer ce que nous mangeons), ou qui contribuent à nous nourrir, à réguler notre milieu de vie, les insectes sans lesquels les fleurs ne donneraient pas de fruits, les champignons sans lesquels les arbres ne pousseraient pas…Toutes les autres formes de vie, même si elles nous sont moins utiles, moins proches, sont aussi de notre famille. Elles méritent attention et respect.
Un nouveau projet pour changer de progrès
Il ne s’agit pas de revenir à je ne sais quel paradis perdu, à quel bon vieux temps. Il s’agit bien d’un nouveau projet, d’une stratégie d’adaptation à inventer et à conduire pour poursuivre l’aventure humaine. Notre objectif est simple : réussirons–nous à faire en sorte que, dans cent ans, une dizaine de milliards d’êtres humains vivent aussi bien que possible, au sein de communautés d’êtres vivants elles aussi en pleine santé ? Il n’y a nulle fatalité à conserver, en les perfectionnant encore, les méthodes, les pratiques, les techniques qui règnent aujourd’hui. Même s’il est tentant d’aller chercher dans les gaz de schiste, dans les agro–carburants, une excuse pour ne pas remettre en cause notre manière de nous déplacer, de nous chauffer. Même si les malheureux éleveurs de porcs, ficelés par leurs contrats d’intégration et leurs emprunts d’équipement, couchent les oreilles en espérant que les algues vertes disparaîtront si les épandages de lisier sont mieux faits. Même si, pour éviter de renoncer aux pesticides, et aux OGM qui permettent d’en étendre l’application, on peut toujours faire venir des ruches à grand coût et de fort loin pour polliniser les serres. Nous avons souvent, dans l’histoire des hommes, changé de progrès : à quoi servait–il de perfectionner encore le silex taillé quand la pierre polie, et même les métaux, commençaient à être apprivoisés ? Le moteur à vapeur après l’invention du moteur à explosion ? Choisissons de changer de progrès. Revenons à la complexité, à l’holistique. Les populations du monde qui ont choisi de demeurer chasseurs–cueilleurs ont gardé ce rapport au réel, mais ne l’ont en général pas fertilisé par les acquis de la démarche scientifique. Faisons–le ! Réintégrons la nature, en conservant tous les acquis intellectuels et techniques du néolithique, et sans bouder le plaisir d’avoir, si nécessaire une hanche en titane, une valve cardiaque : un peu de transhumanisme a parfois du bon ! Gaston Miron dit : « J’ai fait de plus loin que moi un voyage abracadabrant il y a longtemps que je ne m’étais pas revu me voici en moi comme un homme dans une maison qui s’est faite en son absence je te salue, silence je ne suis pas revenu pour revenir je suis arrivé à ce qui commence »