L’urbain se numérise

Michel Lussault, septiembre 2016

Monde pluriel

Issue de la Revue Tous Urbains n°15, cette fiche s’intéresse au rôle de la révolution numérique sur les modes de vie et les innovations sociétales qui structurent la société actuelle. Elle vient enrichir le débat de ce dossier sur les villes intelligentes.

En 1995 était publié un livre, qui apparut presque à certains comme un ouvrage d’anticipation, écrit par un professeur d’architecture et de design du Massachusetts Institute of Technology, William Mitchell : City of Bits, Space, Place, and the Infobahn (Mit Press). L’auteur y affirmait que les réseaux numériques, à l’instar de ce que firent les réseaux ferrés pour la ville industrielle du XIXe siècle et les réseaux routiers pour les espaces urbains du XXe siècle, allaient influencer irréversiblement nos façons de vivre, de travailler, de nous mouvoir au sein d’organisations urbaines profondément modifiées par la révolution digitale. Mitchell fut un des premiers à saisir qu’il se préparait plus qu’une simple évolution technologique, mais une mutation dans l’ordre des sociétés et des cultures.

Pour audacieux qu’il fût, cet ouvrage paraît aujourd’hui presque désuet, tant la rapidité du développement exponentiel du numérique a provoqué une série d’innovations sociétales spectaculaires en un temps record – cela nous plaçant devant une situation étrange où la nouveauté de l’objet numérique et de sa promotion précède la réflexion sur l’usage. On se souvient des tons condescendants de ceux qui observèrent le lancement des Smartphones et des tablettes par Steve Jobs, alors PDG d’Apple, en pronostiquant un échec industriel majeur car à quoi ces appareils pouvaient-ils vraiment servir ? Le coup de génie d’Apple a été de parier que ce type d’objets techniques connectés ne servait peut-être à rien, en termes de pensée classique de l’usage fonctionnel, mais que les individus s’en serviraient bien pour quelque chose, de radicalement neuf, d’inédit et sans référence avec quoi que ce soit de précédent. Ce fut et reste le cas, à un point tel que ces usages nouveaux et les applications et truchements technologiques qui les autorisent sont en passe de balayer tout sur leur passage.

Le monde urbain est désormais communicationnel et numérique, autant que matériel, inflexion anthropologique qui concerne toutes les dimensions de l’existence humaine (l’espace et les spatialités au premier chef), bouleverse les cultures et leurs médiations et change tout le « décorum » des sociétés – ce qui ne va pas sans troubles, inquiétudes, résistances. Et ce d’autant que les technologies de ­l’information et de la communication deviennent de plus en plus des technologies cognitives, qui modifient les manières de faire en matière de construction et d’utilisation des connaissances.

Il faut d’ailleurs souligner une nouvelle mutation en cours : celle des big data, qui prolifèrent et concernent tous les champs de la vie sociale. Là aussi, leur constitution (dont chaque personne utilisant un système numérique est un des acteurs, notamment par le jeu des métadonnées liés à sa pratique qui sont enregistrées et stockées dans des « entrepôts ») et leur existence précèdent toute réflexion sur leur usage. Pourtant, les big data sont en passe de modifier la manière d’observer les sociétés urbaines, de quantifier, voire qualifier leurs besoins, de cerner les aspirations supposées et les habitudes des individus, de concevoir des réseaux, des espaces, des bâtiments, des équipements… D’ores et déjà, beaucoup de fonctions et de pratiques sont de moins en moins envisageables en l’état sans le secours des données massives et de leurs traitements par des algorithmes de plus en plus puissants. Il serait temps de s’en inquiéter.

On constate également la diffusion d’un nouvel imaginaire et de la culture de la connectivité numérique. Celle-ci s’impose comme une nouvelle force directrice qui oriente la vie sociale et la cohabitation. Ce n’est pas un hasard si les entreprises les plus emblématiques de la mondialité, les Microsoft, Apple, Google, Facebook, Twitter et bien d’autres, sont pour la plupart fondées sur leur capacité à connecter les individus entre eux et les individus aux choses qui les intéressent. Il existe une « pop culture » de la connectivité (alors que l’application embarquée a détrôné en quelques années le modèle client fixe-serveur à distance) qui irrigue tous les champs de la vie individuelle, familiale, sociale. Désormais toute difficulté, qu’elle soit organisationnelle, managériale, personnelle, professionnelle, éducationnelle, sentimentale et j’en passe, serait possiblement, sinon totalement résolue, en tout cas toujours traitée par le mérite propre de la mise en contact topologique numérique. Celle-ci apporterait une valeur ajoutée à tout échange, qui résulterait du type de lien communicationnel que le numérique instaure, fait d’un mélange d’instantanéité et de capacité ubiquitaire, qui ouvre un espace-temps immanent, à la fois concentré au point de connexion et déployé à une échelle indéfinie.

En tout cas, il n’est guère surprenant que la question de la connectivité universelle, transparente, fluide, libre, sinon gratuite, devienne de plus en plus politique. L’idée de fracture numérique dénote bien que le défaut de connexion est une injustice problématique. Par ailleurs, une grande majorité d’individus aspirent à être et rester connectés en tout point, estiment même que ce sont des principes intangibles de réalisation de l’existence et d’affirmation de la liberté. Et les mouvements des occupations de places publiques de ces dernières années ou la manière dont les réseaux sociaux sont utilisés par les militants critiques de régimes non démocratiques montrent que l’on ne pourra plus penser la citoyenneté sans y intégrer sa dimension numérique.

Au bout du compte, face à tous ces changements, une question nouvelle se pose bel et bien, lourde d’enjeu : Comment allons-nous habiter ce que je nommerai un « outre-espace-temps » urbain digital qui vient s’inscrire dans et se déployer à partir de la moindre situation urbaine vécue ?

Referencias

Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n°15

Para ir más allá

MITCHELL W. 1995. City of Bits, Space, Place, and the Infobahn, Mit Press. 232p.