Récits des banlieues de Beyrouth : les quartiers informels et les capacités des gens à faire la ville
Beyrouth, LIBAN
Mona FAWAZ, 2014
Centre Sud - Situations Urbaines de Développement
Cette fiche présente la production urbaine réalisée par des habitants ayant accru leur « pouvoir d’agir » à Beyrouth. Cependant, cette production urbaine, oscillant entre formel et informel, s’est par la suite heurtée à la dérive néo-libérale des autorités.
La plupart des récits savants ou professionnels sur Beyrouth (Liban) racontent une croissance concentrique autour d’un cœur historique qui a cru graduellement en raison des migrations et du croît démographique naturel. Mais un développement parallèle de la ville, localisé dans ce qui est perçu comme des “banlieues éloignées”, accompagne ce développement historique depuis les années 30. Il s’agit des secteurs urbanisés par des citadins à bas revenus, migrants ruraux et réfugiés internationaux (Arméniens, Palestiniens) arrivés durant la première partie du XXe siècle.
Ce texte présente l’urbanisation de l’une de ces banlieues, Hay el Sellom, le plus grand quartier informel à ce jour, qui abrite environ 100 000 personnes. Sa population se compose de plusieurs vagues de migrants ruraux, des populations déplacées durant la guerre civile ou les attaques israéliennes répétées au sud Liban, de même que des travailleurs migrants étrangers. Hay el Sellom se situe à la frange des banlieues sud, à proximité de l’aéroport. Depuis le début des années 1950, le quartier s’est développé en plusieurs phases suivant une combinaison d’arrangements réguliers et irréguliers. Les premières maisons ont été érigées via des divisions parcellaires à titre gracieux, dans lesquelles des membres d’une famille élargie se rassemblaient pour acheter un lot et ensuite le subdiviser informellement entre eux. Cependant, ce processus fut interrompu par :
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l’adoption de règlements urbains et constructifs (1950¬1960) qui ont graduellement requis des tailles minimum de lot, des standards de construction à la fois étrangers et inabordables à ces occupants ;
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la demande toujours plus forte de logements dans les périphéries, liée à un développement régional inégal, de logements trop onéreux, etc.
Le scénario est assez proche de celui observé ailleurs dans la région. Le développement de Hay el Sellom est à mettre au crédit des capacités des résidents à apprendre et à s’engager dans la ville. Il est question d’acteurs locaux embauchant des topographes, subdivisant les parcelles, auto-organisant des réseaux d’assainissement, ou d’électricité, se mobilisant contre l’établissement d’un incinérateur, etc.
Cette urbanisation s’est aussi installée à l’aide d’arrangements monétaires illégaux avec des agents du secteur public, des membres de la police locale, des autorisations à titre dérogatoire…, autant de fenêtres d’opportunités qui sécurisent la tenure foncière, même momentanément. Il y est aussi question de confiance et de réciprocité instituée par le biais de réseaux denses qui se forgent sur la base de la parenté, du territoire, des liens tribaux et des affiliations religieuses. Et, bien sûr, pas d’urbanisation sans rumeurs, intimidation et stratégies du dos rond quand les choses tournent mal.
Mais Hay el Sellom témoigne aussi de la fragilité des arrangements informels face à des pressions urbaines croissantes. Durant les deux dernières décennies, les marchés fonciers et immobiliers sont devenus la proie de spéculateurs régionaux. Encouragés par les politiques urbaines néo-libérales, les prix fonciers ont beaucoup augmenté, rendant la ville encore plus inaccessible. Des quartiers informels comme Hay el Sellom abritaient traditionnellement les couches les plus pauvres de la société. Ces secteurs se consolidaient progressivement, à mesure de l’amélioration des revenus des ménages et ce jusqu’en 1975, comme John Turner et d’autres l’ont montré. Aujourd’hui, alors que le nombre des exclus des processus réguliers d’urbanisation augmente, il faut ajouter que de plus en plus de gens cherchent un logement et des opportunités d’investissement dans les quartiers informels.
Par conséquent, il n’est plus possible de produire du logement de façon progressive. Le principal mode de développement urbain dans les quartiers informels passe par la production de grands complexes résidentiels qui occupent les lots encore vacants ou remplacent les structures traditionnelles. Au lieu de maisons de 1 à 2 étages, on trouve maintenant de grands immeubles de 4-5 étages qui imposent une autre échelle architecturale et de nouvelles modalités résidentielles.
Les propriétaires réalisent aussi des surélévations ainsi que des subdivisions de logements en appartements locatifs loués à des travailleurs migrants et nouveaux arrivants. Ces changements ont surchargé les réseaux existants d’assainissement autoproduits, fait disparaître les espaces vacants restant, réduit la possibilité de ventilation naturelle et d’éclairage, gaspillant les atouts urbains du quartier.
Ces quartiers jusqu’alors en devenir, comme témoignage du droit à la ville des gens à faibles revenus et preuve de leur capacité à agir, transmettent dorénavant une vision dense, dégradée, de l’horizon néo-libéral de la ville.
Referencias
Mona FAWAZ (Maître de Conférences, Université Américaine de Beyrouth, programme de design urbain, planification et politiques) Quelques publications: “An unusual clique of city-makers: Social networks in the production of a Neighborhood in Beirut (1950-1975)”, International Journal of Urban and Regional Research 32(3): 565-585, 2008. “Apogée et déclin d’une nouvelle classe de citadins : les lotisseurs dans une banlieue irrégulière de Beyrouth”, in Villes internationales, entre tension et réactions. Dir. I. Berry-Chikhaoui, A. Deboulet, L. Roulleau-Berger, Paris, La Découverte, 2007.
Traduction : Agnès Deboulet