La gestion des risques et sa doxa : un regard critique
Thierry Coanus, 2014
Par le biais de deux études de cas, cet article propose une réflexion sur une gestion des risques partagée entre les acteurs sur les territoires. En d’autres termes, il s’agit de promouvoir le « grand partage » entre les décideurs et leur approche gestionnaire et les riverains qui abordent la problématique des risques selon des filtres plus subjectifs. L’auteur propose de réconcilier la technique et les perceptions, les normes et les représentations, rappelant au passage que les gestionnaires n’en sont pas exempts et que les territoires sont toujours vécus, perçus avant d’être conçus et aménagés. La concertation s’avère alors nécessaire pour une gestion des risques et des territoires qui ne soit pas hors-sol et qui tiennent compte des héritages, des idéologies et des enjeux politiques et fonciers.
Ce qu’on appelle communément la gestion des risques comporte souvent des actions orientées vers le grand public, les populations riveraines de la source de danger et autres acteurs non structurés en organisations ou institutions. Mais leur efficacité laisse à désirer : leur rendement paraît faible, ce que déplorent les responsables.
En effet, si la part scientifique et technique des risques naturels et technologiques est généralement bien maîtrisée, il en va tout autrement des relations avec les populations impliquées ou leurs représentants élus. La perplexité, voire la critique, est alors de rigueur. Se dessine ainsi un schéma de principe où semblent s’opposer deux groupes antagonistes : d’une part, les décideurs, décrits comme rationnels car en charge de la maîtrise de risques présentés comme réels ; de l’autre, un monde régi par la perception (nécessairement) subjective, où l’irrationalité (supposée) des comportements est de règle. Le recours aux spécialistes – le sociologue, le psychologue, voire le psychanalyste – est alors jugé nécessaire, selon une logique qui n’est pas sans rappeler le raisonnement médical.
Cette doxa est-elle aussi légitime qu’elle le paraît, notamment en regard des apports des sciences humaines et sociales (SHS) ? Deux exemples, comme autant de « scènes de crime », nous serviront à mener l’enquête.
Scènes de crime
Le 13 novembre 1999, le village de Cuxac-d’Aude, dans l’arrière-pays narbonnais, est frappé par une crue exceptionnelle de l’Aude. Cinq habitants périssent noyés, les dégâts sont considérables. Apparente aberration, les zones les plus touchées, où furent dressées des maisons individuelles, étaient bien connues pour être inondables : la régularité même de l’inondation permettait de fertiliser les sols, offrant à la vigne un terreau propice. Comment a-t-on pu autoriser des constructions aussi vulnérables, d’autant que l’absence d’étage et de vide sanitaire était la règle ? Comment les résidents ont-ils pu ignorer à ce point l’histoire du lieu ?
Un deuxième exemple concerne la presqu’île de La Hague, où est installée depuis 1966 une vaste usine de retraitement nucléaire. Sur 15 km2, cette petite région concentre plusieurs installations nucléaires, avec l’Arsenal de Cherbourg et le site de Flamanville, où est en construction un réacteur de nouvelle génération (EPR). Les études menées par les chercheurs dans cette zone révèlent un contraste frappant entre une certaine prolixité de la parole politique, favorable à une activité qui apporte emplois et richesse, et un quasi silence de la part des populations riveraines. Cette discrétion vaut-elle acceptation, voire accord ? Par ailleurs, les rumeurs qui circulent sur les petits événements qui émaillent l’activité industrielle, mais aussi sur ses effets sanitaires, sont-ils l’expression d’esprits « dérangés » ?
La solution de l’énigme : les impensés de l’approche gestionnaire
Il est donc facile d’opposer la rigueur technoscientifique des gestionnaires des risques à l’amateurisme (au mieux) des acteurs profanes locaux. Mais si nous évitons de prendre parti – selon la posture classique de neutralité axiologique chère aux SHS –, ce qui permet de rendre aux pratiques et représentations non gestionnaires leur légitimité, la problématique change de forme.
Dans le cas de Cuxac-d’Aude, c’est la gestion d’une crise antérieure – la crise viticole des années 1960 et surtout 1970 – qui a rendu possible la transformation de vignes sans grande valeur en terrains à bâtir, avec la complicité d’un appareil d’État désemparé par la violence des manifestations de viticulteurs. Un climat plus clément durant deux décennies a fait le reste : apparemment, la transformation en zone touristique d’un territoire en crise aiguë était une opération réussie – jusqu’à la crue de 1999. Les sinistrés, souvent étrangers à la région avant leur installation, ont acheté leurs parcelles en confiance aux agences immobilières munies de toutes les autorisations légales. La gestion du risque s’inscrit ainsi dans une durée longue qui, au-delà des seuls phénomènes physiques, concerne propriétaires fonciers, élus, fonctionnaires d’État… qui participent de la vie au long cours d’un territoire.
La relation au danger des non spécialistes est également un point généralement mal compris. D’abord, parce qu’elle est souvent marquée au coin d’un déni apparent, perçu comme un élément à charge par les gestionnaires du risque. Or il est psychologiquement difficile, voire impossible, d’habiter à proximité d’une source de danger si l’on n’élabore pas un minimum de protections symboliques, i.e. de bonnes raisons de croire que le danger est aussi faible que possible, car le lieu où l’on habite ne peut être qu’un espace de sécurité. Le silence apparent des habitants de La Hague se comprend dans ce cadre, aggravé par le poids de l’industriel dans les finances publiques communales (95% des recettes) et la distance sociale qui sépare l’habitant et une hiérarchie dans laquelle s’incarne un très haut niveau de compétence technique et de responsabilité (la « noblesse d’État »).
Dans un tel contexte, la communication officielle est asymétrique, et le plus souvent centrée sur un habitant moyen – au sens statistique – qui n’existe pas. Dans un tel contexte, que surgissent on-dits et rumeurs n’est guère surprenant. Loin de traduire un mode de pensée pathologique, ils ne sont que le symptôme d’une inquiétude que le discours institutionnel, très policé et contrôlé, ne suffit pas à apaiser.
Au final, s’il est dangereux de gérer un territoire sans tenir compte des dangers naturels ou technologiques qui le menacent, il est tout aussi absurde de gérer ces dangers sans intégrer les logiques sociales au long cours qui structurent le territoire environnant. Risques et territoires doivent donc faire l’objet d’une gestion croisée, intelligente – au sens étymologique du latin intelligere : comprendre.
Sources
Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n°8
To go further
Site de la mairie de Cuxac-d’Aude
Site de la mairie de Cherbourg
Pour en savoir plus sur l’EPR de Flamanville consultez les rapports de l’IRSN
Pour des précisions sur les inondations de 1999 dans l’Aude