Les rapports intimes de l’homme et des paysages
Yves GORGEU, 2013
Cette fiche présente l’importance de considérer les perceptions sensibles du paysage pour le saisir dans sa dimension poétique et intime qui inspire les aménagements qu’en font les sociétés.
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Les paysages sont capables d’éveiller chez l’être humain, à des degrés variables, une sorte de bien-être, et un rapport intime avec les lieux. Ainsi devant des lieux grandioses qui semblent surgir des premiers moments de la création, devant certains couchers de soleil, une aube naissante ou des phénomènes naturels exceptionnels, nous pouvons éprouver un émerveillement qui nous transporte, des élans qui nous font sortir de nous-mêmes et accéder à des dimensions surprenantes de l’expérience. De leur côté, l’agencement harmonieux de certains paysages du quotidien, forgés par les mains des hommes au cours de l’histoire, peuvent susciter une émotion admirative qui semble nous unir avec ces lieux. La contemplation de brins d’herbes qui se parent de rosée, de fleurs naissantes, de jeunes feuillages, le secret d’un endroit qui nous envoûte peuvent nous apporter une paix profonde et devenir source d’inspiration. Les expériences de ce type sont multiples. Elles nous touchent tous personnellement, donnant au paysage sa valeur la plus fondamentale, celle de l’écoute des lieux. Les dimensions d’un tel sentiment d’empathie avec « l’esprit des lieux » peuvent surprendre par leur richesse et leur profondeur.
Pour preuve, quelques expressions recueillies lors de dialogues autour du paysage ou de lectures littéraires ou poétiques sur le même thème : « Il existe des lieux qui entrent en résonance avec ce que nous sommes, qui nous atteignent dans notre intimité. Des lieux qui apportent une paix profonde, livrée sous un voile de mystère. Ils nous font entendre une voix du monde, nous suspendent du temps, nous relient à ceux qui ne sont plus, ont un sens sacré, nous élèvent et créent un appel, ils nous réconcilient ». « Des lieux qui nous emportent sous d’autres cieux, nous unissent à l’univers, nous déconcertent mais font écho avec ce que nous sommes en profondeur, ils sont l’étoffe qui nous enveloppe, et source d’inspiration spirituelle ». « Ces lieux nous font vivre l’harmonie et la fraternité, ce que peut être la cohésion sociale et les valeurs qui l’animent, ils sont source de bien-être, donnent sens à ce qu’il faut vivre là où on est, avec ceux avec lesquels on vit ».
De tels témoignages attestent de la profondeur de la rencontre de l’homme avec les paysages. Ils signifient que le paysage n’est pas seulement un décor dans lequel se déroulerait la vie des individus, mais l’étoffe qui l’enveloppe. Il est un cadre, une échelle de référence qui peut aider chacun à se situer et à s’orienter à condition toutefois que les équilibres de sa construction et les protocoles de sa conservation soient guidés par les liens mêmes qui tissent la vie sociale et témoignent d’une relation raisonnable avec les ressources du milieu dont ils émanent, dans le respect du monde vivant. Certains empires se sont effondrés du fait de leur aveuglement et de leurs excès, tandis que dans nos sociétés dites riches et développées, l’existence sociale peut perdre toute cohérence du fait de certaines formes d’aménagement qui morcellent et brouillent les espaces sous l’effet de seuls intérêts individuels, contribuant de la sorte au mal-être. Le paysage emprunte en effet ses règles de construction aux formes sociales elles-mêmes, telles que les ont élaborées les groupes humains. Il en constitue l’expression. C’est pourquoi son organisation retentit sur les liens qui nous unissent à nous-mêmes, aux autres et au monde. Le paysage est donc une dimension d’expertise et de travail essentielle pour analyser, comprendre et penser les lieux de vie, les partis d’aménagement et les modes de développement. Il est l’échelle de cohérence d’ensemble selon laquelle prennent sens les décisions humaines qui s’inscrivent dans l’espace. C’est ainsi que le paysage peut constituer le langage du territoire et, par là-même, une sorte de tissu ou de trait commun pour ceux qui l’habitent et le travaillent, ainsi que pour ceux qui le fréquentent. C’est parce qu’il incarne autant de valeurs sensibles et émotionnelles qu’il sait nous parler et nous permet naturellement d’établir confrontations et dialogue entre personnes très diverses (habitants, agriculteurs, forestiers, entrepreneurs, architectes, aménageurs, élus, représentants des administrations, visiteurs, photographes, cinéastes, chercheurs, philosophes, paysagistes…).
Ainsi partagé au cours de ces vivants échanges, il peut devenir facteur d’unité et de création collective. Comme l’exprime si bien la communauté de communes de la Haute-Bruche qui a fondé toute sa politique sur une reconquête paysagère, « le paysage c’est l’affaire de tous ». De ce fait, le paysage est probablement le fondement le plus pertinent quand on cherche à élaborer un projet de territoire participatif. En parlant de culture ou des métiers du paysage, on parle de ceux qui ont le souci de configurer les espaces en sachant relier et articuler le corps social à un corps territorial par la recherche d’un vivre-ensemble fondé sur la force et le sens donnés aux lieux de vie. Le paysage peut ainsi se révéler facteur de « solidarité sociale territoriale ». En invitant à renouer avec la vie du milieu et les principes du vivant, le paysage nous relie à une conscience de la Terre et nous rappelle la responsabilité que nous devons assumer, par nos modes de vie, envers les territoires que nous habitons et que nous fréquentons. C’est en analysant les relations que les hommes ont entretenu avec le monde qui les entoure et en restituant les expériences qui ont articulé leur dimension existentielle que nous pouvons nous mettre à l’écoute des lieux, en ressentir et en révéler l’« essence ». L’histoire est par ailleurs le fondement pérenne sur lequel il est possible de continuer à faire évoluer les paysages en gardant ou en restaurant les valeurs qui ont présidé à leur construction. Dans l’espace de plus en plus mondialisé et encombré de surconsommations de toutes sortes, il est impératif d’introduire une rupture dans nos manières de traiter l’espace. Il faut redonner des principes organisateurs qui puissent assurer des connexions avec le milieu et une cohérence avec les usages et les codes sociaux, de telle sorte qu’ils puissent s’inscrire dans la dimension intuitive de la perception sensible au lieu de se retrouver, comme trop souvent, enfouis sous un outillage technique qui détruit le caractère propre des lieux et des groupes sociaux et transforme le territoire en une « surface instrumentale, indifférente et interchangeable » (Michel Corajoud , paysagiste). Il faut redonner de l’importance au rapport sensible avec les lieux, à la mobilisation des sens et des sensations que chacun de nous vit dans ses espaces de vie, qui sont tous singuliers.
La difficulté réside bien souvent dans la capacité à décrire précisément les caractères des lieux qui sont propres à induire ces expériences sensibles. Comment mettre des mots pour les partager, les expliciter et les communiquer ? Ce n’est évidemment pas lors d’un travail en salle que de tels propos peuvent s’exprimer, ni dans le registre du professionnalisme et de la technicité qui sont requis dans les projets d’aménagement et de développement. C’est davantage en favorisant les sorties de terrain, en sollicitant et en diffusant les représentations artistiques, historiques, photographiques, cartographiques, littéraires, imaginatives, poétiques, contemplatives… que l’on contribue à libérer l’expression des expériences personnelles que nous vivons avec les lieux. L’œuvre de Kenneth White1 exalte la poétique du monde : « C’est sur le rapport entre l’esprit humain et la terre qu’émerge le souci du monde ; quand le contact est sensible, subtil, intelligent, nous avons un monde au sens plein du mot, c’est–à–dire agréable à vivre et favorisant un épanouissement de l’être ». L’expérience du paysage, celle de l’écoute des lieux du monde nous révèle une valeur fondamentale et nous la fait ressentir : le sentiment d’un ordre du monde et le souci de notre condition d’humain sur la planète, que nous cultivons pendant de tels moments. Savoir retrouver le sens des territoires dans tous les lieux que nous habitons et dont nous sommes les gestionnaires et les garants, n’est–ce pas également une façon de s’inscrire dans un projet social qui privilégie des relations de proximité, des attitudes d’attention, de non–indifférence, d’intérêts partagés, d’œuvre commune enrichissant l’existence de chacun et favorisant une vie collective plus plaisante ? Et si finalement le paysage et l’expérience des lieux avaient à voir avec le troisième pilier très délaissé de la trilogie « liberté, égalité, fraternité », dont ils seraient comme « le ciment et le sourire2 » ?
1 Kenneth Wilte est un poète et penseur contemporain. Il est un théoricien de la « géopoétique », poétique porteuse de sens et de pensée. Il alterne des récits de « voyages philosophiques » et les poésies épurées entretenant un rapport avec les éléments comme la terre, la mer, l’eau, etc.
2 Jacques Le Goff, professeur de droit public à la Faculté de droit de Brest.