Légaliser au risque de précariser ou la longue marche de la reconnaissance

Egypte

Agnès Deboulet, 2014

Centre Sud - Situations Urbaines de Développement

Cette fiche présente les transformations socio-spatiales occasionnées par la régularisation et la planification urbaine du quartier El Hallus, en Egypte.

Le dogme du recouvrement des coûts s’est installé durablement dans le paysage institutionnel, mais sa mise en œuvre se heurte à de nombreuses lourdeurs bureaucratiques. L’occupant sans titre qui souhaite obtenir un titre légal doit payer le mètre carré aux autorités. Et c’est alors que les difficultés s’accumulent. Une première raison en est l’absence de statut clarifié du sol et la fiabilité douteuse du cadastre, qui mettent à l’épreuve le demandeur d’un titre légal. Les occupants sont soumis à un nombre incalculable de démarches et certains projets sont abandonnés notamment en raison de l’insuccès de l’opération de légalisation.

La question du coût divise les auteurs et protagonistes des projets dans le monde comme sur nos terrains. A. Gilbert (2002) montre que le coût d’acquisition du terrain représente 102 % de la consommation annuelle d’un ménage en Équateur. Pour T. Bolivar, (1995), la propriété grève le budget des ménages en raison des taxes foncières et impôts qui l’accompagnement. Ajoutons que la fragilité des dispositifs d’accompagnement légaux ne garantit pas de véritable sécurité à l’acquéreur. Au Caire et à Ismailiya, les responsables de projet du GTZ s’accordent sur le caractère modéré d’un paiement équivalent à 10 % de la valeur vénale des biens fonciers. A Ismailiya, le coût de la légalisation a considérablement augmenté depuis que l’assainissement et l’eau ont été installés, subissant une multiplication de 5 à 8. Par conséquent, les occupants ne peuvent financer ce coût le plus souvent qu’en revendant leurs habitations. Dans ces conditions, seuls 200 ménages sur 1100 (dont 11 % de locataires, en 2006) ont bénéficié de titres.

Règles d’alignement : préalable nécessaire ou dogme rationaliste ?

La réhabilitation engagée à Ismailiya (PSUHB) repose sur un ensemble de normes urbanistiques assumant la vertu première d’un tracé rectiligne de la voirie et de leur élargissement. Ainsi le droit d’occuper ces terrains contestés est associé à une rectification du tracé initial des voies et à une redéfinition de l’emprise parcellaire. Dans ce schéma, l’ensemble des chemins d’une largeur supérieure à 6 m devraient devenir carrossables, ce qui implique en principe la démolition – par les occupants - de tout ou partie de bâtiments empiétant sur cette future emprise publique, sauf les habitations à ossature en béton. Le faible niveau de mise en pratique de ce « recul volontaire » pour élargir l’emprise viaire corrobore le constat établi par J. Turner qui, dès 1968, mettait en relation les échecs de la planification urbaine avec l’incompréhension des processus d’installation et des fondements du logement comme principal ancrage citadin.

En effet, selon une vision très répandue, les résidents “aléatoires” auraient créé le quartier en dehors de toute logique d’implantation de la voirie, des continuités. Le tracé urbain est vu comme résidu d’un partage foncier effectué sans souci du commun. Or, la ligne droite et la règle de l’alignement ont souvent été considérées comme le signe le plus manifeste de la rationalité urbaine.

Mais en réalité, les occupants ont collectivement calibré la voirie et les parcelles “à leur mesure” et font respecter les tracés par le voisinage. Ils s’implantent en contiguïté, dans une économie d’usage du foncier. En outre, ils tentent de protéger quelques espaces vacants pour de futurs équipements.

Or, l’urbanité de ces normes locales d’implantation est mise à l’épreuve par l’inaction des autorités. Sans accompagnement, ces usages populaires de production de l’espace peinent à perdurer. Les quartiers se densifient au point de saturer les maigres réseaux installés par les résidents.

À El Hallus, des prescriptions urbanistiques peu conformes aux réalités du terrain continuent à prévaloir : l’élargissement d’un certain nombre de voies est défini par l’équipe technique sans examen préalable des usages de la rue et des besoins en circulation par une population non motorisée à 99 % (Undp, 2006). Si certaines de ces ouvertures sont jugées indispensables par les riverains pour éviter le discrédit moral (notamment lorsque l’on doit porter le corps d’un défunt à pied jusqu’à la route), elles ne sont pas acceptées sans négociations préalables. L’art des pratiques en mesure d’initier de « petits changements » (N. Hamdi, 2004) consiste à démontrer aux techniciens du projet le caractère irréaliste de leurs demandes et d’une planification qui contredit les objectifs de sortir de la pauvreté. D’ailleurs, seul un très petit nombre d’habitations empiétant sur un des axes passants a été partiellement démoli. La dotation en infrastructures a fini par se faire sans avoir à adopter – sauf sur la rue menant à l’école – l’alignement prévu à l’origine. Le décalage entre la règle et sa mise en pratique traduit ici une reconnaissance de la difficulté d’appliquer à la lettre des normes urbanistiques qui rentrent en contradiction avec l’objectif de réduction de la vulnérabilité. Le plan de restructuration prévu à l’origine n’a donc jamais été réalisé. Les quelques démolitions ont fait l’objet d’une négociation au cas par cas avec les résidents concernés et les « community leaders » (selon l’appellation officielle), majoritairement des femmes. Le programme Manshyat Nasr a anticipé ces tractations en amenant les résidents à discuter des retraits et alignements nécessaires. Cette concertation représente une prise en compte de la capacité des habitants en ouvrant des échanges collectifs autour des normes urbaines et circulatoires.


Seule cartographie disponible, réalisée par une ONG

Les locataires, oubliés de la régularisation

Dans ce modèle de ville empreint d’hygiénisme qui guide la restructuration, les problèmes d’accessibilité sont associés à des " rues étroites et impasses avec des bâtiments disposés dans une proximité très forte. Ceci reflète également les mauvaises conditions sanitaires du secteur. Les rues étroites empêchent la communauté de bénéficier d’une circulation d’air appropriée et de l’ensoleillement. De fait ce problème physique a des implications environnementales " (Pnud, 2006, p. 22-23).

Ces schémas favorisent la disparition des habitations en adobe considérées comme impropres à l’habitation et à la verticalisation, à la différence des constructions en béton épargnées par le schéma d’alignement. Or, ces mêmes habitations rudimentaires en adobe abritent prioritairement des locataires, les plus pauvres. La règle générale semble être l’absence de considération aux conséquences de la régularisation sur les locataires incapables de faire face aux dépenses supplémentaires qu’elle occasionne.

Références

Agnès DEBOULET, « Contrer la précarité par la sécurisation foncière et la légalisation. Enjeux et opportunités dans le Monde arabe et en Égypte », Tiers Monde, été 2011

Agnès DEBOULET, “The dictatorship of the straight line and the myth of social disorder. Revisiting informality in Cairo », in D. Singerman (ed), Cairo contested¬gouvernance, urban space and global modernity, The American University in Cairo Press, 2009, pp. 163-198