Les politiques urbaines dans la crise de la mondialisation
2012
L’urbanisation a changé de nature et correspond à une rupture dans l’évolution urbaine. Nous vivons actuellement une nouvelle révolution urbaine1. La crise du néolibéralisme remet en perspective les dernières décennies et la liaison intime entre mondialisation et urbanisation. L’évolution de la mondialisation bouleverse le système géopolitique et remet en cause la nature des États. Elle modifie les rapports entre le local, le national, les grandes régions et le mondial ; entre le rural et l’urbain ; entre le particulier et l’universel. Supports de la mondialisation, les villes en sont aussi transformées. Il s’agit de resituer les politiques urbaines européennes dans ce bouleversement.
Les modèles urbains et les politiques urbaines
Les politiques urbaines dépendent des situations spécifiques. A des périodes données, elles ont aussi des caractéristiques générales qui ne sont pas réductibles à une seule société. Les politiques correspondent à la transcription contingente des modèles de transformation, dans des situations et des périodes. A chaque modèle de développement correspond un modèle urbain ; à chaque politique de développement correspond une politique urbaine2. La politique urbaine est une application relativement directe, dans le champ urbain, de la politique de développement.
La transformation urbaine est une des modalités de la transformation sociale. D’autant plus importante qu’elle intègre la dimension symbolique et ne se restreint pas à l’économique. Une ville réelle est structurée par l’articulation stratifiée des différents modèles urbains qui ont marqué son histoire.
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Dans les années 1960, le modèle de développement dominant au Nord a été le modèle fordiste.
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Le modèle de développement dominant au Sud a été le modèle des indépendances nationales.
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Le modèle de l’ajustement structurel ou modèle néolibéral mondial s’est imposé dans les années 1980.
Une politique urbaine est une manière de mettre en œuvre, dans une situation donnée, la stratégie de transformation sociale conceptualisée dans un modèle de développement. Ces concepts ne sont pas toujours explicites pour les techniciens et les décideurs ; ils fonctionnent comme des évidences incontournables. Ce sont les résistances et les crises qui rendent visibles le sens et la relativité des solutions proposées.
Le modèle de régulation fordiste et le mouvement moderne
A partir de 1945, le modèle dominant en Occident est un modèle social libéral que nous qualifierons de modèle de régulation fordiste et de New–Deal. Le phénomène majeur dans les sociétés industrielles est celui de l’extension du salariat. Il recouvre la stabilisation d’une large partie de la classe ouvrière ainsi que la montée des couches dites moyennes.
L’équilibre entre les générations se transforme avec la scolarisation massive de la jeunesse et le poids croissant des personnes âgées. Le salariat qui s’était imposé, à partir de 1830, en tant que rapport social devient, à partir de 1920, un statut social à prétention universelle. La modernité met en avant le cercle vertueux : progrès économique, progrès social, progrès politique. Elle distingue l’espace de la cité de l’espace de l’entreprise et du travail régit par le taylorisme. L’État–providence se préoccupe du plein emploi et de la protection sociale. La démocratie et les droits de l’Homme émergent dans les représentations politiques. Les luttes ouvrières et populaires et les luttes de libération nationale définissent un autre aspect de la modernité, une articulation particulière entre la question sociale et la question nationale.
Le modèle urbain du mouvement moderne correspond au modèle fordiste. Le mouvement moderne traduit, dans l’architecture et l’urbanisme, la rationalité de la transformation sociale. Le logement est le complément naturel du salariat, il en assure la reproduction. Les normes traduisent la conception hygiéniste et moralisante de la stabilité sociale. Le fordisme marque l’architecture organique de F. L.Wright3. Les Congrès internationaux d’architecture moderne (CIAM) et la Charte d’Athènes concrétisent le mouvement moderne. Ils organisent le « zoning ». Ils donnent leur facture, des Habitations bon marché (HBM) et Habitations à loyer modéré (HLM), au logement social et trouvent leur forme achevée dans les villes nouvelles. Trois manières de faire la ville méritent d’être rappelées :
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la ville nouvelle à travers la production des zones nouvelles (rénovation, restauration, réhabilitation) ;
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la mise aux normes de l’habitat insalubre et l’éradication des taudis ;
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l’amélioration du pavillonnaire à travers l’action municipale. L’architecture soviétique, après des intuitions de réorientation dans les années 1920, s’inscrit dans cette perspective et pousse le mouvement moderne jusqu’à ses limites. Ce modèle reste symboliquement la référence, et la nostalgie, des politiques urbaines européennes.
Le modèle de développement des indépendances et l’espace centré des États
Le modèle des indépendances nationales s’inscrit dans le contexte de la décolonisation ; après la libération politique, il s’agit de construire la libération économique. Ce modèle a été pensé pendant les luttes de libération, il emprunte à la fois au modèle fordiste et au modèle soviétique ; il est complété en Amérique latine à travers les débats sur la dépendance. Il est fondé sur les industries lourdes, base d’une accumulation indépendante, sur une réforme agraire qui doit moderniser l’agriculture à partir de l’industrie et lui servir de débouché, sur le contrôle et la valorisation des ressources naturelles, sur la substitution des importations, sur les entreprises nationalisées, sur le contrôle du commerce extérieur. Il implique un État fort et incontesté, garant de l’unité nationale, appuyé sur des armées bien équipées et des polices omniprésentes, fondé sur la théorisation du parti unique.
C’est sur la base de ces modèles que va se construire l’urbanisation des pays du Sud et les nouvelles villes qui sont le siège de la nouvelle révolution urbaine. Les limites des politiques de développement apparaissent assez vite. La construction de l’État est devenue une fin en soi. Une double explosion, la fonctionnarisation et l’urbanisation ont provoqué un déséquilibre structurel des fondamentaux économiques (budget, balance commerciale, balance des paiements). La modernisation de l’agriculture exclut une majorité écrasante de la paysannerie pauvre. Les entreprises d’État sont dans l’ensemble inefficaces, leur fonctionnement est bureaucratisé et elles sont incapables de réduire la dépendance technologique et commerciale par rapport aux multinationales. La bureaucratie et la corruption gangrènent la société. Le déni des droits fondamentaux et l’absence de libertés achèvent de réduire à néant la crédibilité des régimes.
Le modèle urbain postcolonial concrétise ce modèle de développement et ses dérives :
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les grands équipements de la souveraineté sont prioritaires (aéroports, ministères, grandes avenues, palais) ;
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la politique du logement est celle des classes moyennes associées à l’État (HLM et autres Sociétés immobilières) ;
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les couches populaires s’installent dans les interstices et les périphéries dans des quartiers dits spontanés.
Les politiques urbaines qui accompagnent ces politiques de développement sont, au départ, liées aux infrastructures de transport (aéroports, ports, routes et grandes voiries, chemin de fer) et aux autres grands réseaux (électricité, eau, télécommunications) gérés par des sociétés nationales et des concessionnaires. Dans un deuxième temps, la priorité rurale va secondariser l’intervention urbaine. La filière moderne de production de logements (sociétés d’aménagement, caisses d’épargne, offices de logements sociaux) ne répond que marginalement aux besoins ; entre 80 à 90 % des ménages ont recours à des filières populaires, qualifiées d’informelles.
La situation se dégrade avec l’explosion urbaine et l’absence d’entretien. Les occupations foncières se multiplient. Les programmes de parcelles assainies et de « sites et services » sont notoirement insuffisants ; l’éloignement et les normes de plus en plus réduites les rendent inadaptés. Après Habitat I à Vancouver en 19764, de nouvelles idées cheminent ; « Le logement est votre affaire » de John Turner5, inaugure un tournant. La restructuration des quartiers spontanés trouve droit de cité ; on commence à accepter l’idée de régularisation foncière et à percevoir l’intérêt des systèmes d’épargne et de crédit populaires.
Le modèle de l’ajustement structurel et l’espace fragmenté
A partir des années 1980, s’ouvre la phase néolibérale. Le nouveau modèle dominant est celui de l’ajustement structurel. Il préconise l’ajustement, des économies et des sociétés, au marché mondial. Il propose :
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la libéralisation, c’est–à–dire, la régulation par les marchés et la réduction du rôle des États dans l’économie ;
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la priorité donnée à l’exportation et à la libéralisation des échanges ;
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la priorité à l’investissement international et aux privatisations ;
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la flexibilité et la pression sur les salaires, la réduction des systèmes publics de protection sociale ;
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la réduction des dépenses de santé et d’éducation qualifiées d’improductives ;
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l’exploitation effrénée des ressources ;
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la dévaluation des monnaies.
Le rapport des forces international a changé. La nouvelle médecine s’applique aussi bien au Sud qu’au Nord ; l’Est a été défait et la régulation fordiste a été mise à mal par les marchés financiers. La dette a donné le monopole du financement du développement aux marchés financiers.
Le « modèle urbain libéral mondial » concrétise le modèle néo–libéral. Un nouveau centre–ville vient concurrencer les centres villes précédents, ceux de l’État et de la municipalité. Le nouveau est celui des sièges des multinationales, des grands hôtels et des grands centres commerciaux. Dans de nombreuses villes du Sud, les grandes multinationales installent leur siège dans les grands hôtels. Ces centres sont des morceaux de ville reliés directement au monde avec leurs systèmes de communications et autour des modes de consommation directement liés à une fraction de la bourgeoisie mondiale (hauts fonctionnaires internationaux, ambassadeurs, coopérants, consultants, directeurs de multinationales). On y retrouve les métiers liés au tourisme et à l’accès au marché mondial, les services financiers, la prostitution, l’artisanat de luxe, etc. Les grands hôtels commencent à ressembler de plus en plus à des forteresses.
L’industrie est plutôt développée à l’extérieur des grandes villes, ou dans des zones franches, autour des ports et des aéroports. Les quartiers connaissent une ségrégation spatiale, sociale et ethnique. Puisque le salariat n’est plus l’élément récurrent qui permet le brassage, les formes de cohésion et de pouvoir font monter les communautarismes. Les gens se regroupent, plutôt par région d’origine, et du fait du désinvestissement de l’État, s’organisent en comptant sur leurs propres forces. Ces quartiers sont séparés les uns des autres, situés autour des voies rapides et des autoroutes urbaines. Difficile de passer à pied d’un quartier à un autre. Les aires autour de ces autoroutes sont des zones de friches et d’insécurité. Ces quartiers se définissent par leurs différenciations ethniques et sociales : quartier « latino » riche, « latino » moyen, « latino » moyen pauvre, etc.
La question du logement est cruciale. Comme le salariat n’est pas stabilisé, l’accès au logement devient extrêmement difficile, et comme il y a un désengagement de l’État, le logement social ne permet pas de désengorger la hausse des valeurs foncières. Pour ces deux raisons, il y a une dégradation très importante des conditions de logement. Bidonvilles et quartiers insalubres se développent. Les nouvelles concentrations urbaines ont lieu dans les zones les plus sensibles : sur les rives des fleuves urbains, le long des voies de chemin de fer et des autoroutes, sur les dépôts d’ordures, soit, dans toutes les zones que l’on peut occuper et qui sont en général les plus dangereuses, faisant généralement basculer l’écologie urbaine vers des situations insolubles.
Le problème de l’extension de la superficie urbaine liée à la pression foncière est considérable. D’une part, un certain nombre de quartiers avec une intégration verticale forte, d’autre part les quartiers périphériques et des banlieues qui sont au contraire sur l’horizontale. Cela entraîne deux types de nuisances : celles liées à la concentration et celles liées à la dispersion.
La crise du néolibéralisme et les mouvements sociaux urbains
Dès le début, les résistances ont montré les limites de ces politiques. La croissance, réelle dans certains pays, s’est accompagnée d’une montée des inégalités, du développement de la pauvreté et des exclusions. La corruption a pris des proportions gigantesques. L’affaiblissement des États a accru les conflits armés. A partir de 1995, les crises financières en Asie, en Amérique latine et Centrale, en Russie montrent les limites de la régulation par les marchés financiers. Les luttes sociales contre la précarisation en Europe, aux États–Unis, en Corée modifie les équilibres politiques. La convergence des mouvements écologistes, de femmes, de consommateurs, de paysans, de travailleurs à Seattle4.
Les contradictions du néolibéralisme ont leur prolongement dans les situations urbaines. La redistribution des richesses a fonctionné des pauvres vers les riches. La pauvreté est toujours liée à la question des inégalités et à celle des discriminations. La pauvreté s’écarte des centres villes et de leurs abords ; les pauvres quittent peu leurs lointains quartiers et se dissimulent ou se fondent quand ils viennent « en ville ». La deuxième contradiction concerne la question écologique. La prise de conscience écologique est liée aux catastrophes majeures : Bhopal, Tchernobyl, Seveso, etc. Le débat est ouvert de savoir si on peut, et s’il faudrait, prolonger le modèle productiviste à partir des industries vertes et de la production de technologies environnementales ou s’il faudrait passer à des modèles et à des formes de croissance totalement différentes. Ce débat aura des conséquences considérables sur les politiques urbaines. La troisième contradiction, essentielle, est la question de la guerre. Entre 1 à 2 milliards de personnes dans le monde vivent dans des régions en guerre classique ou en guerre civile, ce qui engendre de graves conséquences. Les guerres urbaines ont pris des formes nouvelles et modifient totalement le cours de la pensée urbaine. On ne planifie pas de la même manière une ville selon que la région est en guerre ou en paix. La quatrième contradiction est celle de la sécurité6. L’insécurité augmente dans les villes :
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insécurités sociale, de l’emploi et du logement ;
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insécurité écologique ;
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insécurité civique liée aux conflits et aux rapports à la violence.
La réponse à cette insécurité est devenue un des facteurs essentiels de la gestion urbaine. Elle prend la forme d’une idéologie sécuritaire et de « la tolérance zéro ». Elle accompagne la montée en puissance d’idées extrêmement dangereuses comme celles qui avancent que les inégalités sociales seraient liées aux inégalités génétiques ou encore que l’insécurité commence avec l’incivilité, ainsi que l’avait popularisé l’ex-maire de New-York.
Ces débats trouvent leur écho dans le champ des politiques urbaines. Habitat II à Istanbul7. a fait émerger de nouvelles propositions. Parmi les idées en gestation, citons :
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le développement durable,
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le droit au logement,
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la pluralité dans les approches foncières,
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le financement de l’urbanisation,
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les modalités de la gestion urbaine,
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l’importance des associations,
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la reconnaissance des municipalités comme acteurs stratégiques.
De nouvelles possibilités existent pour la définition des politiques urbaines. Elles dépendent en grande partie de l’importance des mouvements sociaux urbains. L’espace des acteurs de la transformation urbaine se réorganise entre :
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l’État, contesté mais toujours présent,
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et les habitants, considérés suivant le cas comme des sujets, des clients, des consommateurs, des usagers ou des citoyens, d’autres intervenants cherchent leur place
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les municipalités gagnent en autonomie ; elles relient le local et le territoire ; elles affirment leur représentativité en tant qu’institutions locales et de proximité,
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les associations s’affichent comme la forme organisée de la société civile ; elles rappellent les intérêts des habitants et l’exigence de leur participation dans tout processus démocratique,
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les entreprises s’imposent à l’espace public ; elles rappellent l’importance de la production et s’approprient le monopole de la « bonne gouvernance » ; elles portent la rationalité de la gestion des réseaux et des services ; elles correspondent à plusieurs logiques comme le montrent les nouvelles formes d’acteurs de l’économie sociale et solidaire.
Les mouvements sociaux urbains s’imposent comme nouveaux acteurs de la transformation urbaine. Pour résister et améliorer leur situation, les habitants s’organisent pour lutter (syndicats, associations de locataires…), pour expérimenter et agir (associations de solidarité, d’insertion, de développement), pour accéder au pouvoir (partis, associations citoyennes). Cette situation n’est pas nouvelle et n’est pas propre aux mouvements urbains. Les mouvements sociaux urbains sont de plus en plus importants et sont en mutation. Ils combinent les revendications des droits dans les villes et des droits à la ville. Les mouvements de luttes sont porteurs de pratiques nouvelles. Les habitants de certains quartiers parviennent, à la suite de luttes et de négociations, à imposer leur sécurité foncière et à éviter d’être déplacés. La sécurité foncière ouvre toujours une phase d’amélioration urbaine interne au quartier, donnant un rôle important aux associations et à des prises en charge de l’aménagement du logement et du quartier par des formes d’autoproduction des habitants.
Le soulèvement populaire dans les banlieues françaises remet sur le devant de la scène l’importance des luttes urbaines. Cette révolte retrouve quelques caractéristiques des révoltes récurrentes depuis celles de Los Angeles, dès les années 1980, puis celles de Birmingham dans les années 1990. Elles illustrent les conséquences des politiques néolibérales en matière de chômage et de pauvreté, de l’interaction entre inégalités, discriminations et racisme. Elles renvoient aussi à l’explosion des contradictions Nord-Sud dans les villes européennes.
On voit aussi apparaître, dans ces nouveaux quartiers, des nouvelles formes de démocratie locale qui se prolonge notamment par l’accession de ceux qui ont mené la lutte à des responsabilités municipales. Les mouvements sociaux urbains sont porteurs de nouveaux projets de transformation sociale. Ils se renouvellent à partir de leur participation au mouvement altermondialiste caractérisé par la convergence des mouvements sociaux et citoyens autour d’une orientation commune, celle de l’accès pour tous aux droits fondamentaux, à la paix et à la démocratie.
La crise et les politiques urbaines
Le débat stratégique concerne le rapport entre la situation actuelle, et son urgence, et la transformation sociale, et ses objectifs à long terme. Dans le cas des politiques urbaines, la réponse immédiate consiste à investir dans les villes pour sauvegarder les habitants, lutter contre la pauvreté et défendre les libertés. La réponse à long terme consiste à définir le futur des métropoles et les nouvelles politiques urbaines. Il faut pour cela revenir à la confrontation entre trois sorties de la crise de la mondialisation ; entre trois visions du monde.
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La première sortie de crise est centrée sur la vision de l’« économie verte » défendue par la position officielle de la Conférence de Rio+20 que les mouvements sociaux et citoyens contestent totalement. Dans cette vision, la sortie de la crise passe par le « marché illimité » nécessaire à la croissance. Elle propose d’élargir le marché mondial, qualifié de marché vert, par la financiarisation de la Nature, la marchandisation du vivant et la généralisation des privatisations. C’est une extension d’un capitalisme dérégulé qui conduit à la catastrophe. Elle se concrétise par l’élimination de toute référence aux droits fondamentaux qui pourrait affaiblir la prééminence des marchés. Les politiques urbaines correspondantes sont dans le prolongement du modèle de l’ajustement structurel et de la ville libérale-mondiale accentuées par les réponses violentes aux résistances populaires. Les profits gigantesques concentrés dans les marchés de capitaux nourriront les blanchiments et la narco-architecture.
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La deuxième conception est celle du Green New Deal, défendue par Joseph Stiglitz, Amartya Sen, Paul Krugman et d’autres. C’est un réaménagement en profondeur du capitalisme qui inclut une régulation publique et une redistribution des revenus. Elle est peu audible car elle implique un affrontement avec la logique dominante, celle du marché mondial des capitaux, qui refuse les références keynésiennes et qui n’est pas prêt à accepter qu’une quelconque inflation vienne diminuer les profits. La situation nous rappelle que le New Deal, adopté en 1933, n’a été appliqué avec succès qu’en 1945, après la deuxième guerre mondiale. Les politiques urbaines correspondant à cette issue de la crise renoueront avec certaines des politiques de la période fordiste et néolibérale. Elles pourraient aller plus loin dans la mesure où les tenants de la modernisation sociale devraient s’appuyer sur les couches populaires et seraient plus à l’écoute des mouvements sociaux urbains. Elles trouveraient leurs limites dans la contradiction entre le productivisme du capitalisme vert et les contraintes de l’écosystème planétaire.
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La troisième conception est celle des mouvements qui étaient présents lors du Sommet des peuples à Rio8. Elle préconise une rupture, celle de la transition sociale, écologique et démocratique. Elle met en avant de nouvelles manières de produire et de consommer. Il s’agit de fonder l’organisation des sociétés et du monde sur l’accès aux droits pour tous et l’égalité des droits. Elle préconise les biens communs et les nouvelles formes de propriété, le contrôle de la finance, le buen-vivir et la prospérité sans croissance, la réinvention de la démocratie, les responsabilités communes et différenciées, les services publics fondés sur les droits. Cette rupture est engagée dès aujourd’hui à travers les résistances et les pratiques concrètes d’émancipation qui, du niveau local au niveau global, préfigurent les alternatives. Les politiques urbaines de cette issue à la crise sont à inventer. Elles sont préfigurées par les recherches d’alternatives au niveau des mouvements et de certaines autorités locales.
Les politiques urbaines spécifiques seront, suivant les cas, une articulation des trois modèles de référence, le modèle de la financiarisation accentuée, celui de la régulation du green new deal, celui de la transition écologiques, sociale et démocratique. Pour les mouvements sociaux et citoyens, il s’agit de s’unir largement contre la financiarisation et, sans négliger les améliorations portées par une régulation et une modernisation sociale, celle du green new deal, de poursuivre par les pratiques, l’élaboration et les mobilisations la nécessité d’une rupture vers un autre monde possible.
Dans ce contexte général, les politiques européennes ont une spécificité. L’Europe est aujourd’hui un des maillons faibles dans la crise. C’est là que se combinent la crise économique et la crise géopolitique. Au niveau économique, l’affrontement entre les marchés financiers, qui veulent garder leurs privilèges, et les résistances populaires contre les plans d’austérité prend des formes exacerbées. C’est là que se joue l’affrontement entre les marchés financiers et les mouvements sociaux et citoyens. Au niveau géopolitique, l’Europe est au centre de la crise de l’hégémonie occidentale. L’Europe n’est pas plus pauvre, mais elle est en passe d’être déclassée. Ce qui se traduit par une crise symbolique et un désenchantement. Comment en effet penser son identité quand on sait qu’on ne sera plus au centre du monde. Une des réponses s’exprime dans les crispations identitaires, xénophobes et racistes. Elle renvoie aux politiques de développement et urbaines du néo–conservatisme. Mais cette issue n’est pas fatale. Rappelons nous, comme le disait Höderlin9, que « là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve ». Une autre réponse consiste à accepter de penser un autre monde, de participer au changement du monde. L’Europe peut contribuer à inventer de nouvelles politiques urbaines par la réinvention de la démocratie et la garantie des libertés individuelles et collectives, l’accès aux droits pour tous, la passion de l’égalité en Europe et dans le monde, l’invention d’une nouvelle modernité, celle de nouveaux rapports entre l’espèce humaine et la Nature.
1 Gustave Massiah, L’aventure de la ville, Revue La Recherche, 1990
2 Gustave Massiah et Jean François Tribillon, Villes en Développement, Ed. La Découverte, 1988.
3 Frank Lloyd Wright (1867–1959) est un architecte et concepteur étatsunien. Il est l’auteur de plus de quatre cents projets réalisés : musées, stations–service, tours d’habitation, hôtels, églises, ateliers, mais principalement des maisons qui ont fait sa renommée.
4 Habitat I a été la première Conférence Internationale sur l’Habitat Humain à Vancouver en 1976 dans le cadre du mandat reçu par l’Assemblée générale des Nations–Unies pour la promotion de la durabilité écologique et sociale des villes.
5 John Turner, Le logement est votre affaire, Ed. Le Seuil, 1979 (édition anglaise 1976).
6 En novembre 1999, les mobilisations contre l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) à Seattle ont été massivement médiatisées, représentant un tournant pour les mouvements sociaux. marque une étape dans la remise en cause de la direction néolibérale de la mondialisation.
7 Gustave Massiah, Soulèvement populaire dans les banlieues et idéologie sécuritaire, Aitec, 2005. Alain Bertho, Le Temps des émeutes, Ed Bayard, 2009. Laurent Mucchielli, Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, Ed. La Découverte, 2002.
8 Habitat II est la deuxième conférence des Nations–Unies sur l’habitat humain qui s’est déroulée en juin 1996 à Istanbul (Turquie).
9 Le Sommet des Peuples à Rio s’est déroulé du 15 au 22 juin 2012.
10 Friedrich Höderlin est un poète allemand du 18ème siècle.
Références
Otilia Arantes, Erminia Maricato, Carlos Vainer, A cidade do pensamento único, Editoria Vozes, 2000, Petrópolis
Cités et Gouvernements locaux unis (CGLU), Document d’orientation politique sur la planification stratégique, 2010
Durand–Lasserve Alain et Tribillon Jean–François, Quel habitat pour demain ? Les pratiques émergentes pour les plus démunis, rapport non publié, 2002
Le Bris Emile et Massiah Gustave. « Des villes aux mégapoles ». (in) Le Monde des Villes, dir. Thierry Paquot. Editions Complexes 1996
Lefebvre Henri. La Production de l’espace. Ed Anthropos. 1974
Lieberherr–Gardiol Françoise. Urban sustainability and governance: issues for the twenty–first century. International Social Science Journal n°59. Unesco. 2009
Massiah Gustave, Tribillon Jean–François. Villes en développement — Essai sur les politiques urbaines dans le tiers monde, La Découverte, 1988
Paquot Thierry. La ville et l’urbain : l’état des savoirs, ed. La Découverte, 2000
UN Habitat. Planning sustainable cities: Global Report on Human Settlements, 2009
Pour consulter le PDF du du numéro 7 de la collection Passerelle