L’automobile, de la sobriété à la civilité
Frédéric Bonnet, septembre 2013
Cette fiche met en exergue la contradiction entre la volonté des pouvoirs publics de réduire la place de l’automobile dans la vie quotidienne et les enjeux économiques (construction automobile), spatiaux (étalement urbain), et sociaux (facilité d’accès aux transports en commun, achat et entretien d’une voiture particulière…) liés à son usage. L’auteur propose ensuite quelques pistes de travail.
Pour mieux doser les relations entre organisation urbaine et voiture, en évaluer l’inertie, il faut préciser quelques contrastes, et envisager quelques paradoxes qui ne rendent pas la tâche facile. Plusieurs points se dégagent :
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Le discours sur la réduction de la place de la voiture contredit, dans bien des cas, celui du développement économique et de la volonté de maîtriser la désindustrialisation. En France, parler du recul de la voiture est une chose, c’est moins évident dans des territoires où une grande partie de l’activité repose sur la construction automobile. Non pas que l’issue ne soit pas certaine : les voitures de demain ne seront pas celles d’aujourd’hui, et les usines seront donc bien différentes. Mais dans une économie mondialisée, la concurrence est si féroce, le développement industriel si lent et onéreux, que la part de prospective nécessaire à toute entreprise ne peut céder le pas sur des logiques à court terme, avec une énergie encore peu chère et des besoins colossaux à satisfaire. Bref, on va continuer encore longtemps de construire des voitures.
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La forme du territoire a une inertie bien supérieure à l’évolution des modes de déplacement. Le réseau est très présent, puissamment ancré au sol. Il est déjà constitué, gigantesque, avec un taux de desserte très contrasté. Et il coûte fort cher, d’autant que le niveau d’exigence sur la qualité de service augmente. La ville étalée continuera à bénéficier d’un mode de déplacement en mailles serrées et hiérarchisées, léger et individuel, quelque chose qui ressemble à la voiture. L’usage de la voiture en mode diffus, aujourd’hui, est bien plus liée à des pratiques de cabotage successifs qu’à des questions de simple déplacement domicile-travail. L’individu gère au mieux ses espaces-temps : puisque ses destinations – écoles, commerces, loisirs, travail, services — sont dispersées, la voiture particulière permet un accès successif à ces lieux, d’autant plus aisé que dans l’immense majorité des situations urbaines, la fluidité du trafic la rend effectivement très performante. Dans ces conditions d’urbanisation diffuse, réduire la place de la voiture, c’est donc réduire l’accès aux services.
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Aujourd’hui, on se passe de voiture aux deux extrêmes des « déciles » de la population. Soit des revenus élevés et un lieu d’habitat urbain bien équipé et desservi autorisent à se débarrasser de la charge d’un véhicule, voire de renoncer totalement à l’automobile. Soit, à l’inverse, la faiblesse des revenus empêche l’acquisition, mais surtout l’entretien et l’utilisation d’une auto. Même si la voiture reste un marqueur social important pour certains, on commence, dans les projets urbains concertés, à voir des familles en grande difficulté qui ne souhaitent plus de garage, ni même de place de stationnement. Cela ne demeure possible que dans les quartiers et les villes bien irrigués par les transports publics. Si l’abandon de la voiture est pour certains envisageable, c’est moins simple pour un univers suburbain parfois paupérisé. Dans la Haute-Vienne, 15% des ménages de sont pas motorisés, des familles dont la faiblesse des revenus impose l’immobilité, ce qui, en des lieux où les services sont naturellement dispersés, conduit à des situations humaines dramatiques.
Tous ces points ont des conséquences très importantes sur la « contextualisation », la programmation et la formalisation des projets urbains, mais aussi immobiliers. En la matière, il faudrait considérer avec attention quelques pistes de travail :
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Renoncer progressivement à la dispersion des services et favoriser leur regroupement est une politique urbaine au moins aussi efficace que les tentatives de dissuasion du trafic automobile ou les politiques de transports.
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Une politique de localisation des lieux de destination n’est pas simplement une question de planification. Elle doit être associée à la recherche de qualités particulières des lieux desservis : espaces publics, relation au paysage, relation aux aménités existantes chaque fois que cela est possible, mais aussi formes architecturales hybrides.
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Cette invention nécessaire n’entre pas en contradiction avec une bonne optimisation des logiques constatées sur le positionnement des commerces en milieu diffus.
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Modérer l’impact économique de la voiture automobile, c’est interroger le caractère et la typologie des dispositifs physiques des vecteurs (voies, routes, rues,…), des stockages (cours, stationnements, silos,…) mais aussi de tous les liens entre lieux de la voiture et autres espaces (de la voiture au hall, du parking au jardin ou à l’escalier, etc.).
Que l’espace dédié ou largement induit par la voiture soit payé avec des budgets publics (rues, places et routes) ou avec des investissements privés, il représente un coût très lourd pour le citoyen et pour l’usager. Or, on peut moduler cela. Une première piste de modulation consiste à une meilleure et plus forte hiérarchie des voies. Une seconde piste de modulation, serait de promouvoir une densité relative plus forte. Cela optimise le coût de la voie, et l’efficacité de la desserte, et est propice aux synergies d’usages.
Cette option a ses limites. Bien souvent en effet, la capacité immobilière d’une parcelle n’est pas tant déterminée par la typo-morphologie (hauteur, proportion et composition, prospects) que par la capacité en stationnements, qui sature très vite le site. Moduler la densité impose donc d’inventer de nouvelles formes de stationnement, et de nombreuses alternatives existent : localisation mutualisée en des lieux situés à proximité, et mieux adaptés, favorisant le foisonnement en fonction des heures de la journée, positionnement sous l’immeuble en semi-enterré, mutualisation sous forme de silos, moins onéreux que les cuvelages obscurs et autres radiers noyés dans les alluvions détrempés. Enfin, troisième piste, comme beaucoup de villes le réalisent : concilier développement des transports publics et baisse des ratio de stationnement à la parcelle.
Comme toujours, ces solutions supposent une démarche de projet partenariale et multiscalaire : insérer chaque opération dans une vision d’ensemble pour localiser les automobiles là où cela est préférable, lier le dessin de la parcelle et de ses accès avec la réflexion fine sur la nature de l’espace public, partager des ressources et concrétiser cela sous forme contractuelle juridiquement acceptable, anticiper sur des usages. Dans le cas des parkings mutualisés, par exemple, la principale difficulté n’est pas tant dans l’usage et l’efficience du dispositif que dans le montage. Parce que les permis sont traités individuellement, chaque édifice doit disposer, de manière identifiée, de ses stationnements réglementaires. Il faut donc construire le silo avant que les opérations ne partent, ou accepter d’en différer légèrement la réalisation. Qui finance ? les collectivités ne sont plus vraiment à même de le faire, et les opérateurs traditionnels qui gagnent copieusement leur vie dans les zones les mieux fréquentées, ne sont pas nombreux à s’intéresser à des secteurs résidentiels moins rentables.
Concluons. L’usage de la voiture renchérit l’habitat, qu’il soit urbain dense ou plus diffus. Modérer la place de la voiture en ville, et à la campagne, est donc aussi un enjeu socio-économique, qui n’est pas dénué de paradoxes : même s’ils coûtent à tous, le réseau routier et la circulation automobile sont aussi des conditions de la dynamique urbaine, dans un territoire marqué massivement par cet héritage.
Les alternatives s’appuient toutes sur de nouvelles logiques de projet, transversales, multiscalaires, assemblant la planification et la conception des dispositifs, l’énergie privée et la vision politique. C’est un changement de culture, là où la voiture était le parangon de la sectorisation et de la croyance à la capacité technique de surmonter nos difficultés sociétales.
Références
Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n°2