La monnaie de tous les jours
Séquence 1.1 du MOOC
Jérôme Blanc, novembre 2017
Cette séquence s’intéresse à la monnaie de tous les jours : qui la produit, comment elle est émise, sous quelle forme est-elle émise et utilisée, et surtout les tensions qu’elle incorpore, entre bien public et bien privé.
À télécharger : 1_clefs_de_comprehension_de_la_monnaie_de_ses_fonctions_de_son_role_de_lien_social_support.pdf (510 Kio)
Deux grandes formes de la monnaie : Monnaie manuelle et monnaie scripturale
La monnaie du quotidien est à plus de 90 % de la monnaie scripturale, c’est-à-dire une monnaie inscrite sur des comptes bancaires.
Le reste, c’est de la monnaie manuelle (billets, pièces). Leur importance varie selon les pays : relativement faible en France, fort en Allemagne (billets de 500 euros par exemple).
Il semble y avoir un mouvement historique de « dématérialisation », dont l’achèvement n’est cependant pas certain. En Europe, ce processus est engagé par les pouvoirs publics, par des mesures de petits pas comme l’abaissement de plafonds au-dessus desquels on ne peut pas utiliser les billets. Cela n’évince pas radicalement la monnaie manuelle mais réduit l’étendue de son usage. Dans d’autres cas, on observe des tentatives de dématérialisation qui produisent une grande violence contre la société : cf. le cas de l’Inde en 2016-17
Pour finir sur la monnaie scripturale, on peut dire que celle-ci est aussi « matérielle » : elle suppose des outils techniques matériels et une dépense d’énergie. En outre, elle pose le problème majeur de la traçabilité complète des flux monétaires, et donc celui d’une surveillance renforcée de la population.
La création monétaire
Pour l’essentiel, la monnaie aujourd’hui est créée par des opérations de crédit bancaire. Lorsqu’une banque fait un crédit à un client, elle crédite son compte et cela crée de la monnaie. C’est en apparence très simple. Mais la création n’est pas faite à partir de rien (« ex nihilo ») car le crédit est réalisé en contrepartie d’une créance sur le client, qui est un droit sur la richesse qu’il produira. Le crédit est fourni moyennant le paiement d’un intérêt sur le capital. C’est un point essentiel, qui signifie que l’emprunteur doit faire croître ses revenus pour rembourser l’intérêt. Il y a donc ici une pression à la croissance économique du fait même de la nature de la création monétaire.
Les banques sont en concurrence pour la création monétaire (puisqu’elles sont en concurrence pour les clients et donc pour les crédits). Mais, vu globalement, seul le système bancaire peut créer de la monnaie. Il y a donc un monopole bancaire sur la création monétaire. Les banques sont inscrites dans un système dont la tête est la banque centrale. Celle-ci émet sa propre monnaie (la « monnaie banque centrale ») qui circule entre les banques. C’est une forme de monnaie ultime. Il faut relativiser cette situation : elle est très datée historiquement. On verra dans la 3e séquence de cette séance que, historiquement, d’autres formes de création monétaire ont existé.
C’est au pouvoir souverain qu’il revient effectivement de définir le nom de l’unité de compte, les symboles monétaires (images sur les moyens de paiement manuels) ainsi que le régime de change (de fixe à flottant). Mais le pouvoir souverain délègue aussi une partie de ses prérogatives à la banque centrale. La banque centrale mène la politique monétaire (principalement par l’utilisation du taux d’intérêt pour jouer sur l’activité économique en rendant les crédits plus chers ou moins chers) et elle contrôle plus ou moins la création monétaire des banques commerciales. Les banques centrales sont aujourd’hui des organisations publiques ou privées généralement indépendantes des pouvoirs politiques et dotées d’une mission précise (en Europe, la « stabilité monétaire »). On peut remarquer que la BCE (Banque Centrale Européenne) est assez particulière car elle est non seulement indépendante, mais elle n’a pas non plus de comptes à rendre au-delà d’une simple présentation trimestrielle et annuelle, très formelle, de sa politique auprès du Parlement européen. Il y a en cela une absence de réel contrôle démocratique de la BCE.
Cette absence de contrôle démocratique, et le fait que la banque centrale soit d’autant plus éloignée des préoccupations des citoyens qu’elle est européenne, joue un rôle non négligeable dans la volonté de groupes de citoyens de se « réapproprier » la monnaie.
La monnaie entre un bien public et un bien de réseau
La monnaie est un bien public au sens où il s’agit d’une infrastructure nécessaire pour le déploiement de l’activité économique. Son existence sert donc les intérêts de tous. C’est aussi un « bien-réseau » car son utilité croît avec sa diffusion (comme le téléphone ou le langage).
Il existe une contradiction dans l’existence même de la monnaie entre cette nature de bien public et de réseau et sa création et sa gestion par des organismes privés, que sont les banques, comme on vient de le voir. Les banques en effet créent et gèrent la monnaie dans le but de leur propre profit – cela peut aller dans le sens de l’intérêt général, mais rien ne permet de penser que les activités privées sont toujours compatibles avec l’intérêt général (notamment du point de vue de l’orientation de leurs financements, comme on le voit aujourd’hui avec le financement bancaire d’activités incompatibles avec la lutte contre le réchauffement climatique). Ce point permet aussi de comprendre une partie de la volonté de groupes de citoyens de se « réapproprier » la monnaie : l’orienter prioritairement vers une utilité collective.
Il existe une autre contradiction dans la monnaie : c’est une contradiction entre son rôle de circulation (comme moyen de paiement) et la capacité des usagers à se l’approprier (c’est-à-dire qu’on la stocke pour épargner et projeter son pouvoir d’achat dans le futur).
Les tensions et contradictions autour de la monnaie
Entre sa nature de bien public, sa gestion et son émission privée ; entre son rapport à la souveraineté et sa délégation à des entités privées ; entre son rôle de moyen de paiement et son rôle de conservation de la richesse. Et tout ceci permet de mieux comprendre la volonté citoyenne de modifier cet ordre monétaire, en élaborant des projets monétaires associatifs et territorialisés qui sont destinés d’emblée à servir l’utilité collective. Sur cette base, on va voir par la suite, ce que dit la théorie de la monnaie et, à ce titre, ce qu’apportent les monnaies complémentaires.
Références
Aglietta Michel, « Whence and Whither Money? », in The Future of Money, Paris, OECD, 2002, p. 31 72. Version française. Accès au document
Blanc Jérôme, « Usages de l’argent et pratiques monétaires », in Steiner Philippe, Vatin François (dir.), Traité de sociologie économique, Paris, PUF, « Quadrige », 2009, p. 649 688. Accès à une version auteur