Logement : les nouvelles fissures européennes

Frederik Spinnewijn et Marc Uhry, 2008

Partout en Europe, le même cri d’alarme, qui dépasse désormais le cadre des habituelles indignations associatives. Partout le prix du logement dérape, laissant les habitants exsangues. Partout les conséquences ultimes des dérèglements que sont la rue, les cabanes, les squats de misère ne s’effacent pas, comme le sang de lady Macbeth, par quelques lavements caritatifs. Au mieux, l’exclusion liée au logement stagne. Partout aussi, les différents modèles de logement social sont éprouvés, les politiques publiques de régulation apparaissent trop ringardes pour être même envisagées. On frise la paralysie.

Mais partout aussi, l’ampleur de la crise pousse une gamme croissante d’analystes et de décideurs à considérer qu’il est désormais temps d’intervenir sur les causes structurelles du mal-logement. Les dépenses publiques antalgiques intervenant pour pallier la fièvre sociale n’empêchent pas les systèmes de se gangrener, mettant en péril non seulement un besoin individuel fondamental, mais aussi l’organisation collective des villes, la stabilité sociale et la santé économique déjà chancelante des pays européens.

C’est au moins à l’échelle européenne que le problème se pose et c’est nécessairement à cette échelle qu’il sera résolu. La volatilité des capitaux, les stratégies monétaires et fiscales, les champs de l’intervention publique imposent des dispositions d’envergure continentale. Pourtant, les pays européens n’ont ni la même histoire, ni le même rapport au logement, ni les mêmes dispositifs correctifs des marchés, ni la même relation à l’exclusion. La manière d’envisager la crise peut paraître luxueuse en France, rapporté à d’autres pays européens.

Dans 18 pays européens, soit une large majorité, le parc de logement social est inférieur à 10 % des résidences principales1. Il est le plus souvent adressé à des publics-cibles – pas nécessairement les plus vulnérables- et ne joue pas un rôle réellement structurant dans l’intervention publique.

La France connaît le ratio le plus important de logements pour mille habitants : 513 contre 332 en Pologne. Depuis 1986 (nous écrivons avant l’adoption de la Loi Boutin), les locataires français n’ont pas vu régresser leurs protections légales, alors que cela a été le cas dans plusieurs pays, principalement dans les anciennes républiques populaires.

Les pays historiques d’émigration n’ont pas de tradition de l’intervention publique en matière d’habitat et jouent aux apprentis-sorciers, subissant de terribles contre-coups. L’Espagne dispose de 1 % de logements sociaux, presque exclusivement en accession à la propriété. Il faut dire que presque neuf logements sur dix y sont habités par leur propriétaire. C’est incompatible avec les besoins de mobilité, avec des mouvements migratoires qui s’inversent, et surtout, avec les ressources financières des ménages.

La part du budget des ménages consacrée au logement est nettement plus importante dans les pays de l’Est, en Espagne, au Royaume-Uni, qu’en France. La crise actuelle du crédit se traduit au Royaume-Uni par une crise immobilière lourde de conséquences sociales. Cette valorisation de la propriété pose des problèmes d’accès au logement, notamment pour les jeunes. En Espagne, les prix ont explosé plus qu’ailleurs, le gouvernement a libéré du foncier et levé « les carcans administratifs qui pesaient sur l’économie ». Pendant trois ans, le miracle espagnol de la construction neuve a fait se pâmer toute l’Europe de la dérégulation, mais la bulle spéculative liée aux constructions touristiques s’effondre, entraînant avec elle l’économie, sans que les besoins sociaux aient été résolus.

A l’Est, ce sont les problèmes de qualité qui dominent et l’incapacité largement partagée des ménages à assumer les frais de maintenance de l’immobilier. En Lettonie, où les loyers ont augmenté de 50 % par an ces dernières années, un député a estimé que « lorsque les ménages donnent tout le revenu de leur travail à leur propriétaire, ne conservant que de quoi travailler encore, c’est une forme de retour à l’esclavage ». En Slovénie, il n’y avait jusqu’à il y a dix ans qu’un seul motif d’expulsion, l’impayé. Depuis il s’en rajoute un par an.

Au Royaume-Uni, le mythe du « tous propriétaires » a du plomb dans l’aile. Sur les 16 millions de propriétaires, 11 millions ont un emprunt en cours et parmi ceux-là, le nombre de personnes qui sont confrontées à des incidents de paiement a augmenté de 29 % en un an2 et le nombre d’expulsions pour reprise (repossessions) de la part des banques a augmenté de 75 %. La propriété individuelle s’avère n’être qu’une position risquée de débiteur permanent d’une banque.

Dans cette disparité, l’important est d’identifier les éléments structurants de la crise, à partir desquels il sera possible de bâtir des politiques publiques utiles à tous, sans fantasmer un modèle unique, inapplicable.

Quatre éléments paraissent déterminants, en Europe, dans la crise du logement et la crise des politiques publiques de l’habitat.

Tout d’abord, la superposition est croissante entre précarité socio-économique et difficultés de logement. Jusqu’au début des années 1980, les pauvres sont plutôt âgés, ruraux, propriétaires de logements de mauvaise qualité. Depuis, comme dans l’ensemble des pays du monde, la pauvreté a migré vers les villes. Elle est plus jeune, plus sensible aux variations du système logement, notamment celles du marché. Les pauvres propriétaires sont moins sensibles à l’évolution des prix que les pauvres locataires ou sans logement.

Et justement, à la faveur des dérégulations, voire des incitations fiscales qui traversent l’Europe pour doper les prix d’un secteur très créateur d’emploi, les prix du logement augmentent de manière très rapide depuis dix ans, partout en Europe, que ce soit à l’achat ou à la location. C’est le deuxième phénomène structurel. Dans un contexte d’épuisement des politiques d’aménagement du territoire, l’étalement et le mitage urbains se sont encore accentués, favorisant ainsi les spécialisations sociales, autrement dit, la ségrégation. C’est mécanique : plus il y a de place, plus les quartiers sont spécialisés. La manifestation lourde de la crise dans tous les pays est cette crise des prix, de la mobilité résidentielle, de la mixité sociale.

En France, le turn-over dans le logement social est lent. La construction annuelle de nouveaux logements est insuffisante. Ces deux facteurs combinés ne facilitent pas l’entrée de nouveaux ménages dans le parc locatif social. Sur le fond, voilà ce qui laisse les personnes vulnérables à la rue et les politiques de traitement de l’urgence qui font l’objet de toute l’attention politique du moment ne pourront qu’écoper petitement cette barque percée.

Pendant ce temps, le Royaume-Uni a connu un important mouvement de population depuis les villes industrielles sinistrées du nord-ouest, vers le sud-ouest dans ce continuum urbain qu’est devenue l’embouchure de la Tamise. Les politiques cosmétiques d’amélioration des procédures d’attribution ou de production marginale de logement social ne répondent pas à la hauteur de l’enjeu. Les Britanniques en ont pris conscience et Gordon Brown a annoncé en juillet 2007 la création de dix villes nouvelles, pour donner une forme à ce chaos dangereux, où le marché commence à sentir des effets similaires à ceux des subprimes américains. Le Royaume-Uni connaît un nouvel intérêt public et politique pour l’intervention publique en matière d’habitat et, suite à la vente massive de logements sociaux, une mobilisation a émergé pour limiter cette tendance.

Troisième phénomène : la régression des protections juridiques. Dans les pays de l’Ouest, c’est principalement à travers le renoncement progressif aux spécificités du logement social que s’effectue la régression des statuts locatifs. Dans les douze pays d’Europe centrale et orientale, ce sont des réformes légales et jurisprudentielles qui mettent à mal les protections dont les habitants jouissaient, que ce soit en termes de coût du logement, de protections statutaires ou de normes de qualité. Pourtant, le pays qui a connu la crise la moins sévère, l’Allemagne, est celui où les protections locatives sont les plus fortes (même si les réformes du logement social ont fragilisé la situation de nombreux locataires) : dans le parc privé, les baux sont à durée indéterminée, transférables par héritage. Les prix sont réglementés et un taux maximum de rendement locatif est fixé, dont le dépassement entraîne des sanctions pénales. Les autres pays qui s’en sortent sont aussi ceux qui offrent le plus de protection : Danemark, Finlande etc. L’idée selon laquelle la baisse des protections doperait la construction n’est fondée sur aucune étude ; les mécanismes assurantiels existent. C’est une posture idéologique qui s’habille de pragmatisme. Il y a en tout cas ici nécessité de travailler collectivement la question du rapport entre droits fondamentaux et marchés. C’est le cas pour le logement, pour les soins, pour l’instruction. Et c’est désormais une nécessité collective introduite par la Directive services (Bolkestein) qui sépare les services d’intérêt général des services marchands, mais sans préciser ce que sont les services d’intérêt général. Il y a ici un enjeu capital dont la société civile doit se saisir.

Dernier élément structurant de la période récente, l’évolution de l’intervention publique de l’aide à la pierre à l’aide à la personne. Plutôt que d’immobiliser des sommes importantes dans le bâtiment, les pouvoirs publics préfèrent laisser la production au marché et en dépanner les victimes. Toutes les évaluations de ces politiques concluent à la perte de maîtrise de l’efficacité des dépenses publiques. Ce qui est construit et où cela est construit ne vise plus à répondre à la demande sociale mais à la demande solvable. Cette politique s’est avérée un puits sans fond pour les collectivités qui doivent aider de plus en plus lourdement les ménages à payer leurs loyers. En France, les dépenses d’aide individuelle au logement (AL, APL) augmentent de 500 millions à 1 milliard d’euros chaque année, pour atteindre 14 milliards en 2007, qui se répartissent à égalité entre logement social et parc privé, alors que l’aide au logement social n’est que de 3 milliards. Le Royaume-Uni, l’Italie, l’Allemagne, mais aussi les pays d’Europe du Nord sont touchés par ce syndrome de l’aide à la personne, qui permet dans un premier temps de drainer de l’argent privé sur la construction, donc de limiter les dépenses. Mais le marché est monté et les dépenses ont bien dû suivre pour ne pas asphyxier les locataires. Comme le soulignait le rapport Bloch-Lainé (Commissariat au Plan en France), dès 1981, soit trois ans après le changement de modèle : « L’Etat paie toujours mais ne fait plus de logement ». Mais il est très difficile de revenir en arrière ; les locataires ne sont pas en mesure de faire face aux loyers d’un marché qui ne s’alignera pas sur la solvabilité de la demande. Le budget public étant grevé par ces dépenses obligatoires, les seules marges de manœuvre résident dans les dépenses différées que sont les mesures de défiscalisation. Désormais, les Etats aident les riches, sans contrepartie, en espérant que cela profite aux pauvres.

Le Conseil de l’Europe a condamné la France pour la médiocrité de ses politiques publiques de l’habitat (art.31 de la Charte sociale révisée), sur le logement social, la lutte contre l’insalubrité, l’hébergement d’urgence et les discriminations.

Pourquoi une condamnation ? Parce qu’il ne s’agit pas ici d’orientations sans conséquences. L’absence d’excellence dans les politiques de l’habitat et l’incapacité à lire les problèmes structurels et à engager les moyens propres à y répondre se traduisent dans tous les pays d’Europe par des situations inacceptables sur un plan éthique, dangereuses sur un plan social et politique.

Le logement est un des indices les plus pertinents de l’état des articulations ou des confrontations entre droits individuels et logiques marchandes, entre respect de l’initiative individuelle et protections collectives. La crise actuelle, qui traverse l’Europe avec des éléments communs et d’autres hétérogènes, nous enjoint de trouver des solutions communes mais respectueuses des réalités locales. Voilà donc à la fois l’occasion de régénérer notre organisation socio-économique et d’inventer un modèle de construction européenne.

Enthousiasmante perspective !

Alors, au boulot…

1 Pour le détail des informations évoquées ici

2 Source : Council of Mortages Lenders

Références

Cette fiche a été initialement publiée dans le n°1 de la Collection Passerelle. Vous pouvez retrouver le PDF du numéro Europe : pas sans toit ! Le logement en question