Les limites de la ville intelligente
Jean DANIELOU, 2014
Cette fiche présente les limites de la ville intelligente, c’est-à-dire la nécessaire contradiction entre l’augmentation du volume de données et la minimisation de l’usage de ces données. Comment dès lors préserver la vie privée ? L’intérêt des données prédictives peut-il échapper à la marchandisation et à la surveillance généralisée ? Cette fiche replace le débat de la ville intelligente dans celui de la gestion et de l’utilisation des Big Data : la peur de Big Brother n’est jamais loin de ce type de réflexion.
La numérisation des territoires, l’augmentation du nombre de données faisant signe vers une meilleure connaissance de l’environnement urbain, la possibilité que les citoyens puissent obtenir plus d’informations mais aussi en produire de façon à être mieux intégrés aux processus de l’action publique sont autant d’objectifs et de promesses avancées lorsque l’on évoque la ville intelligente. Cela dit, à rebours de cette conception qui fait de la ville intelligente la solution aux enjeux urbains du XXIe siècle, il est possible de pointer certaines dérives possibles liées au déploiement de ces nouvelles technologies dans l’environnement urbain.
Un contrôle accru exercé sur l’individu
La manipulation quotidienne d’interfaces numériques laisse de nombreuses traces involontaires qui sont autant de données nourrissant ce que Frédéric Kaplan a appelé le « minerai biographique1 ». L’exploitation de ces données personnelles produites involontairement permet de restituer des profils comportementaux qui peuvent faire l’objet ou d’une marchandisation (dans une optique de ciblage marketing) ou d’une utilisation à des fins de surveillance (politique de sécurité qui passe par l’observation des comportements individuels). La régulation de l’usage des données personnelles suppose donc la possibilité de diviser les données en fonction de leur nature (personnelle ou public ; produites volontairement ou laissées inconsciemment), et d’en normer l’usage relativement à la nature qui leur sera attribuée. Il est manifeste, qu’outre les débats autour des Big Datas et de l’Open Data se pose la question du statut attaché aux données traitées. Quels outils et quelles procédures permettent d’anonymiser, voire de supprimer, l’accès aux données personnelles ? Cette question est d’autant plus légitime qu’une donnée apparemment insignifiante en soi peut, dans l’hypothèse où émergeraient des tableaux de bords centralisant l’ensemble des données urbaines (Urban Operating Systems), être corrélée à d’autres et servir une politique de surveillance des individus. Par exemple le compteur Linky développé par ERDF, en détaillant la consommation électrique d’un foyer, peut permettre à l’instance récupérant ces informations, en plus de connaître le détail d’une consommation en électricité, de savoir si les personnes se sont absentées de leur domicile, si elles reçoivent d’autres individus, etc. Les données d’un secteur (l’énergie ici) sont susceptibles d’en renseigner un autre.
Toutes les interactions peuvent-elles être traduites en données?
« La multiplication des systèmes intelligents usant d’un même canal pour diffuser, agréger et transmettre des informations qualifie un certain type de données, capables d’être codées et de transiter via le canal de diffusion, et disqualifie d’autres données que l’on pourrait dire « vernaculaires » ou encore « locales », fruit d’une interaction sociale qui tend alors à ne plus être prise en compte. Cette concurrence des systèmes d’interaction soulève la question de l’échelle pertinente du traitement de l’information. […] Au niveau micro, l’information est « brute », elle n’est plus donnée, elle est obtenue en usant des liens de solidarité qui ne sont pas nécessairement pris en compte par les agrégateurs (logique bottom up)2 ».
La ville intelligente limite et circonscrit les formes d’interactions susceptibles d’être intégrées dans la boucle informationnelle. Le propos de Dominique Boullier pointe le fait que la ville intelligente, en tant que système de transformation de l’ensemble des activités urbaines en données informatisées, perd nécessairement ce que Michel Serres a appelé le « bruit de fond3 ». Il est possible d’envisager le fait que la ville intelligente prenne de moins en moins compte de certaines formes de relations sociales, en favorisant la simple mise à disposition de données qui disqualifie la recherche d’informations et les liens de sociabilité qu’une telle recherche peut susciter.
Gouverner le risque et existence du risque systémique
La ville intelligente, en centralisant l’ensemble des informations relatives à l’environnement urbain qu’elle occupe, est en mesure de fournir une description fine de son territoire, et ce en temps réel. Cette compétence technique construit une forme de savoir qui, du fait du séquençage permis par l’obtention d’informations en temps réel, permet de dresser à court terme une gamme de scénarios prenant en compte une forte diversité de paramètres. Le lien entre la compilation de données sur un environnement et l’anticipation de son évolution passe par l’établissement de corrélations entre les données récoltées4. Cependant, pour permettre à ces prédictions de fonctionner, il est nécessaire de posséder un grand nombre d’informations. Cet objectif (l’augmentation du volume de données) est contraire à celui de minimisation de l’usage des données personnelles des utilisateurs d’interfaces numériques. Ce conflit entre régulation et manipulation massive des données traduit les contradictions inhérentes à la ville intelligente qui, pour pouvoir construire un gouvernement urbain cohérent, doit nécessairement définir en amont quel sera sa politique des données.
De plus, la ville intelligente, en connectant l’ensemble de ses systèmes techniques à un centre de commande (Urban Operating System) utilisable par un nombre restreint de spécialistes, s’expose au danger du risque systémique : « La création d’un objet technique sophistiqué dont la connaissance est circonscrite à un cercle de spécialistes empêche la possibilité de « bricoler » la ville intelligente. Autrement dit, toute reconfiguration du système de fonctionnement numérique urbain est indexée à un savoir qui n’est pas partagé. Outre cette restriction du savoir, la création d’un système numérique unifié connectant toutes les parties de la ville à un même réseau favorise le risque d’une panne généralisée. Si une partie du réseau est affectée, on peut supposer que c’est tout le système qui le sera. Il est possible de postuler une vulnérabilité numérique globale5».
1 Frédéric Kaplan, La métamorphose des objets, éd. Fyp, 2012.
2 Jean Daniélou, entretien avec Dominique Boullier
3 « Le bruit de fond de notre perception, sans aucune interruption, il est notre nourriture pérenne, il est l’air du logiciel. Il est le résidu, le cloaque de nos messages. […] Le bruit est l’air du logiciel, ou il est au logos ce qu’autrefois la matière était à la forme. Le bruit est le fond de l’information, la matière de cette forme ». Michel Serres, Genèse, éd. Grasset, 1982.]]
4 Kenneth Cukier, dans son article « Mise en données du monde, le déluge numérique », le Monde diplomatique, Juillet 2013, montre que la stratégie de la ville de New York en matière de prévention des risques d’incendie passe par l’agrégation et l’établissement de corrélations pour traiter la masse de données relativement au problème ciblé : « Les immeubles illégalement sous-divisés en parts locatives présentent plus de risque de partir en flammes. […] Elle [la ville] a créé une banque de données recensant les 9000 bâtiments de la ville, complétée par les indicateurs de 19 agences municipales : liste des exemptions fiscales, utilisation irrégulière des équipements. […] Les analystes ont ensuite tenté de dresser des correspondances entre cette avalanche d’informations et les statistiques relatives aux incendies survenus en ville ». La démonstration de K. Cukier tend à prouver le fait que de ces corrélations émergent des relations inattendues. Le modèle corrélationniste ne permet pas de connaître les causes d’un phénomène, mais favorise sa prédiction.
5 Jean Daniélou, entretien avec François Ménard
Para ir más allá
Un article de Paul-Henri RICHARD et Patrick LACLEMENCE sur les villes intelligentes et les BIG DATA