BIG, ou qui tente le plus, le gagne…

Frédéric Bonnet, 2014

Monde pluriel

Cet article présente de manière critique BIG, agence lauréate du projet Europacity, prévu sur le Triangle de Gonesse. L’auteur y dresse le portrait d’un projet démesuré, où la réflexion sociologique, géographique et urbanistique a été volontairement laissée de côté pour séduire les élus par une communication et un discours commercial extrêmement bien rôdés.

« Yes is more » est le titre d’un livre à succès de l’agence danoise Bjarke Ingels Group (BIG), interprétation façon comics des romans photos et compilation iconographique paperback publiés naguère par les grands frères OMA et MVRDV. Assertion quantitative en forme de clin d’œil mi sarcastique, mi provocateur au « less is more » du très strict Mies van der Rohe. La petite histoire dit que Mies, en week-end dans la maison de verre de New-Canaan dessinée par Philip Johnson, ne put dormir, perturbé par le poteau d’angle des parois de verre de ce belvédère paysager. Ce cauchemar architectonique ne risque pas de hanter Bjarke Ingels, 40 ans pile cette année, leader et fondateur de l’agence BIG, lauréat du projet « Europa City » sur le plateau de Gonesse près de Roissy Charles-de-Gaulle. Pour cette agence de 130 personnes, implantée à Copenhague, New-York et désormais Pékin, le plus n’est jamais l’ennemi du bien : qui tente le plus, le gagne, pourrait être une traduction de ce lapidaire Yes is more.

Cette décontraction assumée a dû bien cadrer avec les ambitions commerciales d’Immochan, promoteur d’Europa City. Ce n’est pas une simple coïncidence, le hasard d‘un projet. Tout le discours de BIG — les « éléments de langage », diraient les communicants — rejoint à la perfection les rêves les plus fous des as de la mercatique financière et immobilière. Certes l’agence, dans ses attendus fondamentaux, insiste sur l’alliance entre utopie et pragmatisme. Selon BIG, il y a aujourd’hui d’un côté des délires utopiques encouragés par la virtuosité numérique, architectures de pixels et de bits, mais qui ne s’incarnent jamais ; de l’autre, un pragmatisme de mauvais aloi, piloté par des modèles stéréotypés selon le « standing » des promoteurs. C’est un peu vrai, il faut le reconnaître. Mais l’agence se situe dans un entre-deux, une architecture à l’estomac, sans aucune concession à l’habitude ou à la banalité, qui se réalise en dépit — ou grâce — à des « coups » dont l’audace et l’emphase ne semblent avoir aucune limite. Pyramides inversées, loops entrelacés, immeubles gradins babyloniens. BIG est à l’architecture ce que les promoteurs des sports extrêmes sont à l’escalade et au saut en longueur. La simple perfection du geste est ennuyeuse sans le risque et le fun. On comprend que dans les soirées truth and dare, oser primera sur vérité, et pour longtemps… Tout cela frais comme un comics, plein d’humour, avec une pédagogie virtuose du making off — quand on achète le film pour ses suppléments…— et de private jokes de gamers insomniaques. Et forcément, cela se vend bien.

Je me souviens d’avoir participé à un jury en Finlande, pour un « ski-resort » chic et néanmoins lapon. Malgré le bon niveau de départ des trois autres compétiteurs en lice (finlandais, suédois), malgré l’anonymat, l’équipe BIG se dévoilait dès le déballage des panneaux : un rendu à la testostérone, une avalanche pourtant fort élégante de dessins, une démultiplication de schémas explicatifs, de démonstrations graphiques d’une habileté sans borne. Bref un travail d’esclaves, ou de cocaïnomanes maniaques et indéniablement talentueux. L’ensemble donnait, comme « BIG tableau », dit on là-bas, une série de bâtiments ondulés et entrelacés, ou apparaissait aussi bien la rue — et en laponie, il faut le faire —, que l’hôtel balnéaire face au grand paysage, et dont les vagues du toit ondulant auraient été autant de pistes de départ vers les courbes des tunturi boréales. Plus qu’une utopie, le projet combine désirs ludiques, urbanité sympathique et emphase lyrique du paysage. D’un point de vue commercial, c’est tout à fait pragmatique : tout y est — chaleureux, drôle, grandiose, épatant, sportif. Evidemment, le projet l’a emporté haut la main. Le succès du projet de BIG pour la « cité du corps humain » à Montpellier ne surprend pas non plus. Il est vrai que les mitochondries du plan rendent bien plus hommage à la scissiparité qu’à l’urbanité la plus élémentaire. Belle image, encore une fois, simple comme un logo, comme un dessin de fête des mères. Ces projets ne sont jamais avares ni d’effet spéciaux ni de subtilités constructives. En ces temps de crise, on se demande quel miroir magique conduit des élus à choisir ces solutions ostensiblement dispendieuses, alors que la frugalité pourrait, bien au contraire, renouer avec les principes fondateurs de l’architecture, plus proche d’Alberti que de Disneyworld. Les sorcières ont de l’avenir.

Et c’est une recette qui fait mouche. Le succès est tel que l’on est presque ému que ces trentenaires radieux aient ainsi réussi à couvrir la planète de concepts aussi efficaces plastiquement que socialement approximatifs. Bjarke Ingels parcourt la terre et l’espace virtuel avec le même sourire radieux et yeux hallucinés qu’au premier jour, son regard calculé ou pas exprime l’extase du petit garçon devant son beau camion pompier tout neuf. Son optimisme est tel que l’on hésite à avancer la moindre critique. Pourtant la création « d’endroit idéaux d’un point de vue social, économique et environnemental », selon les dires de BIG, laisse songeur. Ces architectes auraient-ils dépassé les maîtres communicants de leurs clients frais émoulus des meilleurs écoles de commerce, et qui ne se formalisent guère des écarts entre les ouvertures que la publicité promeut et ce que le produit, captif, enferme nonobstant. En l’occurrence, l’argumentaire de BIG pour Europa City nous laisse pantois. On regarde la forme : un disque démesuré, parfaitement autonome, clos sur lui-même, bien détaché du vague plan masse suggéré tout autour. On lit le texte : « un nouveau type de centre commercial qui se confond avec le tissu urbain, qui inclut, plutôt qu’exclut, la ville tout autour ». Les architectes revendiquent le mélange des programmes comme le comble de l’inventivité, mais on devine que le « mix » entre « loisir, culture, divertissement et commerce », distribué selon « six différents secteurs dont chacun célèbre un mode de vie différent » cadre impeccablement avec une étude de marché sans complexes. Chacun y trouvera son compte : c’est la diversité à l’envers, celle du catalogue des possibles stéréotypes, le recyclage des tréfonds de la sociologie de tiroir-caisse. De quoi se vacciner définitivement contre la mixité forcée… La rhétorique des contrastes est sidérante : le boulevard circulaire permet à la fois de se perdre sans jamais perdre la vision d’ensemble, la ville dense se combine avec le grand paysage — on ne voit rien de tout cela bien évidemment dans les dessins. Le tout est hautement environnemental, créatif comme pas possible en terme écologique, la piste de ski étant entretenue vraisemblablement par les résidus énergétiques des salles de sport, à moins que ce soit les allées commerciales qui chauffent les spas, lesquels irriguent (avec le chlore ?) les arbres du parc… Une vraie orgie écoloprogrammatique. BIG, quand on regarde de loin, c’est joli, quand on lit de près, c’est terrifiant. Terrific ?

On regarde à nouveau le dessin. Il s’agit bien d’un bâtiment de 800 000 m2 dont on a paré la toiture de vert. On n’y retrouve pas le moindre soupçon d’urbanité. Bref, les mots sont faux, les mots sont fous, et le tout sonne comme un grand n’importe quoi. Applaudissements.

Regrettera-t-on la désinvolture de BIG, préservé de la grâce de la juste mesure, et dont le cynisme réjoui stupéfait? Que le marché installe de telles machines, qu’y peut-on vraiment ? Mais l’escroquerie intellectuelle se porte bien, c’est sûr.

Références

Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n° 6

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