Appropriations et changements sociaux dans un grand ensemble

Ayn el-Sira, Le Caire, ÉGYPTE

Bénédicte FLORIN, Florence TROIN, 2014

Centre Sud - Situations Urbaines de Développement

Cette fiche présente la transformation d’un quartier de logement social, en Egypte. Initialement conçu pour loger les petites classes moyennes, dans des logements modernes et collectifs, le quartier, en conséquence du désengagement de l’Etat, est devenu par la suite un quartier d’habitat en partie informel : les locataires devenus propriétaires précaires ont aggrandi et transformé leurs logements sans l’accord des pouvoirs publics.

Située sur la rive est du Nil, Ayn al-Sira (la Source d’al-Sira) est une cité de logement social construite entre 1958 et 1962 au sud du centre-ville du Caire. Les délimitations du quartier en font une cité enclavée : au nord, l’ancien aqueduc constitue une séparation. À l’ouest, le quartier informel des Tanneries marque une autre frontière peu franchissable. Au sud et à l’est, l’axe Salah Salem entoure la cité. Cette cité incarne particulièrement bien la politique de logement social, initiée par Gamal Abdel Nasser, à destination des petites classes moyennes : au total, au Caire, 29 opérations sont construites et baptisées « logements populaires » (masâkin cha’biyya), ce qui représente 1 722 immeubles, appelés blocs (blokât) par leurs habitants. Pour sa part, Ayn al-Sira est composée de 144 barres de 4 ou 5 étages, comptant un peu plus de 5 000 logements pour environ 30 000 habitants.

Transformation spatiale = Transformation sociale-1
Clichés et montages : Florence TROIN et Bénédicte Florin

À l’origine conçue sur le modèle des « grands ensemble » français, la cité Ayn al-Sira offrait à ses résidents des logements d’une à trois pièces, avec salle d’eau, petite cuisine et loggia, tous les équipements et services modernes de l’époque, de même que des vastes avenues, des squares et pelouses entre les blocs. S’installer dans une « cité nassérienne » correspondait à une amélioration du confort et à une promotion résidentielle. Ces années 1960 sont aussi celles de la mobilité sociale pour les ouvriers du secteur public et les petits fonctionnaires : salaire minimum garanti, crèches gratuites, accès à l’éducation, aux soins, etc.

Transformation spatiale = Transformation sociale-2
Clichés et montages : Florence TROIN et Bénédicte Florin

Les premiers aménagements sont effectués : les loggias sont fermées, couvertes, peintes ou carrelées ; à l’intérieur, les cloisons sont déplacées.

L’année 1979 marque un tournant dans l’histoire de la cité : les résidents deviennent, gratuitement, propriétaires et ce changement de statut impulse d’autres transformations. En effet, des fenêtres sont ouvertes dans les murs pignons, d’autres sont obturées ; des surélévations sur les toits sont édifiées par les occupants des derniers étages, tandis que ceux du rez-de-chaussée agrandissent leur logement, en empiétant sur la voie publique. Au départ, les matériaux utilisés par les habitants sont légers, par manque de moyens, mais surtout en raison de l’incertitude quant à la réaction des autorités. A la suite d’une période de démolitions des extensions, ces dernières finissent par les tolérer en échange d’une « amende » versée au chef de quartier. À partir du milieu des années 1980, ce consentement tacite stimule le savoir-faire constructif des habitants : les extensions trop vétustes sont rebâties, consolidées ou agrandies ; les matériaux utilisés se modernisent et les finitions sont davantage soignées.

Les multiples dimensions des petits arrangements
Clichés et montages : Florence TROIN et Bénédicte Florin

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À partir des années 1990-2000, apparaissent des extensions édifiées collectivement, grâce à l’entente et l’accord entre habitants d’une même cage qui permettent de négocier à la baisse les prix auprès de l’entrepreneur, de construire de manière plus solide et homogène. Les extensions se complexifient encore à partir des années 2000 : des escaliers desservant directement les appartements en rez-de-chaussée se créent ; les jardinets ont tendance à être remplacés par des pièces au décor soignés ; certaines entrées sur les halls communs sont fermées par des grilles en fer forgé restant le plus souvent ouvertes. Édifiées par les habitants, les extensions résultent du désir d’agrandir des appartements sur-occupés en raison de l’arrivée des enfants, puis de la cohabitation d’un certain nombre d’entre eux, mariés, avec leurs parents. Ceux du dernier étage opèrent une décohabitation « sur place » en construisant un logement indépendant au-dessus de chez eux pour un fils ou encore une pièce pour un parent âgé ou malade.

De la cité d’origine aux premières transformations-1
Clichés et montages : Florence TROIN et Bénédicte Florin

À ces adaptations du cadre architectural s’ajoutent les pratiques d’ajustement aux difficultés quotidiennes qui touchent les habitants d’Ayn al-Sira dans les années 1980. Il s’agit notamment de la baisse du pouvoir d’achat des fonctionnaires, de la modicité des retraites des premiers habitants devenus âgés ou du chômage ou sous-emploi des jeunes adultes. Pour améliorer leurs revenus, un grand nombre d’habitants ouvrent des petites boutiques ou kiosk, sur leur balcon, en rez-de-chaussée ou sur le trottoir.

Habiter un « logement populaire » à Ayn al-Sira a longtemps été synonyme de l’engagement de l’État auprès des classes moyennes. Les souvenirs de la cité des années 1960 évoquent une époque où le quartier, non transformé, était « beau et moderne ». Or, dans les années 1970, le désengagement de l’État, perçu par les habitants comme un abandon, coïncide avec le déclassement social d’une partie des résidents. Certes, l’accès à la propriété a permis l’agrandissement et l’adaptation des logements mais, paradoxalement, l’addition de toutes ces transformations est mal vécue par les résidents : aujourd’hui, la cité s’est, à leurs yeux, dégradée, à l’instar de leur position dans la société égyptienne. Pour autant, il est aussi possible de lire toutes ces micro-appropriations, résultant de savoir-faire individuels et collectifs, comme des emblèmes de citadinité.

De la cité d’origine aux premières transformations-2
Clichés et montages : Florence TROIN et Bénédicte Florin

Sources

Source : « Ayn el-Sira ou les petits arrangements avec l’espace : appropriations et changements sociaux dans un grand ensemble du Caire », Programme de recherche financé par l’ANR EhEA (Espaces habités, Espaces anticipés), 2007-2010