Le paysage, clé d’entrée pour un développement durable des territoires

Régis AMBROISE, 2013

Collection Passerelle

Cette fiche aborde la question de la « crise des paysages » que rencontrent nos sociétés contemporaines et les différents remèdes nationaux ou supranationaux mis en œuvre pour rétablir les paysages comme garants du bien-être et d’un cadre de vie agréable.

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Depuis douze ans, les travaux présentés lors des ateliers organisés dans le cadre de la Convention européenne du paysage par le Conseil de l’Europe ont montré l’extrême diversité de nos paysages européens. Celle–ci résulte de la variété des conditions naturelles comme de la riche singularité des projets imaginés par chaque société pour assurer son présent et le perpétuer. Ce travail de l’histoire sociale, attentif à la géographie, constitue un capital paysager d’une grande richesse écologique, économique et culturelle qu’il convient de protéger et de faire fructifier. Notre époque a plutôt fait l’inverse.

L’oubli du paysage dans la période du tout pétrole

Durant la seconde partie du XXe siècle, un déménagement des territoires s’est effectué dans la plupart des pays d’Europe, transformant des populations d’origine rurale en des populations en majorité citadines. De ce fait, le lien culturel au paysage tel qu’il était vécu par les paysans s’est profondément modifié. Le paysage, lieu de vie et espace de production, suscitait la fierté de ceux qui avaient su tirer le meilleur profit des ressources naturelles qu’il recélait par un « beau travail » d’organisation et d’aménagement. La toponymie de certaines régions exprime les valeurs esthétiques des sociétés rurales (Beau Pré, Bellecombe, Le Pré Coquet, Beaujolais…). Progressivement, le paysage va changer de statut. D’acteurs qu’ils étaient, les nouveaux citadins deviennent progressivement des spectateurs, plutôt nostalgiques, d’un espace rural sur lequel ils n’ont plus prise. Pour autant, ils n’éprouvent pas d’affection particulière pour les espaces à vivre qui leur sont proposés dans les cités et les logements collectifs de l’espace urbain. De nouveaux modèles d’aménagement des villes et des campagnes vont ainsi se généraliser sur tous les territoires, favorisés par l’abondance et le faible coût des nouvelles énergies et des nouveaux matériaux, issus des ressources fossiles, que l’on importe en masse. La ville se restructure en fonction de la voiture, les campagnes en fonction des tracteurs. Exception faite des paysages remarquables qui seront protégés, les nouveaux aménageurs ne se sentent plus tenus de tirer parti ni de tenir compte des singularités de chaque territoire. Avec les nouvelles technologies, les ingénieurs des ponts et chaussées ou du génie rural, les urbanistes, les chefs d’exploitation agricole démontrent qu’il est aisé de s’affranchir des caractéristiques paysagères de chaque territoire pour circuler plus vite, offrir plus de confort dans les logements et augmenter la production alimentaire. Dans chacune des zones qu’ils aménagent, chacun impose sa nouvelle logique et les mêmes modèles. Le paysage devient la résultante d’une accumulation d’interventions qui se surimposent sur un même territoire et dont aucune ne prend en compte ni n’interroge la cohérence ou la qualité. Comment et à quel titre ces espaces contemporains qui n’ont pas bénéficié d’un minimum d’attention ni de savoir-faire propres auraient-ils pu susciter des paysages identifiables par le plus grand nombre pour leur intérêt ?

Le paysage en réaction aux dérives du fonctionnalisme

Les critiques ne se sont pas fait attendre. Entrées de villes aux zones d’activité anarchiques, urbanisme simpliste dans les banlieues, remembrements agricoles radicaux, enrésinement systématiques des vallées délaissées en montagne, installations touristiques de masse… tous ces aménagements ont été dénoncés par le public et les habitants qui voyaient leur cadre de vie ou de loisir se dégrader. Outre ces impacts visuels, on observa peu à peu les altérations que ces changements provoquèrent sur les différentes composantes de l’environnement (eau, sol, air, biodiversité, climat). Les premières réactions se donnaient pour objectif de protéger le maximum de paysages de toute modification, mais ce point de vue défensif ne pouvait convaincre le monde des aménageurs chargé d’organiser les nouveaux territoires. L’idée de faire émerger une ambition plus forte pour le paysage a été remise à l’honneur. Envisagé comme l’expression visuelle des projets d’une société, le projet de paysage justifiait qu’on introduise de la qualité dans les aménagements nouveaux. On dépassait l’opposition stérile entre protecteurs et aménageurs puisque, au contraire, l’expérience des uns pouvait servir au travail des autres. Cette problématique n’a pas encore été partout bien comprise ni mise en œuvre. Trop souvent, le paysage a été intégré comme une contrainte venue « en plus ». Ainsi, en France, les différentes lois et réglementations en matière d’aménagement des territoires ont inscrit le paysage comme un des thèmes à prendre en compte pour ne pas dégrader le cadre de vie des populations, voire pour l’améliorer. Cette exigence est restée le plus souvent extérieure, on a agi sur le décor, sur certains détails, sans remettre en cause les conditions qui avaient conduit à la banalisation des territoires.

Le paysage pour guider et harmoniser les actions en faveur du développement durable

Les différentes crises économiques, écologiques et sociales qui émergent en ce début de XXIe siècle devraient redonner à la question du paysage un rôle central dans les politiques d’aménagement du territoire. L’enchérissement rapide du pétrole depuis 2005, les expertises scientifiques dénonçant l’usage des énergies et matières fossiles comme cause essentielle du réchauffement climatique et la diminution inquiétante de la biodiversité ont fait prendre conscience que le mode de développement qui a prévalu pendant le dernier siècle ne pourra être poursuivi. En réaction aux effets de la mondialisation des échanges et de la concentration des capitaux, de nouvelles dynamiques émergent, fondées sur la valorisation des potentiels naturels et humains de chaque région. Il est temps de trouver le chemin d’un développement durable des territoires. Les atouts que possède chaque région ont été négligés tant que le pétrole bon marché les réputait obsolètes : on peut chercher à réorganiser chaque territoire de façon à ce qu’il développe, en quantité comme en qualité, les productions alimentaires résultant d’une riche diversité animale et végétale, une eau de qualité, des énergies et matériaux de construction renouvelables et des espaces à vivre agréables, prenant en compte et limitant les risques naturels. Pour répondre à ces enjeux, qui débordent la seule question du cadre de vie, les approches paysagères retrouvent tout leur intérêt. Elles sont une clé importante pour contribuer localement à la résolution des problèmes globaux. La Convention européenne du paysage indique que la « Gestion des paysages comprend les actions visant, dans une perspective de développement durable, à entretenir le paysage afin de guider et d’harmoniser les transformations induites par les évolutions sociales, économiques et environnementales ». Il s’agit donc de se fonder sur les singularités de chaque paysage pour « guider » les solutions techniques de l’aménagement tout en les inscrivant dans l’exigence « d’harmoniser » le cadre de vie réclamé par les populations. Il n’est pas raisonnable de penser qu’il sera possible d’inscrire le développement durable des territoires dans le cadre spatial organisé pour le mode de développement qu’autorisait l’usage immodéré d’énergies fossiles. En agriculture par exemple, il n’est pas possible de mettre en place une agriculture écologiquement intensive sans recomposer l’espace de production en limitant la taille des parcelles, en réintroduisant de la diversité biologique au service de la production grâce aux bandes enherbées et aux arbres champêtres, en complexifiant les systèmes de culture. De même « recomposer la ville sur la ville » demande d’abandonner les anciens modèles spatiaux de développement urbain mis en œuvre ces soixante dernières années sous le signe du « tout automobile » et avec la généralisation de la maison individuelle.

Le paysage pour « penser global, agir local »

En France, le « Collectif paysage(s) » qui regroupe des organismes en charge de la protection, de la gestion ou de la création des paysages a suscité en 2010 une rencontre nationale qui présentait les démarches locales de différentes structures fondant leur dynamique de développement durable sur le paysage. Que ce soit à l’échelle d’une exploitation agricole, d’un bassin versant, d’un document d’urbanisme ou d’une politique départementale, les démarches paysagères impulsées ont fait la preuve qu’elles étaient particulièrement pertinentes, à chacune de ces échelles, pour rassembler des compétences, mobiliser des acteurs et imaginer des solutions tenant compte à la fois des besoins, des envies, des savoirs exprimés localement comme des caractéristiques du territoire. Elles sont une clé importante pour contribuer localement à la résolution des problèmes globaux. De fait, les approches spatiales poussent chacun à observer les conséquences de ses actes sur son territoire, elles induisent des solutions nouvelles adaptées aux contextes locaux. Les visites de site, l’usage des outils visuels et de la cartographie pratiqués par les paysagistes apparaissent comme un appui essentiel. De la même façon, quand des élus territoriaux engagent des démarches de terrain, le paysage rassemble, il permet à chacun de communiquer ses savoirs, de formuler ses envies en matière d’organisation de l’espace afin qu’il produise de la richesse et du bien–être. Le paysage est l’affaire de tous. Les études paysagères favorisent l’appropriation de la connaissance des richesses écologiques, économiques et culturelles d’un territoire, trop souvent méconnues, et leur prise en compte. Le paysage est l’expression visuelle de ce capital. Il mérite d’être organisé de façon à ce que chacune de ses composantes puisse fructifier de façon durable en bonne intelligence avec les autres. Au cours de ces rencontres, la notion de zonage attribuant à chaque espace une fonction unique a été systématiquement remise en cause. Une parcelle agricole doit pouvoir fournir des produits alimentaires, de l’eau propre, un minimum de biodiversité et un cadre de vie attrayant. De même, l’espace urbain doit pouvoir fournir aux habitants des cités des aménités comparables à celles qu’ils recherchent quand ils reviennent s’installer dans les campagnes, sur des terres que l’étalement urbain confisque dangereusement aux productions agricoles. Dans une logique de développement durable, la notion de multifonctionnalité des territoires trouve son pendant spatial dans le multi–usage des sols. Du point de vue cognitif, administratif et législatif, un effort reste à faire pour que cette façon d’envisager le paysage et les logiques de territoire se substituent à celles qui considèrent encore trop souvent la référence au paysage comme une contrainte fondée sur des appréciations essentiellement subjectives. Envisagé comme fil conducteur pour un développement durable des territoires, le paysage doit être réorganisé localement à la fois comme un espace de production à valoriser et comme le cadre de vie des populations qui répondrait au mieux à leur exigence d’harmonie.