Retour d’expérience de Sonantes : combiner le crédit inter-entreprises et une monnaie locale.
Séquence 4.2 du MOOC
Wojtek Kalinowski, Interview de Jean-François Pilet, Directeur général du Crédit Municipal de Nantes., noviembre 2017
En continuité avec la séquence consacrée aux crédits mutuels et les monnaies interentreprises, nous abordons le fonctionnement de Sonantes avec Jean-François Pilet, directeur du Crédit Municipal de Nantes. Cette monnaie complémentaire lancée en mai 2015 à Nantes est une monnaie « hybride » : c’est une monnaie de crédit interentreprises, et une monnaie locale utilisée par tous les habitants du territoire.
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La monnaie complémentaire Sonantes a été lancée en mai 2015 à Nantes. Il s’agit d’une monnaie « hybride », c’est-à-dire qu’elle combine deux modèles que nous avons déjà étudiés, mais séparément : c’est une monnaie de crédit interentreprises, et une monnaie locale utilisée par tous les habitants du territoire.
Les origines de Sonantes
Au départ, cette idée est née d’une rencontre de deux acteurs : la ville de Nantes, qui voulait renouveler son Agenda 21 local, et le Crédit municipal de Nantes, qui avait envie d’innover. La ville de Nantes accompagne activement la transition vers la ville durable : au niveau des transports, au niveau des modes de vie, au niveau des systèmes de production avec les circuits courts, etc. Elle s’intéresse aussi aux enjeux de la transition numérique, et Sonantes est une monnaie exclusivement numérique : les particuliers comme les entreprises utilisent une carte de paiement, leur téléphone portable ou leur ordinateur. Le projet Sonantes s’est ainsi retrouvé au carrefour de beaucoup de politiques publiques.
De son côté, le Crédit municipal de Nantes participe pleinement dans l’économie sociale et solidaire. Il a, dans le passé, porté d’autres innovations, comme l’introduction en France du Microcrédit. Expérimenter une monnaie complémentaire était donc pour nous un choix logique, et nous étions aussi prêts à investir de l’argent dans ce projet car il faut des permanents salariés pour développer la monnaie, pour gérer le circuit et assurer le bon fonctionnement de l’infrastructure des paiements électroniques.
Au moment du lancement de Sonantes en 2015, nous avons obtenu un financement de l’Union Européenne mais surtout nous avons eu le soutien de la Chambre de commerce et de l’industrie, de la Chambre des Métiers et de l’artisanat, de la Chambre Régionale de l’économie sociale et solidaire, etc. Aujourd’hui ces organismes fondateurs forment un des quatre collèges dont se compose l’association « La SoNantaise ». Les trois autres collèges sont un collège des réseaux, un collège des adhérents professionnels et un collège des particuliers. C’est cette association qui gouverne le projet. Par exemple, c’est elle qui a validé la Charte constitutive de Sonantes.
Nous allons poursuivre encore plus loin la logique en donnant toutes les clés à l’association « La SoNantaise », y compris dans la gestion pour que les quatre collèges s’approprient réellement la gouvernance du circuit et que ce soit la monnaie des utilisateurs citoyens, particuliers et professionnels.
La démarche d’hybridation
Ce choix s’est imposé dans les consultations publiques que nous avons menées en amont du lancement. Notre idée initiale était de lancer uniquement un système de crédit interentreprises, mais le rôle des habitants revenait constamment dans les débats lors des ateliers participatifs. Nous y avons invité des entreprises, des particuliers, des collectivités locales, des réseaux associatifs, etc. Et ce qui est sorti de façon très nette dans les discussions, c’était l’attente des particuliers pour pouvoir entrer d’emblée dans le système. Et il ne suffisait pas d’élargir le barter aux salariés des entreprises membres, comme l’a fait Sardex en Italie par exemple. Les participants nous disaient : si je suis étudiant, chômeur ou retraité, alors je serai exclu de Sonantes, alors que je veux participer au changement de mon territoire. C’était une demande très légitime, avec un enjeu politique fort pour les collectivités fondatrices. Nous avons opté pour le modèle hybride en conséquence.
Bilan d’étape
En juin 2017, nous avions 1500 particuliers et 280 professionnels adhérents, à la fois des entreprises et des associations. Le territoire concerné est le département de Loire-Atlantique. Dans la pratique, nos adhérents sont principalement centrés sur Nantes et la métropole. Nous retrouvons quelques adhérents dans les autres communes du département.
Quelle est la masse monétaire en circulation ?
Dans notre système hybride, la masse monétaire en circulation n’est pas un indicateur très pertinent. On peut l’appliquer aux conversions faites par les particuliers : en tout, 110 000 euros ont été convertis en Sonantes depuis le lancement. En principe, notre système ne prévoit pas de sortie du circuit : une fois que les euros ont été convertis, les Sonantes restent en circulation. Mais pour les entreprises, Sonantes offre surtout la possibilité d’utiliser des lignes de crédit supplémentaires. C’est une alternative aux crédits classiques. Ce qu’on va mesurer alors, c’est plutôt le volume d’échanges réalisés en Sonantes. Depuis le lancement 2015, ce volume s’élève aujourd’hui à un équivalent de 250 000 euros.
C’est un montant limité mais la croissance a été très nette sur les douze derniers mois. Nous en étions à quelques milliers de Sonantes par mois au démarrage, alors qu’en 2017, le volume d’échanges s’élève à 18-20 mille Sonantes par mois en moyenne. Nous sommes toujours dans la phase d’expérimentation, mais je constate que la tendance s’accélère. Ce qui est encourageant, étant donné que Sonantes est un système hyper innovant et en rupture avec les représentions communes de la monnaie et de la création monétaire.
Les effets de l’hybridation
Quels sont les effets de l’hybridation ?
Notre constat aujourd’hui est assez étonnant par rapport à nos attentes initiales : ce sont surtout les conversions faites par les particuliers qui génèrent les échanges en Sonantes. L’appropriation citoyenne de la monnaie locale compte finalement bien plus que la fonction classique du barter. Même les entrepreneurs qui s’engagent semblent motivés par d’autres choses que le barter, notamment par le développement durable. Alors que notre idée initiale était de répondre à un besoin économique des entreprises.
Le barter répond à un besoin précis des entreprises : le besoin de liquidité, d’accéder rapidement au crédit à court terme, financer ses postes clients ou fournisseurs, trouver des débouchés pour vendre ses stocks. Ce besoin est plus ou moins prononcé selon l’attitude des banques à l’égard des entreprises, notamment à l’égard des PME. Et il varie en fonction du cycle économique. Il était criant dans les années après la crise financière et économique de 2008/2009. Mais aujourd’hui, les entreprises françaises n’ont pas vraiment de difficultés d’accéder aux lignes de crédit bancaire. L’année 2016 a marqué en France un record dans le volume de prêts délivrés aux entreprises en France. Sans doute la politique d’expansion monétaire de la Banque centrale européenne y est pour quelque chose.
C’est pour cela que notre situation n’est pas comparable avec celle d’autres pays, où les petites entreprises sont souvent très mal servies par le crédit bancaire. Même en France, la situation varie sans doute d’un territoire à l’autre. Mais dans la région de Nantes, l’accès au crédit ne pose pas vraiment de problème. Et dans le crédit interentreprises classique, les délais de paiement ne posent pas vraiment de problème non plus. En tout cas pas pour le moment : la conjoncture risque de changer et le besoin du crédit mutuel risque alors de réapparaître.
Les utilisateurs de Sonantes
Qui utilise Sonantes ?
Les adhérents particuliers sont globalement jeunes ; 35% des adhérents ont moins de 35 ans, et 75% ont moins de 45 ans. Sonantes est donc attractif pour les jeunes générations, mais un travail reste à faire auprès des gens plus âgés, pour qui l’usage peut être plus perturbant.
Quant aux professionnels, on retrouve trois grands pôles d’activités. Le premier concerne les métiers de l’alimentation : la restauration, les cafés, mais aussi toute la filière en amont, leurs fournisseurs, par exemple des revendeurs de vins locaux. On y retrouve le Marché d’intérêt national de Nantes, un marché régional qui regroupe une centaine d’entreprises, et qui utilise Sonantes pour payer ses prestataires.
Le deuxième pôle réunit des artisans, qui opèrent uniquement sur le marché local et qui sont très sensibles aux arguments économiques derrière Sonantes. En général, les artisans sont peu équipés en matériel de paiement électroniques, et l’infrastructure de Sonantes leur permet de recevoir leur paiement en direct et à peu de frais, au pied du camion.
Le troisième pôle réunit les services : des experts comptables, des sociétés de communication, des organisateurs d’événements, etc. Ces entreprises travaillent pour l’ensemble des métiers que j’ai évoqués tout à l’heure, ce qui permet de boucler la boucle : la monnaie circulent aussi bien entre les particuliers et les entreprises, et entre les entreprises elles-mêmes.
Quelque soit la filière ou le secteur, la plupart des entrepreneurs qui adhèrent sont déjà engagés dans le développement durable. Ils s’intéressent aux circuits courts, aux modèles alternatifs aux grandes tendances économiques actuelles.
Est-ce que Sonantes est ouvert à toutes les entreprises, ou bien est-ce que vous posez des conditions à l’entrée ?
Nous ne posons pas de critères à l’entrée. Il y a deux philosophies en la matière : beaucoup de monnaies locales définissent en effet des critères d’entrée dans leurs chartes, pour attirer des entreprises vertueuses et « exclure » les autres, par exemple les grandes surfaces. En résumé, « nous ne sommes pas du même monde ». Avec Sonantes, nous sommes dans une autre philosophie, où nous disons à l’entreprise : « vient dans mon monde ». C’est pour cela que nous n’autorisons pas en principe de reconversion en euro : une entreprise qui reçoit les Sonantes devra les dépenser au sein du réseau. Elle sera donc amenée à changer ses pratiques, en cherchant des fournisseurs locaux, en s’intéressant aux circuits courts, etc.
Cela dit, en pratique, les grandes surfaces n’adhèrent pas au réseau Sonantes de toutes façons, donc la question ne se pose pas réellement. L’obstacle est en partie de nature technique : intégrer les paiements en Sonantes dans les systèmes informatiques de la grande distribution serait très compliqué.
Les perspectives
Comment travaillez-vous pour développer le réseau ?
Aujourd’hui, on arrive globalement à engager les particuliers et les entreprises qui sont déjà dans la démarche de développement durable. Le défi est d’atteindre les autres catégories. Pour aller plus loin, il faut répondre à un besoin. Ce besoin ne sera pas forcément le barter, pour des raisons que j’ai évoquées déjà. Pour le compenser, nous travaillons beaucoup sur la diffusion de l’outil auprès des différents réseaux locaux : des réseaux d’entreprises, des réseaux de citoyens, des réseaux d’économie sociale et solidaire, etc. Il faut que ces différents réseaux s’approprie la monnaie, qu’elle devienne un label pour exprimer son attachement à son territoire et son engagement à développer les circuits courts.
Quels sont les principaux obstacles pour développer Sonantes ?
Je me limiterai à deux points, le premier tient au cadre réglementaire actuel des monnaies locales. Ce cadre est très contraignant et empêche la régie publique des collectivités de participer pleinement au réseau. Il est bien plus facile d’intégrer les services en délégation, où l’opérateur est un acteur de droit privé, par exemple les transports en commun ou les salles de concert gérées par une association. Tous ces opérateurs ont déjà adhéré à l’association. On peut donc payer son ticket de bus ou de tramway en monnaie locale.
Par contre, la collectivité n’a pas le droit de recevoir la monnaie locale. On peut certes obtenir une dérogation et certaines collectivités l’ont déjà obtenue. Mais cela ne résout pas vraiment le problème, car même avec la dérogation, la collectivité n’a pas le droit de dépenser la monnaie locale. Elle doit la convertir en euros. La boucle n’est donc pas bouclée, ce qui fait qu’on hésite à demander la dérogation.
En somme, les opérateurs de régie ne sont pas adhérents de Sonantes à l’état actuel. Cette situation est paradoxale : la collectivité promeut la monnaie locale mais ne peut pas vraiment agir au sein du réseau. Un changement de la législation me paraît donc nécessaire.
Le second point, concerne le manque de connaissance autour des monnaies locales, il y a là beaucoup de frein dans les mentalités, des peurs, des certitudes très ancrées. Ce MOOC et toutes les initiatives prises pour informer et faire connaître ses dispositifs sont primordiaux pour faire adhérer sur les terrains les particuliers et les professionnels !
Referencias
Alternatives Economiques, 2016, Réinventons la monnaie, Dossier d’Alternatives Economiques en partenariat avec l’Institut Veblen. Accès au dossier