Lorsque les politiques nationales vont à l’encontre des droits humains et du droit au logement.
Leçons d’Istanbul
Cihan UZUNCARSILI BAYSAL, 2012
Cet article cherche à souligner l’idée que, même si au cours des dernières années les expulsions forcées et les démolitions de logement ont constitué l’essentiel des politiques de logement turques, à Istanbul, l’année 2012 peut se révéler un tournant, malgré l’intensification des discours et des actions provenant d’un État puissant. Cet article examine les évènements ayant eu lieu dans les quartiers défavorisés depuis la mission de juin 2009 du Groupe International consultatif sur les expulsions forcées (AGFE – Advisory Group on Forced Evictions) mandatée par l’ONU Habitat sur la question des expulsions forcées dans la région métropolitaine d’Istanbul1. Dans le même temps, l’article examine les changements depuis 2012, au niveau du gouvernement, du pouvoir judiciaire et des mouvements sociaux. Il soulève la question de savoir ce qui arrive lorsque les politiques nationales s’opposent frontalement aux droits humains et au droit au logement et lorsque le profit est le seul moteur pour faire advenir rapidement une ville incontournable.
Les expulsions forcées à Istanbul : enseignements du Rapport de l’AGFE de 2009 et situation actuelle sur le terrain
L’une des conclusions principales du Rapport AGFE tirait la sonnette d’alarme : « Etant donnée l’information disponible à ce moment, il est impossible de chiffrer le nombre total de personnes qui seront directement affectées. Toutefois, pour donner un ordre d’idée, et concernant l’ensemble de l’agglomération d’Istanbul, une estimation basse du nombre de personnes dont les logements sont menacés de démolition serait de l’ordre d’un million ». Le rapport a formulé une série de propositions raisonnables en direction de toutes les parties, afin de mettre un terme à ce drame humain ainsi qu’à cette violation indéniable de droits humains. Examinons à présent l’évolution depuis 2009 des huit quartiers visités et analysés lors de la mission, au moyen de la méthodologie alors utilisée.
La mission AGFE a visité et analysé en détail huit quartiers
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Les quartiers Sulukule et Kücükbakkalkoy, habités par des Roms, et le quartier Kurtkoy, habité par une population alévi, ont été classés en stade 1 puisque les démolitions avaient commencé. Depuis, Sulukule a été complètement évacué et des villas chères pour des habitants à revenus élevés ont presque été achevées, tandis que les dernières cabanes de Kücükbakkalkoy ont été démolies en juillet 2011 et leurs familles mises à la rue. Il n’y reste plus que quelques cabanes qui attendent leur tour.
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Tarlabasi, un quartier historique du district de Beyoglu, avait été classé en 2009 en stade 2 du processus d’expulsion. Il est maintenant passé au stade 1 et a été complètement démoli, malgré une résistance bien organisée de la communauté soutenue par la solidarité des mouvements urbains et des militants.
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Suleymaniye, un quartier très ancien de la péninsule historique, est aussi passé du stade 2 au stade 1, avec des démolitions en cours. Comme ce quartier était presque intégralement habité par des locataires, il n’y eut aucune résistance.
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Le quartier Gulsuyu–Gulensu est encore au stade 4, puisqu’un projet de rénovation vient tout juste d’être conçu. Grâce à un passé lié à la gauche radicale et à des expériences de mobilisation dans le quartier, les autorités n’ont pas voulu ou pu y intervenir jusqu’à présent, mais des temps plus difficiles s’annoncent. La municipalité étant actuellement dirigée par l’opposition politique du parti au pouvoir, cela peut constituer un avantage pour les habitants, bien que moindre, puisque TOKI a un pouvoir de contrainte sur les collectivités locales.
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La situation dans le quartier Basibuyuk du district de Maltepe est proche de celle de Gulsuyu–Gulensu, passant du stade 3 au stade 2. Neuf logements ont déjà été détruits pour laisser la place aux immeubles TOKI, qui ont été construits sur des terrains propices aux glissements de terrain et ne présentant donc pas des conditions de sécurité pour leurs habitants. Comme la municipalité locale a été emportée par la suite par le parti d’opposition, le projet n’a pas encore commencé et tous les logements existants sont encore sur pied. Des familles des services de police vivent à présent dans les immeubles TOKI. Les négociations sur les prix des gecekondus se poursuivent. Il semble que si une offre d’indemnisation assez élevée est proposée par les autorités aux habitants, ceux-ci seraient disposés à signer l’accord et à déménager. La résistance féroce des débuts du projet, en 2008, s’est apaisée, cédant le pas aux négociations matérielles. Dans les deux cas, il s’agit de quartiers du côté asiatique, construits par des ouvriers du bâtiment dans les années 1960 alors qu’ils s’y installaient pour travailler dans les usines environnantes.
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Le quartier Guvercintepe à Kucukcekmece qui jouxte le Stade Olympique est encore au stade 2. Toutefois, les démolitions risquent d’intervenir plus tôt que prévu car la municipalité semble fermement déterminée à évacuer les zones autour du stade, laissant ainsi la place aux résidences de standing et à des projets-phares.
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En plus de ces cas, cités dans le rapport, le quartier très ancien de Fener–Balat–Ayvansaray, de la Corne d’Or, est au stade 2. En revanche, Tokludede, un très petit quartier d’Ayvansaray, est très vite passé au stade 1. Il n’y eut pas de résistance dans ce quartier au début, la plupart des propriétaires ont accepté l’offre du promoteur et vendu leur logement. Quatre familles y résistent, avec une forte présence des mouvements urbains (une alliance) solidaires.
Le rapport AGFE a également évoqué le « mythe » du relogement à travers une analyse de la population du quartier Ayazma, dont les habitants furent relogés dans des immeubles TOKI de Bezirganbahce. Ce relogement a été évalué comme étant au stade 5 du processus d’expulsion. En 2009 déjà, sur les 1 930 familles relogées, 650 familles avaient reçu une « lettre de confiscation », c’est-à-dire qu’elles n’avaient pas payé leurs mensualités depuis six mois et qu’elles devaient donc quitter leurs appartements. En raison des difficultés économiques présentées dans le rapport, la plupart de ces habitants ont désormais vendu leur appartement avec son hypothèque et déménagé, comme dans le relogement Sulukule–Tasoluk . Ces trois cas montrent clairement que le dispositif de relogement proposé par TOKI n’est rien d’autre qu’une étape supplémentaire dans le long calvaire des opprimés d’Istanbul. La seule différence, mineure, est que les expulsions forcées qui se sont produites au départ ont été remplacées par des « expulsions provoquées par le marché », moins dénoncées au niveau international. La somme de ces deux expulsions ne fait qu’empirer la situation pour les habitants.
Rétrospectivement, le rapport AGFE constituait une prévision réaliste, mais malheureusement les démolitions ne se sont pas arrêtées et la nouvelle loi sur les catastrophes est utilisée comme un instrument de légitimation des interventions dans tout l’espace urbain. Les autorités centrales et locales et l’administration turque du développement de l’habitat (TOKI) ont acquis de nouveaux pouvoirs, vastes et discrétionnaires. D’un autre côté, les organisations citoyennes et de quartier et les mouvements urbains sont beaucoup plus organisés qu’en 2009, tandis que les médias grand public rejoignent les médias alternatifs dans la place donnée aux projets urbains et les critiques formulées à leur encontre. De plus, l’opinion publique est nettement plus consciente et informée qu’auparavant.
Des changements d’envergure en 2012 : signes de la fatalité ou signes d’espoir ?
Trois évènements fondamentaux se sont produits en 2012, qui feront certainement d’Istanbul une ville à suivre dans les années à venir, pour déterminer si le bon sens et le droit international y mettront un frein aux expulsions forcées massives, relevant de logiques politiques.
1- La mobilisation et le lancement d’une Campagne Zéro Expulsions en 2012
Malgré les pressions et les invitations, le rapport AGFE n’a pas été suivi d’actions de la part d’ONU Habitat, au-delà de la mise en ligne du rapport quelques années plus tard sur le site d’ONU Habitat. Etant donné le manque de suivi, de politique claire et de soutien technique, une vaste mobilisation locale et de la société civile a été organisée et a gagné de l’ampleur. L’approbation de la loi sur les catastrophes a aussi renforcé la mobilisation, facilitant l’alliance de groupes ayant différentes idéologies, appartenance politiques et provenant de différentes classes sociales au sein d’un Groupe de mouvements urbains. Les Chambres des urbanistes et des architectes ainsi que l’Ordre des avocats sont partenaires de ce groupe. L’étape suivante a été un évènement massif début 2012 et la décision de lancer une campagne contre les expulsions, en s’inspirant des Campagnes Zéro Expulsions menées avec succès dans plusieurs villes sur différents continents2, ainsi que des enseignements tirés d’un programme de recherche et d’échange entre associations locales dans huit villes sur « la façon dont les personnes font face aux expulsions3 ».
2- Les premières décisions de justice contre un arrêté municipal de démolition dans deux quartiers d’Istanbul.
Le deuxième évènement à prendre en compte est la victoire importante obtenue devant les Tribunaux. Le Bulletin daté du 13 juin 2012 affirmait : « Un Tribunal d’Istanbul a statué hier en faveur de l’annulation du projet de rénovation urbaine à Sulukule, la communauté Rom la plus ancienne d’Europe, dans une affaire soutenue par le Centre européen des droits des Roms (ERRC – European Roma Rights Centre). Le 4e Tribunal Administratif d’Istanbul a estimé que le projet pour Sulukule piloté par la municipalité de Fatih « ne relève pas de l’intérêt général » ». Trois affaires différentes avaient été conduites en justice par la Chambre des architectes d’Istanbul, la Chambre des urbanistes d’Istanbul et l’Association de Roms de Sulukule. Le Tribunal a estimé que le projet de la municipalité constituait une violation de la loi n° 5366 sur la « préservation par la rénovation et l’utilisation au moyen de la revitalisation de biens immobiliers historiques et culturels détériorés » ainsi que des critères de l’UNESCO sur la préservation du patrimoine historique.
Le projet de rénovation urbaine de Sulukule avait été lancé en 2005 et avait contraint les familles roms à vendre leurs logements à des prix bas et à déménager loin du centre-ville, pour laisser la place à des projets immobiliers de standing et onéreux. Il y avait auparavant presque 3 500 habitants roms à Sulukule, dont les logements ont été démolis4. Peu après cette décision, le 5e Tribunal administratif a annulé le projet de rénovation de Fener–Balat–Ayvansaray, un quartier historique et très ancien de la Corne d’Or. Les deux tribunaux ont fondé leurs décisions sur l’idée que ces projets allaient à l’encontre de l’intérêt général, des principes d’urbanisation et de planification et de la préservation des biens historiques et culturels. La décision sur Fener–Balat–Ayvansaray a également été motivée par le fait que le quartier et les relations sociales s’y nouant seraient dévastés.
3- La volonté politique nationale de démolir 6 millions de logements.
Cette décision, évoquée ci-dessus, présente un intérêt singulier, puisqu’elle a été prononcée presqu’en même temps qu’une déclaration publique du gouvernement central sur sa volonté d’accélérer et d’intensifier le modèle de restauration testé et appliqué auprès des communautés de Sulukulé, Fener Balat et d’autres quartiers où survivent les pauvres et les exclus. « L’opération de transformation urbaine en Turquie en 20125 : dans les conditions actuelles, avec la nouvelle loi récemment promulguée, 6 millions sur les 20 millions de logements existant en Turquie sont destinés à être démolis. Les dispositions législatives nécessaires pour accélérer les actions de transformation dans les zones de gecekondu ont été pourvues par cette loi. Le droit aux réclamations d’opposition a été éliminé et l’autorisation d’engager des poursuites à l’encontre de ceux s’évertuant à empêcher les démolitions a également été créée. Istanbul sera la première ville où cette loi sera appliquée. Le ministre de l’Environnement et de l’Urbanisme, Erdogan Bayraktar, a accordé une interview au quotidien Akşam sur cette loi et explique leur projet d’envergure dans les termes suivants6 : « Que va–t–il se passer maintenant, quel est votre plan d’action ? Notre politique sera déployée à l’échelle nationale. Les villes seront reconstruites. Istanbul et Izmir sont la priorité… Notre objectif initial concerne 6 millions de logements. Tout d’abord, nous dirons aux propriétaires de démolir leurs maisons. S’ils ne le font pas, ils ne pourront pas y échapper. L’État sera le régulateur et exercera une pression à la baisse sur les prix. Tout comme nous l’avons fait avec le modèle «halk ekmek» (du pain moins cher fourni par les pouvoirs publics) »…
Il y aura des obstacles pendant la démolition…
« Nous avons une base légale solide. Nous prenons ce risque au nom de nos citoyens. Nous avons donné cette autorisation aux gouverneurs des villes. C’est très important. Lorsque les municipalités sont autorisées pendant la démolition, il peut y avoir des difficultés. La situation peut également être considérée comme une nécessité politique, et comme la police et les forces armées sont sous la tutelle du gouverneur, cette pratique sera plus efficace. »
Une question à débattre au Forum urbain mondial 2012
A l’heure actuelle, la situation est relativement assez polarisée et incertaine, ce qui constitue aussi une lueur d’espoir pour le futur.
D’un côté, les mouvements sociaux organisés n’ont jamais été aussi bien reliés, même si on peut encore faire bien plus. Une Campagne Zéro Expulsion soutenue par une vaste base sociale est en train d’être lancée. Cette campagne dispose de soutien international et surtout de l’Alliance internationale des habitants. De plus, et c’est là un élément nouveau, un Tribunal national a reconnu la violation du droit au logement à Istanbul et a déclaré la municipalité de Fatih coupable de violations du droit au logement.
D’un autre côté, les gouvernements centraux et locaux qui ont été réélus et jouissent d’une légitimité électorale sont en train d’intensifier le processus, en menaçant d’intervenir avec la police et l’armée pour soutenir un processus de démolition massif et dramatique, et implicitement pour punir ceux qui y opposent leur résistance. En outre, l’ONU Habitat a gardé le silence et n’a jamais mis en œuvre les recommandations de la mission indépendante AGFE. Par conséquent, cette institution donne de facto une légitimité au processus actuel, et un changement de position demeure incertain. Le fait de savoir si le droit au logement sera respecté à Istanbul au profit de la vaste majorité, y compris les pauvres, ou au contraire ouvertement violée par les puissants, constitue une question pertinente et ouverte pour un Forum Urbain Mondial qui entend explorer « le futur de la ville ».
1 AGFE Report Istanbul, 2009. Op cit.
2 Toki est l’organisme national chargé du logement social.
3 Cabannes, Y, avec Uzuncarsili Baysal, C et Arif Hasan (coll), Forced Evictions in Istanbul, Rapport du Groupe consultatif sur les expulsions forcées auprès du Directeur exécutif de l’ONU Habitat (AGFE), 2009, Londres.
4 Pour davantage d’informations sur les Campagnes Zéro Expulsions. Un rapport d’évaluation des campagnes zéro expulsions réalisées depuis 2004 devrait être disponible début septembre 2012.
5 Cabannes,Y, (coord.), Guimarães Yafai J, Johnson, C, (2010:6), How people face evictions, rapport de recherche final, DPU/UCL–BHSF , Londres, 174 pp.
6 ERRC, Budapest, 2012.
7 Aslı Sarıoglu, Displaced Women, Practices of urban transformation in Istanbul on the isolated effect of women’s lives, Mimar Sinan Fine Arts University, Istanbul. Communication présentée au séminaire international City are us, Université de Coimbra, CES, juin 2012.]]
Referencias
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