Les(petites) choses de la ville
Philippe Panerai, 2014
Issue du numéro 5 de la revue Tous urbains, cette fiche, à partir de l’exemple de Paris et Versailles, expose la mise en œuvre des politiques publiques pour attirer les touristes et, notamment, la problématique de la privatisation de l’espace public à des fins commerciales.
A l’angle de la rue Saint-Honoré et de la place du Palais Royal, la Brasserie du Louvre occupe un endroit stratégique et disposait jusqu’à il y a peu de temps d’un avantage rare à Paris : une terrasse extérieure mais couverte sous le retour des arcades de la rue de Rivoli qui viennent ici former la façade de la place. Cette situation où la terrasse abritée de la pluie ou du soleil participe à la vie de la ville et profite du spectacle de la rue tout en y jouant son propre rôle, fait partie de ce qui pour beaucoup a fait le charme de Paris : ses cafés ouverts avec terrasses alors qu’à Londres, à Bruxelles ou ailleurs pubs, brasseries ou bierstrube ne vous autorisaient à boire qu’à l’intérieur, derrière des vitres teintées et dépolies masquant l’exemple répréhensible d’une consommation de boissons alcoolisées et de tous les excès qui en découlent. Depuis quelques décennies, l’Angleterre a assoupli ses horaires, remplacé le verre-vitrail dépoli par des vitres transparentes et autorisé la sortie des consommateurs sur le trottoir, de même en Belgique, en Rhénanie et ailleurs.
Et bien place du Palais Royal c’est l’inverse. La terrasse s’est retirée de l’espace de la ville. Une jardinière en bois laqué gris clair interdit l’accès à quatre des cinq arcades qui “appartiennent” à la Brasserie, seule la centrale reste ouverte car il faut bien entrer. La jardinière porte un rideau chétif de plantes vertes en plastique, genre balais retourné qui forme transition entre l’opacité absolue du bas (muret de 70 cm de haut déguisé en jardinière) et l’élégante clôture vitrée qui monte jusqu’à 2 m de haut fait alterner des bandes verticales de verre transparent et de verre sablé grâce auquel, si la lumière du dehors peut bien entrer, le regard, lui, est arrêté. Impossible en passant sur le trottoir de jeter un coup d’œil pour voir si un ami, une place libre… sauf à s’arrêter pour coller l’œil dans une bande transparente et paraître alors d’une indiscrète curiosité.
Vous me direz qu’après tout ce n’est pas si grave, que ce n’est pas le seul exemple et qu’il y en a bien d’autres qui comme La Closerie s’enferment derrière des plantes vertes. Et bien si, cela est grave, très grave car cela veut dire qu’avec un peu d’argent on se soustrait au regard des autres, on cultive son entre-soi dans l’espace même qui, public, devrait rester ouvert à tous ; on s’approprie un bien commun.
Mais que font nos édiles républicains ? Seraient-ils prêts pour quelques euros de plus à vendre encore davantage d’Autorisation d’Occupation Temporaire (AOT) de l’espace public. C’est le monde renversé : à Versailles vers la fin du règne de Louis XIV, les lieutenants de police intervenaient sans cesse pour faire respecter l’alignement et démolir les extensions et empiètements sur les voies que commerçants et bourgeois s’empressaient de reconstruire dès que le voyer avait le dos tourné. Aujourd’hui c’est avec la complicité des pouvoirs publics que quelques-uns accaparent un bien commun. Et après ça on vient encore dire que c’est dans les banlieues que l’on ne respecte pas les lois, et que, toutes ces femmes qui cachent leurs cheveux sous un voile, c’est un vrai défi à la République !
A propos de banlieue, avez-vous remarqué combien Versailles a rajeuni ? Depuis le film de Sofia Coppola on se croirait revenu non seulement à Marie-Antoinette mais à la Montespan. Tout est neuf. Il est vrai que la tempête de 99 a bien aidé à débarrasser le parc de tous ces arbres vétustes. Enfin on peut replanter des petits arbres qui laissent passer les vues et depuis la terrasse du château voir sans obstacle le Grand Canal, imaginer des bosquets ou des pergolas qui n’ont jamais existé, mettre du doré partout.
A Trianon tout est redevenu pimpant, avec de vrais-faux jardins potagers derrière les chaumières où nous allions jouer enfants, et plus loin, une fois passée la ferme, dans les grands enclos vides et sévères dont les grands arbres ont été abattus, on trouve des sangliers, des perruches, quelques rangées de vigne, bref de quoi attirer les touristes dans des lieux jusqu’alors désertés. Il ne faut pas laisser de lieux tranquilles propices à une promenade solitaire teintée de mélancolie. Tout doit être joyeux, animé et visité. Il est vrai que cela est aujourd’hui payant et qu’il faut bien que le touriste en ait pour son argent.
Le goût du doré ostentatoire s’étend jusque sur la façade côté ville. Depuis longtemps déjà on repassait régulièrement à l’or fin les pointes et les bagues des grilles de la place d’Armes mais tout cela restait dans un registre bas et somme toute assez discret. Aujourd’hui le touriste qui sort de la gare ou mieux qui arrive en voiture ou en car est frappé à plus de 800 m par le scintillement des toitures dont toutes les parties en plomb ont été dorées. Sans doute la France est trop riche. Déjà Vauban reprochait au Roi son goût des dépenses somptuaires. Il fut renvoyé sur ses terres pour cela. Mais l’on vous dira que c’est un investissement largement contrebalancé par le développement du tourisme et qu’après tout il faut bien faire des efforts et donner à ce vieux château un aspect un peu neuf pour rivaliser avec Disney.
L’Etat montrant l’exemple, la ville entend ne pas être de reste et à la faveur du secteur sauvegardé traque sans pitié tout signe qui ne fait pas XVIIe siècle. On redessine des façades à panneaux de brique sur des bâtiments qui datent du XIXe siècle, les candélabres ont un air “de style”, le pavé règne.
Sources
Pour consulter le PDF du du numéro 5 de la revue Tous Urbains