Bulles de golf

Michel Lussault, 2014

Monde pluriel

Le rythme de promotion du golf, jeu très ancien, codifié et consolidé durant la révolution industrielle et de la ville, suit ensuite fidèlement le cours de la mondialisation, avec la surrection d’un véritable champ globalisé du golf depuis les années 1950. Son expansion mondiale semble même dépendre strictement de celle de l’urbanisation. D’abord parce que beaucoup de grands parcours sont inclus dans les périmètres des principales métropoles et mégapoles — et d’ailleurs la présence de parcours réputés est devenu un signe de succès, d’attractivité et de prestige métropolitains — ou au moins se situent dans une proximité topologique avec les grands bassins de clientèle.

D’ailleurs, il est plus facile, si l’on en possède les moyens financiers, de composer de toute pièce un paysage golfique idéal (comme on le fait au Moyen Orient de manière la plus spectaculaire qui soit) que de créer ex nihilo une bonne accessibilité. Celle-ci est systématiquement mise en valeur par les grands parcours, en compétition entre eux pour attirer le chaland solvable et les tournois réputés. Ainsi, à Dubaï ou à Abu Dhabi, les golfs bénéficient d’une connexion ultra-rapide avec les grands aéroports internationaux. Situés en général en position urbaine centrale ou péricentrale, ces parcours de prestige se tiennent en coprésence avec les Malls, les marinas et les autres aménités urbaines, en une conjonction qui est très rarement à ce point réalisée ailleurs — même si, entre autres, le golf de Pudong à Shanghai ou les parcours de Singapour possèdent aussi ces caractéristiques.

Une telle géographie s’explique aisément : la clientèle est quasiment exclusivement urbaine. Il est fini le temps du golf pratiqué comme une distraction de plein air par l’aristocratie châtelaine et les officiers et bourgeois aimant résider hors de la ville ; désormais ce sont avant tout les cadres, les dirigeants, les financiers, les stars du Show Business et du sport, les entrepreneurs à succès, tous acteurs et gagnants de l’urbanisation mondialisante qui fondent le prestige du golf, dont la pratique signale la réussite sociale.

Une des forces du golf repose sans doute sur le fait qu’y jouer signifie l’appartenance à une groupe d’affinité élective : celui formé par des personnes dotées d’une « bonne situation », car le golf, même s’il se diffuse, ne devient pas pour autant un sport populaire. Il se fonde sur un entresoi où prime le respect de règles de sociabilité et de pratique en apparence immuables — pratiques intrinsèquement spatiales, dont l’étiquette définit avec minutie les bonnes postures durant les phases de jeu, lors des déambulations, comme dans les prolongements après la partie. Tout cela dessine moins le portrait d’un jeu que d’un véritable rituel qui réunit des adeptes partageant croyances, valeurs et communiant dans le respect de normes.

Grâce à cela, la force de l’entresoi golfique est sans égal — elle n’est comparable qu’à celle des plus puissants des réseaux économiques, légaux ou non, et de ceux de la politique. Il n’est point étonnant que tout cela se recoupe ; le « Club House » et les « Greens » sont des endroits où se discutent et se concluent des affaires. Le golf fonde ainsi une communauté élective à la fois locale (celle des membres de chaque parcours) et mondiale, large (plus de 90 millions de joueurs) et élitiste.

Le golf constitue ainsi un des cas les plus aboutis de l’importance prise par les groupes d’affinités électives et par le désir des individus de s’affilier à de tels groupes. Cette socialisation se fonde sur la spatialité et sur la mise en avant, pour justifier la constitution et l’adhésion à un groupe, d’espaces communs de pratiques. Les affinités électives s’expriment par des usages spatiaux à la fois référentiels aux yeux de soi et des autres et signes d’appartenance au collectif.

Ainsi, le parcours de golf constitue une bulle, qui encapsule l’activité ritualisée, la sépare du mouvement habituel du quotidien, et la rend de ce fait même plus intense, de par cette mise à l’écart volontaire et provisoire à l’intérieur d’un espace exclusif. L’entrée dans la sphère ad hoc qui procure la sensation de franchir un seuil et l’encapsulation pour le temps consacré à la pratique donnent à celle-ci la solennité nécessaire. Un tel effet liminal doit être ressenti pour certifier qu’on quitte provisoirement le régime de la vie ordinaire, au quotidien, celle fondée sur la satisfaction des besoins élémentaires et une certaine soumission aux impératifs et aux contraintes professionnelles, familiales, sociales… pour se consacrer à la pratique dans un espace à cela consacré.

En vérité, la sphère spatiale ne se limite pas au seul parcours, mais s’élargit au Club House, aux hôtels luxueux qui, dans de nombreux cas, l’accompagnent désormais — en raison de la mise en tourisme— voire aux propriétés immobilières qui, de plus en plus, s’insèrent dans une aire golfique. On observe depuis les années 1960 le développement accéléré d’un produit très spécifique : celui de la propriété, au minimum de standing, lorsqu’elle n’est pas incroyablement luxueuse, sise dans un parcours. Il s’agit d’un type de bien très prisés des investisseurs, riches et très riches, un signe qui manifeste incontestablement une aisance et une réussite hors du commun et qui, en en même temps, permet d’assouvir le besoin de jeu, de satisfaire au mieux le rite en campant dans le saint des saints.

L’enclos du golf — et sa valorisation par les pratiquants qui concevraient assez mal qu’il n’existe pas, car il autorise la distinction de l’activité et de ceux qui s’y livrent, il garantit l’entresoi affinitaire — participe de l’organisation spatiale du Monde urbanisé en bulles, en sphères fonctionnelles et sociales. On retrouve partout la disposition en aires fonctionnelles et/ou sociales délimitées : qu’elles se nomment zones, secteurs, camps, parcs, aire résidentielle, centre, Shopping Malls, aéroports, gares, golfs etc., Elles sont toutes caractérisés par la force matérielle ou/et immatérielle et la puissance de la symbolique et de l’imaginaire de la limitation. Le bateau de croisière constitue une autre des ces bulles parfaites — et on connaît son succès, largement lié à la touristification et au vieillissement des populations de touristes, consommateurs plus âgés qui prisent particulièrement ce type de produit. Plus que tout autre objet spatial, le navire est à la fois clos, autonome et totalement dépendant des systèmes de liens qui lui permettent d’être opérationnel — ce n’est pas pour rien que Michel Foucault en faisait un parfait exemple de l’hétérotopie. Tout doit y parvenir, tout doit y être acheminé, pour qu’il trouve son sens et prouve son efficacité. Il est le prototype de ces sphères fonctionnelles qui contiennent en apparence tout, mais n’enserrent et ne retiennent rien — des enclos ouverts aux flux qui entrent et sortent, vivifiés par eux, et non pas des silos où l’on stocke, protège.

Bref, bien des bulles spatiales, fussent-elles bien circonscrites par des limites nettes, ne forment des entités uniquement fermées sur elles, gérant ce qu’elles resserrent, quelles que soient les volontés des certains de leurs promoteurs et zélateurs de les concevoir et les présenter comme telles. Elles sont aussi traversées par les mouvements matériels et immatériels, ouvertes à tous les réseaux mobilitaires et communicationnels, en liens permanents avec un nombre indéfinies d’autres sphères. L’encapsulation affinitaire et/ou fonctionnelle ne signifie pas le plus souvent la réclusion ; bien au contraire, elle exige l’hyperspatialité pour pouvoir fonctionner à plein et offrir aux humains qui aspirent à résider dans une bulle spatiale ou s’y arrêter un moment, l’intégralité de son potentiel d’entresoi et de jouissance de biens exclusifs. Elle ne vaut que parce qu’elle coexiste avec toutes les autres sphères spatiales ainsi qu’avec toutes les autres réalités qui circulent dans les multiples réseaux et rhizomes du Monde urbain connecté et mobile.

Sources

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