Gouverner les villes avec leurs habitants

Catherine Foret, 2001

Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme (FPH)

Cette fiche revient sur la difficulté des habitants et des citoyens (et en particulier les plus démunis) à accéder à la parole publique. L’action politique est au cœur de la prise de parole des « sans voix », mais est considérée comme un obstacle dans la gouvernance des villes. Pourtant, des initiatives pour « restaurer une relative paix sociale entre les habitants et les villes » émergent partout dans le monde.

Villes en péril

«Le pouvoir existe quand les hommes agissent ensemble ; il s’évanouit quand ils se dispersent. »1

Entre les habitants des villes et leurs représentants, ceux qui ont pour mission de gérer la cité, d’assurer la sécurité, la qualité de vie et l’égalité d’accès des citadins aux services sanitaires et sociaux, le fossé est-il insurmontable ?

Tout porte à le croire, tant sont nombreux les drames qui ont émaillé la croissance des grandes villes du monde au cours des dernières décennies. Destruction de quartiers entiers au prétexte de leur « assainissement » ou au profit d’opérations immobilières lucratives, expulsions de familles démunies, déplacements forcés de populations dans les périphéries sous-équipées et difficilement accessibles des agglomérations, abandon institutionnel des zones populaires victimes de la violence et de la pauvreté, déchirement des espaces urbains par des voiries toujours plus larges et plus bruyantes, massacre du patrimoine et du tissu social et économique des centres anciens, lente asphyxie des villes par les pollutions de toute nature… Le tableau est sombre des violences infligées à nos cités par un pouvoir urbain qui semble aussi aveugle qu’inaccessible à la plupart d’entre nous, au premier rang desquels, bien évidemment, les plus pauvres ou les plus démunis. Convoqués de loin en loin pour élire des «représentants» qui se voient vite absorbés par une machine administrative et politique dévorante, nous sommes nombreux à nous sentir ainsi dépossédés de toute possibilité d’agir sur l’évolution de notre environnement immédiat, dans des cités de plus en plus tentaculaires où vivent désormais la majorité des habitants de la planète.

Paradoxalement, l’accroissement du niveau général d’éducation ne semble pas changer grand chose à cette situation : l’autonomie individuelle gagnée avec l’accès au savoir et à l’anonymat des grandes cités ne s’est pas traduite par un engagement accru des citoyens dans la chose publique. Aux relations de type féodal entre populations et pouvoirs locaux paraît seulement s’être substituée une forme d’indifférence civique, quand ce n’est pas un rapport mafieux au pouvoir, dans certaines zones urbaines gangrenées par l’économie de la drogue. Ceci aussi bien dans les pays les plus déshérités que dans les pays considérés comme «développés», à forte tradition démocratique.

Et il ne faudrait pas voir, dans ce malaise vis-à-vis de la politique, un phénomène à sens unique : le sentiment d’impuissance est également présent du côté des élus locaux et des professionnels qui, de bonne foi, tentent d’inventer de nouvelles manières de gérer la ville. De plus en plus fréquemment, ces derniers font part de leur désarroi face aux populations désignées comme « marginales », avec lesquelles il serait devenu «impossible de communiquer ». Ainsi les politiques publiques de réparation, réhabilitation, développement social des quartiers, lancées depuis deux décennies dans plusieurs pays européens, peinent à atteindre leurs objectifs : émeutes et actes d’autodestruction de la part des jeunes des banlieues, tenus à l’écart du dynamisme économique des villes-capitales, ne cessent d’émailler l’actualité de ces pays, accroissant toujours davantage la peur et les réactions de rejet de la part des autres citadins.

Partout, inexorablement, semblent progresser la balkanisation des villes, le repli et l’enfermement des habitants, riches ou pauvres, dans des territoires spécialisés, coupés les uns des autres autant physiquement que mentalement. Ici et là s’organise la «protection» de ces espaces-forteresses par des milices privées ou des bandes de jeunes délinquants, à l’encontre de tout ce qui a fait la qualité, l’attrait et la richesse des villes au cours des siècles : le mélange et le trafic, le plaisir de fréquenter l’autre, de commercer avec des inconnus et d’apprendre d’autres cultures, la possibilité de s’arracher à sa condition, à son territoire ou à son milieu d’origine.

Difficile, dans ce contexte, de croire encore en la ville. Difficile de la penser autrement que comme un lieu de contrainte, dans lequel hommes et femmes voient échapper ce qu’ils ont de plus précieux : leur dignité et leur liberté, leur capacité à s’affirmer en tant qu’êtres doués de parole, citoyens (et pas seulement habitants) aptes à participer, par delà la défense de leurs intérêts particuliers, à la définition et à la gestion du bien commun.

L’opinion contre le politique

La ville qui, d’une certaine manière, libère l’individu — du poids de la communauté et du contrôle social, des allégeances obligées et des «tyrannies de l’intimité »2 — semble être devenue le lieu d’une nouvelle domination. Tout se passe en effet comme si, dans les grandes concentrations humaines que constituent les mégapoles d’aujourd’hui, l’individu, réduit par les médias de masse à l’état de spectateur, libre en théorie de donner son avis sur tout (du moins dans les pays non totalitaires), perdait de fait son pouvoir et sa responsabilité d’acteur politique. Jacques Rancière, auteur d’un très stimulant essai sur le sujet3, décrit bien ces régimes de «l’opinion publique post-démocratique » qui, en assignant chacun à une catégorie que l’on interroge sur des sujets précis et à des moments choisis, tue à petit feu la capacité d’action citoyenne dans nos sociétés modernes et urbanisées.

On est bien loin du politique en effet lorsque le peuple se trouve ainsi réduit à une population statistique, lorsque le recours aux sondages et aux enquêtes d’opinion congédie le face-à-face et la polémique pour leur préférer les formes policées des systèmes consensuels. Jacques Rancière le rappelle avec force : la politique ne saurait se confondre avec «l’expertise généralisée », pas plus qu’avec l’activité de simple «police » qui consiste à gérer la distribution des places et des fonctions dans la société.

Loin des systèmes consensuels, la politique est foncièrement «scandaleuse», affirme cet auteur, parce qu’elle a pour rationalité la «mésentente». Il y a politique, nous rappelle-t-il, non pas lorsqu’il y a choix entre des réponses proposées, mais lorsqu’il y a «invention d’une question que personne ne posait» ; non pas lorsque s’expriment des groupes bien identifiés, des partenaires reconnus comme tels, mais lorsque apparaissent des interlocuteurs «inédits », des «êtres sans qualité » qui troublent le cours des choses en portant sur la place publique des «objets de litige ». Dénonçant vigoureusement les euphémismes contemporains de «la société contractuelle et du gouvernement de concertation», l’auteur affirme que le lien politique se crée seulement lorsqu’il y a querelle sur le sens et la validité de la parole du peuple ; le peuple n’étant ni une classe constituée ni un groupe social, mais l’ensemble dispersé des «gens de rien », ceux qu’on ne voit pas et qui n’ont pas de nom, qui sont «privés de parole articulée et d’inscription symbolique dans la cité ». Savoir si ces êtres «sont» ou ne «sont pas», « s’ils parlent ou s’ils font du bruit », si l’objet qu’ils désignent est ou non digne d’être pris en compte comme objet de conflit commun : voilà le problème. Un problème qui ne saurait se réduire à une question d’incommunicabilité entre des langages différents : au contraire, la politique mélange les jeux de langage, c’est même là sa raison d’être, tout son travail.

Faire apparaître comme sensé, légitime et juste, par le biais de l’argumentation publique, la révolte des uns ou la résistance silencieuse des autres : tel serait l’enjeu du politique. «La politique est d’abord le conflit sur l’existence d’une scène commune, sur l’existence et la qualité de ceux qui y sont présents. » « En dehors de cette institution, affirme brutalement Jacques Rancière, il n’y a pas de politique. Il n’y a que l’ordre de la domination ou le désordre de la révolte. »

Vue sous cet angle, la politique dérange. Là où l’enquête d’opinion ordonne les idées et confirme les classements sociaux, l’action politique institue une «part des sans part», elle rend visible le tort fait aux citoyens qui sont privés de la parole publique. Elle «fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit. »

Une telle conception remet en cause bien des manières de penser l’avenir et de concevoir les villes. Car pour se manifester en tant que tel, l’agir politique a besoin de lieux particuliers. Lieux immatériels — « scènes d’argumentation », espaces «d’exposition et de traitement du tort» — mais dont l’émergence dépend fortement de l’organisation physique des villes : c’est en effet lorsque existent des espaces publics dignes de ce nom (places, rues, marchés ou scènes improvisées de meetings ou de spectacles populaires) que peut surgir la parole des sans voix. C’est lorsque les villes offrent des lieux de rassemblement, de circulation et de frottement des différences, lorsque sont maintenus des espaces libres où la cité s’offre à elle-même dans toute sa diversité, que le citoyen anonyme peut avoir quelque chance d’être acteur d’un jeu qui n’est pas joué d’avance, en prenant la parole là où on ne l’attend pas et quand on ne l’attend pas (ce qui est bien différent du simple fait de «donner son avis»).

Or, il faut bien le constater : la grande ville, expression ultime de nos sociétés modernes, tend à faire disparaître, ou pour le moins à clôturer ces espaces qui «mettent ensemble des mondes séparés». Où sont aujourd’hui ces scènes de discussion, ces lieux d’échange et de débat, sur lesquels se sont depuis toujours définies les règles de la vie commune ? Au nom de la «participation des habitants » ou de la «concertation » elles sont trop souvent remplacées par des simulacres de démocratie : les citadins les plus pauvres (ou les plus remuants) sont alors conviés à s’exprimer sur du «presque rien » (la couleur des façades, l’emplacement du local à poubelles ou la surface du terrain de jeu, etc.), se voyant ainsi confirmés dans leur statut de citoyens au rabais, menaces potentielles pour la communauté des administrés plutôt que forces vives capables de renouveler le jeu politique.

Comment dès lors s’étonner que l’émeute et la révolte, la dégradation et la peur tiennent lieu de modes d’expression, chez tous ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter un minimum de bien-être, de sécurité et d’espoir en une vie meilleure ? Car c’est bien là que se manifeste l’inégalité fondamentale, aujourd’hui, entre gens de la ville : si tous sont peu ou prou privés de l’agir politique, certains compensent cette absence par l’achat de privilèges (résidentiels, scolaires, culturels, environnementaux…) qui demeurent hors de portée financière de la masse des citadins. Compensation qui ne résout rien, bien évidemment, de la question cruciale de l’être ensemble qui exacerbe, au contraire, le sentiment d’altérité radicale entre des mondes incapables de se confronter autrement que dans la violence réciproque.

Graines d’espoir

Face à ce noir tableau, il est pourtant des raisons d’espérer. Nombre de tentatives sont en effet engagées de par le monde, sous des vocables divers, pour tenter de maintenir ou de restaurer une relative paix sociale entre les habitants des villes. Critiquables, parfois naïves, toujours menacées de tourner à l’instrumentalisation des plus faibles par les pouvoirs en place, certaines de ces expériences paraissent néanmoins encourageantes, et méritent pour le moins d’être suivies et analysées avec attention.

À Porto Alegre (1,3 million d’habitants) dans le Sud du Brésil, les habitants des différents secteurs de la ville participent ainsi depuis plus de dix ans à la gestion du budget municipal, élaborent ensemble les décisions d’affection des crédits sur des questions aussi diverses que l’assainissement des quartiers, la politique de l’habitat, l’éducation, la santé, les transports ou le développement économique. L’expérience a fait des émules, au point de devenir une nouvelle pratique de gouvernement urbain : elle s’est ainsi étendue au fil des ans à d’autres villes brésiliennes (Belem, Caxias, Belo Horizonte, Vitoria, etc.), puis à l’ensemble de l’État du Rio Grande do Sul, où le processus concerne 467 municipalités et 22 régions. Elle est actuellement en cours d’application dans plusieurs villes européennes (en Espagne et en France notamment) et commence à se diffuser en Afrique (expériences au Sénégal et au Cameroun)4.

À Yaoundé, au Cameroun, de jeunes volontaires diplômés, mais chômeurs, ont réussi à organiser le ramassage et le tri des ordures ménagères dans un quartier de 5 000 habitants (Meudong) où chacun pensait jusqu’alors que ce problème relevait des seules autorités municipales. La sensibilisation et la mobilisation des différentes couches de la population, la contribution financière progressive des familles à cette action, ont permis de pallier aux défaillances de la collectivité locale, dont les ressources limitées ne permettaient pas d’assurer ce service pourtant indispensable à la sécurité sanitaire des habitants5.

Au Sri Lanka, dans le cadre du programme «Un million de maisons » lancé en 1984 après examen critique des programmes précédents, l’État a abandonné la construction directe de logements. Le choix a été fait d’aider plutôt les familles à construire elles-mêmes leurs habitations, grâce à une coopération étroite — technique et financière — entre administrateurs, hommes politiques et population6.

À Grenoble, Villeurbanne ou Lutterbach, en France, des expériences de renforcement de la démocratie locale sont en cours depuis près de vingt ans, qui passent notamment par la multiplication des instances de discussion directe entre élus et population (conseils de quartier, assemblée générale des citoyens, conseils des anciens, interruptions de séance dans les conseils municipaux, commissions thématiques ouvertes à tous, conseils municipaux d’enfants, etc.)7.

Si l’implication des citadins dans la gestion des affaires urbaines reste bien souvent un leurre, sinon un piège, pour les plus démunis d’entre eux d’un bout à l’autre de la planète, il est donc des situations dans lesquelles la voix des «sans part » a réussi à se faire entendre, au point de faire brèche dans les systèmes étatiques ou politiques locaux, poussant ceux-ci à réévaluer en partie la gestion des ressources communes, à envisager d’une manière nouvelle le traitement de telle ou telle partie de la ville, de tel ou tel aspect de son fonctionnement.

Ces expériences ne sont pas nées à la faveur d’un élan charitable des plus puissants à l’égard des plus faibles : elles sont issues au contraire, la plupart du temps, d’un rapport de forces, sinon de véritables luttes politiques entre des groupes d’habitants et les tenants des pouvoirs locaux. Dans presque tous les cas, la reconnaissance mutuelle est passée par la résistance de quelques-uns à des décisions venues d’en haut (oppositions aux destructions ou aux chantiers, boycottage d’infrastructures, manifestations, etc.), puis par l’émergence de leaders et d’organisations fortes du côté des habitants, et enfin par l’élargissement de l’espace du conflit.

C’est en effet lorsque ces groupes de résidents ou d’usagers ont su s’affirmer comme « non identitaires », lorsqu’ils ont réussi à conduire le litige au-delà de la communauté de leur quartier, qu’ils ont obtenu des résultats tangibles. Quelques formes que ces organisations aient prises — et elles sont diverses, d’un pays à l’autre, émanations d’histoires et de cultures spécifiques à chaque continent — c’est lorsqu’elles ont dépassé le simple pouvoir de nuisance ou de revendication de groupes particuliers, pour argumenter publiquement sur le tort fait à la cité par tel aménagement ou absence d’aménagement, qu’a pu s’organiser une scène possible de discussion, un face-à-face productif avec les pouvoirs publics sur ce qu’il conviendrait de faire pour le bien-être général, sur ce qui serait « bon » pour les uns et pour les autres.

C’est parce que quelques individus, hommes ou femmes conscients de leur responsabilité personnelle face à l’injustice, ont su incarner à un moment donné la légitimité des habitants de leur quartier à prendre la parole publiquement — sur leurs conditions de logement, l’idée qu’ils se font de leur droit à la santé, à la mobilité, à la sécurité, etc. — que les représentants dûment élus du pouvoir local, ceux de l’État ou des sphères techniques de l’urbanisme, ont finalement entendu un discours là où ils ne percevaient auparavant qu’un simple brouhaha, le bruit dérangeant de groupes minoritaires qu’il convenait de réduire ou d’étouffer.

Comment se construit une telle position de légitimité ? Pourquoi certains réussissent-ils là où tant d’autres se font écraser, ou pour le moins écarter des lieux où les choses se parlent et se décident ? Ce sont ces questions, très pragmatiques, que nous voudrions explorer. Non pas d’un point de vue théorique, mais sur la base de l’expérience accumulée par divers réseaux d’habitants de par le monde. Il se trouve en effet que l’affaire est de moins en moins mystérieuse : des connaissances émergent sur les conditions de réussite de telles initiatives. Des principes communs se dégagent qui, confrontés lors de rencontres internationales et diffusés de plus en plus largement, dessinent peu à peu les contours d’un retour du politique dans l’espace urbain : un régime de délibération «par le bas», dans lequel de simples habitants auraient leur mot à dire, leur savoir à apporter et, finalement, leur pouvoir de citoyens à exercer.

1 Ricoeur P. 1983. préface à l’ouvrage de Hannah Arendt, « The Human Condition », paru en 1958, traduit en français sous le titre « Condition de l’homme moderne », Editions Calmann-Lévy, Paris, 1961, réédition Pocket

2 Sennett R. 1979. « Les tyrannies de l’intimité », Seuil, Paris

3 Rancière J. 1995. « La mésentente », Editions Galilée, Collection La philosophie en effet,Paris. 188 p

4 Cf. GENRO T., DA SOUZA U. 1998. Quand les habitants gèrent vraiment leur ville, FPH, France. Il existe d’autres éditions, espagnoles (Editions Trilce, Uruguay) et turque notamment. Voir aussi, sur le budget participatif de l’État du Rio Grande Do Sul et sur les expériences en cours en Europe, les analyses, interviews et bilans du Réseau « Démocratiser radicalement la démocratie », animé en France par Jean-Blaise Picheral

5 Cf. Volontaires pour le ramassage des ordures à Yaoundé, fiche sur DPH

6 Cf. Assainissement et protection de l’environnement à Bamako (Mali), fiche sur DPH

7 Cf. « Gouvernance locale », rapport du chantier 6 du Pôle régional Alpes latines de l’Alliance pour un monde responsable et solidaire, Economie et Humanisme, Lyon, 1998

To go further

Cette analyse est disponible en téléchargement sur la page de l’ouvrage « Gouverner les villes avec leurs habitants » du site des ECLM.