L’expérimentation des monnaies complémentaires : le rôle des élus locaux et des collectivités territoriales.
Séquence 4.4 du MOOC
Wojtek Kalinowski, Interview de Christiane Bouchart, Vice-présidente de la Métropole de Lille, Présidente du Réseau des Territoires pour l’Economie Solidaire (RTES), noviembre 2017
L’Institut Veblen pour les réformes économiques (Veblen)
Le témoignage de Christiane Bouchart nous permet d’évoquer le rôle des élus locaux et des collectivités territoriales dans le lancement et la gestion des monnaies complémentaires. Elle revient sur l’expérience de la ville de Lille et souligne l’importance des liens entre les projets de monnaies complémentaires et l’Économie Sociale et Solidaire (ESS).
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L’expérimentation menée par la ville de Lille
Lille a été une des premières villes en France à expérimenter une monnaie locale et complémentaire. Cette première expérience n’a pas survécu, mais aujourd’hui vous préparez un nouveau projet ?
Oui, la Ville de Lille est partenaire d’un projet initié par la Métropole Européenne de Lille. En adoptant son Plan Métropolitain de Développement de l’Economie Sociale et Solidaire en octobre 2015, la Métropole a souhaité promouvoir un mode de développement qui prenne en compte les modèles économiques durables et alternatifs. Nous y avons inscrit un projet de monnaie locale complémentaire pour le territoire métropolitain, pour promouvoir des échanges qui redonnent un sens collectif à l’ancrage des valeurs sur le territoire.
La Métropole européenne de Lille porte directement ce projet. Elle anime la dynamique et veille aux différentes étapes de la mise en œuvre. Ce faisant, la Métropole s’appuie fortement sur les villes, dont tout naturellement sur la ville de Lille, qui a déjà expérimenté en matière de monnaie locale et qui mène une politique ambitieuse de développement de l’ESS. La Ville de Lille est donc reconnue comme un partenaire privilégié dans ce projet. Par ailleurs, la Ville de Lille se positionne fortement en tant que territoire d’expérimentation moteur de la métropole et souhaite agir en « chef de file » dans ce domaine.
La gestion du projet de monnaie locale
Comment gérer un projet de cette nature, qui implique potentiellement un très grand nombre d’acteurs locaux ?
Il faut être en mesure de gérer la complexité. La définition et la mise en œuvre d’une monnaie locale appartiennent au territoire et à tous ses acteurs. La gestion d’un tel projet est donc forcément complexe et il faut le reconnaître dès le démarrage du projet, car celui-ci doit être partagé et co-élaboré par de nombreuses parties prenantes, qui n’ont pas toujours les mêmes attentes. Les étapes sur le chemin sont nombreuses, chacune avec sa spécificité et son calendrier propres.
Plus précisément, un projet de monnaie complémentaire possède quatre dimensions étroitement connectées l’une à l’autre :
Premièrement, il y a la dimension juridique et administrative du projet. Avec la loi de juillet 2014 autour de l’ESS1, le législateur est intervenu afin de donner une assise juridique claire aux monnaies locales complémentaires en créant dans le Code monétaire et financier une nouvelle section comportant deux articles spécifiquement attachés au développement des monnaies locales. De plus, les expériences en France permettent aujourd’hui d’avancer plus rapidement dans ces domaines.
Deuxièmement, une monnaie locale c’est aussi un « backoffice » technique et financier. Il faut créer une plateforme numérique, sécuriser les transactions financières, créer un site internet, préparer des applications numériques, ouvrir et gérer des bureaux de change, etc.
Ensuite, on ne pourra pas développer la monnaie locale sans l’implication des professionnels. Il faut y penser dès le début, de la première information/sensibilisation à l’adhésion au réseau de monnaie en passant par la création des circuits d’échange.
Enfin, la mobilisation des habitants du territoire est essentielle. Il faut les impliquer tout au long du projet, de la première réunion d’information et de sensibilisation à l’adhésion au réseau de monnaie.
Le rôle des collectivités et des élus locaux
Quel est le rôle des collectivités et des élus locaux dans la mise en place d’une monnaie locale ?
Les collectivités ont tout naturellement un rôle à jouer dans le développement de la future monnaie.
D’abord, elles assurent l’affichage politique du projet : il s’agit de soutenir une économie locale, durable et solidaire renforçant le lien social et donner du pouvoir d’achat notamment aux personnes plus fragiles économiquement. Une fois que les grandes lignes du projet ont été établies, les collectivités assurent aussi une campagne d’impulsion et de communication forte. Une collectivité peut également jouer un rôle d’ensemblier en :
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assurant la cohérence et la complémentarité des politiques d’actions municipales. Une monnaie locale est un projet de développement durable mais aussi un projet éducatif, un exercice de démocratie participative, une politique d’inclusion sociale, un plan commerces, etc.
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étant vigilante aux phénomènes d’inégalités : le projet appartient à tous et tout le monde doit être en mesure de participer.
De plus, la collectivité, consciente de l’environnement économique, social et culturel de son territoire de vie, peut aussi jouer un rôle de prescripteur et orienter ainsi le projet vers des axes spécifiques : défense des commerces de proximité, recherche de nouveaux services à faire émerger, participation des publics éloignés des démarches d’ESS, favoriser un axe éco-citoyen au sein d’un Projet Educatif de Territoire, autoriser le paiement en monnaie locale des services payants municipaux, etc.
Si l’apport du politique est bénéfique, les élus doivent respecter la logique de co-construction avec les acteurs économiques et les habitants du territoire. Par exemple les questions liées au circuit « B to B » mériteraient d’être traitées en priorité par les entreprises du territoire. De la même manière les citoyens doivent se sentir partie prenante au même titre que les acteurs économiques.
Les conditions de réussite du projet
Certains projets de monnaie réussissent mieux que d’autres. Au vu de votre expérience, quelles sont les conditions d’un projet réussi ?
Il faut savoir identifier et impliquer les parties prenantes dans la gouvernance et le portage du projet. Cette question de gouvernance doit être abordée bien en amont, sinon l’absence d’échanges et de prise de décisions collectives risque de nuire à la dynamique du projet plus tard.
Cette question concerne aussi le choix de l’opérateur qui va porter la monnaie et qui va animer la gouvernance : est-ce que c’est une association, une société privée comme un crédit municipal, une société économique, une structure de l’ESS ? Elle concerne aussi le choix de l’opérateur bancaire, qui sera amené à travailler étroitement avec le gestionnaire du circuit.
Deuxièmement, la définition des valeurs du projet doit être collective. Plusieurs méthodes existent pour impliquer les habitants : concertation publique, groupes de travail, travaux du comité de gouvernance, etc. Quelle que soit la méthode, la construction collective est un élément essentiel. Les contributeurs doivent refléter la diversité des acteurs engagés dans ce projet. Les valeurs qui sous-tendent le projet doivent être clairement identifiées et inscrites dans une charte, qui servira de document de référence par la suite.
Troisième point, la définition du projet doit partir des besoins. Il faut s’assurer que le projet réponde à des besoins réels des acteurs économiques et des citoyens qui seront invités à utiliser la monnaie locale par la suite. Il faut aussi mesurer l’investissement nécessaire au projet et repérer les soutiens et accompagnements nécessaires. Les promoteurs du projet ont tout intérêt à se faire aider dans la conceptualisation du modèle économique, pour voir ce qui est possible économiquement mais aussi juridiquement.
Enfin, la vigilance concerne évidemment les sources de financement du démarrage. L’engagement du groupe porteur s’établira aussi dans la capacité à constituer un budget de démarrage et de développement du projet de monnaie locale. Par ailleurs, il est nécessaire dans les phases préparatoires de réfléchir au modèle économique du projet, à son lancement, à sa gestion au quotidien, avec une équipe, la maintenance du matériel, les moyens de communication.
Les principaux enseignements de la première expérimentation
Quelles étaient les difficultés rencontrées au moment de la première expérimentation, celle des années 2005-2008 ? Quels sont les enseignements que vous en tirez ?
Après 3,5 années de construction expérimentale, l’approche SOL Lilloise devait se développer, mais plusieurs facteurs n’ont pu être atteints afin de pérenniser l’expérimentation. Les limites de ce développement ont été perçues sur quatre grands champs :
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La confiance dans un système innovant.
L’objectif d’atteindre un stade de confiance important pour que les différents acteurs (collectivités, prestataires, particuliers) passent le cap, n’a pas été obtenu malgré les différents efforts d’explication et de présentation des atouts. L’engagement politique réel de la Ville de Lille avait eu du mal à se formaliser par un soutien financier significatif. Nous avons par ailleurs rencontré des difficultés à développer une confiance sur l’utilité de cette nouvelle monnaie, en particulier pour le SOL Coopération. Mais aussi à dépasser la communauté investie et à augmenter la confiance sur la technique et la procédure de gestion des SOL pour les prestataires et les collectivités. De plus, la technique de SOL choisie pour la gestion des cartes à puces s’avérait peu facile d’utilisation.
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La difficulté d’engager des acteurs multiples à partager les mêmes valeurs.
Les valeurs de l’ESS étaient identifiées comme gage de nouvelle confiance au sein du réseau des prestataires, mais n’offrait pas une perspective d’ouverture et d’adhésion plus large auprès de commerçants ou prestataires non promoteurs de l’ESS. La communauté des prestataires se trouvait donc dans une difficulté de diversification, élément essentiel pour entretenir la démarche des citoyens.
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Le passage à l’acte d’utilisation courante de SOL.
Il s’agissait de passer de la réflexion au concret. Après l’expérimentation, il n’était plus possible d’être dans la construction du système mais d’aller vers l’essaimage de l’utilisation de celui-ci. L’accompagnement devait se faire plus technique, plus près des préoccupations des utilisateurs. Ensuite, une fois les structures agréées, engager un suivi, mettre en place des outils et méthodes d’évaluation des dérapages éventuels. Toutes ces approches n’ont pas su trouver leur pleine mise en œuvre et réalisation, ce qui a généré un essoufflement général. Sans doute, une mission à temps plein d’un animateur de réseau a-t-il manqué à ce stade du développement.
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La démarche de diversification de l’offre et de l’ancrage dans la proximité.
SOL était établi comme un outil d’usage de proximité. Il fallait que le particulier puisse utiliser le SOL dans son quartier. Il apparaissait aussi qu’un nombre de structures seuil était nécessaire afin de donner de la visibilité et d’articuler ce développement avec les structures du commerce équitable, mais aussi ouvrir l’offre dans de nombreux autres domaines (assurances, imprimerie, communication, culturel, commerces..). Cette approche a été sous-estimée en termes de mobilisation humaine et de temps à consacrer à la présentation de la démarche et de l’adhésion au circuit.
De plus, cette démarche a été freinée par les réserves de confiance exprimées au sujet du niveau de fiabilité du système de gestion.
Le rôle du cadre légal
Pour finir, le cadre légal actuel permet-il une vraie expérimentation des monnaies locales et complémentaires ?
J’ai déjà évoqué la loi de 2014. C’est une avancée importante qui permet aux porteurs de monnaies locales de développer une monnaie locale dans un environnement légal et juridique actualisé et sécurisé. En ce qui concerne les collectivités territoriales, il est juridiquement possible d’envisager le paiement du coût d’un service public à une personne publique en monnaie locale complémentaire.
Cependant, contrairement aux entreprises du secteur privé, les collectivités ne peuvent pas encore se servir de la monnaie locale dont elle dispose pour payer des services ou ses agents. Néanmoins une démarche d’expérimentation sur plusieurs territoires permettant de tester toutes les possibilités de faire entrer la monnaie locale dans la comptabilité publique est nécessaire (paiement des impôts, versement de la TVA, paiement des indemnités d’élus et salaires de la fonction publique).
1 Loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire. Articles L311-5 et L311-6 du chapitre Ier du titre Ier du livre III du Code Monétaire et financier
Para ir más allá
Métropole Européenne de Lille, 2015, Plan Métropolitain de Développement de l’ESS 2015-2020 (PMDESS). Accès au document
Métropole Européenne de Lille, 2015, Actes des Assises de l’ESS 2015. Octobre 2015. Accès aux Actes
Ville de Lille, 2016, Plan Local de Développement de L’Economie Sociale Et Solidaire 2016-2020. Accès au plan.