Brasilia a 52 ANS…

Philippe Panerai, 2013

Monde pluriel

Issue du numéro 1 de la revue Tous urbains, cette étude de cas sur Brasilia met en parallèle la ville en tant que projet et son évolution actuelle, laquelle se construit au gré des usages et des pratiques habitantes. Dès lors que l’habiter supplante le projet, de vitrine la ville devient territoire.

Brasilia est d’abord un rêve national né en 1823 dans l’euphorie de l’indépendance, puis une réalisation épique dont témoignent les discours qui vantent l’audace du projet politique de Kubitschek, l’urbanisme poétique de Lucio Costa, l’élégance de l’architecture d’Oscar Niemeyer, la compétence de l’aménageur Israël Pinheiro et l’émotion de l’inauguration le 21 avril 1960, trois ans après le jury du concours.

Rationnelle et un peu inhumaine, Brasilia est la ville du mouvement moderne, où toute chose a sa place grâce à une « setorização » rigoureuse : ici, tous les ministères, là toutes les banques ou tous les commerces, tous les hôpitaux puis tous les hôtels, sur un axe monumental qui croise les ailes résidentielles où s’alignent de chaque côté 7 rangées de 15 superquadras ; une ville dont le nom des rues : W3, L2 ou les adresses : SQS309-K font sourire.

Face au mythe, peu de voix discordantes : Brasilia est l’aboutissement du progrès. A peine si certains comme l’architecte-mathématicien Christopher Alexander y voit l’exemple d’une pensée en arbre niant la complexité de la ville1. La critique est reprise par l’anthropologue James Holston2 qui oppose la ségrégation fonctionnelle et la planification abstraite du Plan Pilote au dynamisme des cités satellites et des quartiers informels, fruits des luttes des habitants.

Si l’on refuse de réduire la ville à l’éternelle célébration des pères fondateurs, la promenade à Brasilia est l’occasion de poser des questions qui dépassent le seul cadre brésilien et d’affirmer quelques convictions sur l’aménagement des villes.

Aux franges du Plan Pilote, les habitants se sont emparés des maisons modernes assez minimalistes de Costa ou Niemeyer. L’accès automobile à l’arrière est devenu la rue qui donne l’adresse ; le parking est devenu garage en dur avec éventuellement à l’étage une courette haute et discrète où l’on peut laver et étendre le linge, prendre une douche, bricoler. A l’opposé de l’entrée, le séjour qui donnait par une loggia sur un jardin non-clos ouvert sur une promenade publique a mangé la loggia et enclos un jardin privé. Puis une nouvelle loggia est venue occuper une partie du jardin tandis que l’étage aussi s’épaississait. Enfin, chez les plus audacieux, la protection des arbres proches de la maison se traduit par la délimitation discrète d’un petit enclos au moyen d’une haie basse de cette petite plante à épines appelée couronne du christ. Ayant agrandi sa maison dans son jardin, l’habitant recrée devant chez lui un petit jardin amoureusement planté. Le voisin aussi, et le promeneur auquel on a laissé le passage va de surprise en surprise.

Être chez soi, ce n’est pas seulement l’agrément ou le confort du logement – encore que ce soit important – mais tous ces espaces intermédiaires où les habitants marquent les limites de leur territoire : ici privatif ou familial, là collectif ou de voisinage, puis public mais encore personnel – on est chez soi dans son quartier. Et habiter ne se réduit pas à résider, être immatriculé et électeur. On habite aussi le quartier où l’on travaille, celui où l’on a habité et avec lequel il reste des liens.

Au sud-ouest du Plan Pilote directement reliée par le métro, Taguatinga et ses voisines rassemblent plus d’un million d’habitants. Qui se rappelle à la sortie du métro, place de l’Horloge, la seule route goudronnée qui, il y a 25 ans, desservait quelques commerces de fortune et d’où partaient des chemins de terre battue distribuant d’interminables lotissements de maisons en planches ?

Année après année, à l’initiative des habitants et des moyens dont ils disposent, la ville se reconstruit sur elle-même. La maison en bois de deux pièces se durcit, les fers à béton en attente la transforment en immeuble familial avec au rez-de-chaussée commerce ou atelier. L’enrichissement familial suscite d’autres transformations, là un supermarché dont le propriétaire habite l’étage, ici un petit immeuble de services urbains.

Si on ne comprend pas ces logiques où se mêlent la nécessité, l’espoir, l’initiative, le bricolage, les contraintes de la géométrie et la culture de l’usage, la ville ne reste qu’un décor où la présence même des habitants devient gênante : trop pressés, trop bruyants, trop…

Mille autres lieux pourraient nous intéresser : la transformation des « invasãos », le détournement des parcelles agricoles, le bourgeonnement aux limites du District Fédéral, l’agrandissement des commerces des superquadras.

Le Plan Pilote a la forme d’un oiseau – ou d’un avion si l’on veut être plus moderne. Un oiseau de 12 km d’envergure, sur un peu plus de 9 km de long, de la gare ferroviaire à la place des Trois Pouvoirs : les dimensions du Paris intramuros, référence explicite de Costa pour qui Brasilia est une réplique moderne de Paris où les bordures plantées des superquadras reprennent le thème des boulevards parisiens tandis que les immeubles de six étages au-dessus du pilotis en réinterprètent le gabarit.

1 Christopher Alexander, “A City is not a Tree”, Architectural Forum, avril-mai 1965, no 122 ; trad. fr. « La ville n’est pas un arbre », Architecture, mouvement et continuité, novembre 1967, no 161.

2 James Holston, The Modernist City. An Anthropological Critique of Brasília, Chicago, University of Chicago Press, 1989.

Sources

Pour consulter le PDF du du numéro 1 de la revue Tous Urbains

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