Face au politique, quelle parole habitante ?
Qui parle pour eux ? Les chercheurs peuvent ils chercher à faire émerger cette parole ?
Fabio Mattioli, 2010
Dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale (DPH)
Basé sur l’analyse de deux contributions à l’ouvrage « Les intermittences de la démocratie » sous la direction de C. Neveu, J. Ion et M. Carrel, cet article expose les obstacles à une véritable participation des habitants aux instances institutionnelles ad hoc : les inégalités de compétences en matière de prise de parole, d’argumentation, de confiance en soi, face à des élus ou des professionnels de la Politique de la ville rodés … Et la difficulté pour ces derniers à accepter une participation qui peut devenir conflictuelle.
L’auteur analyse aussi le rôle dédié aux « experts » de la participation, et, à partir d’une expérience menée dans les Vallées du Gier et de l’Ondaine autour d’un projet autoroutier, évoque les conditions favorables à un dialogue constructif et suivi d’effets concrets.
Introduction
Le quartier est le lieu où les contacts entre les gens sont les plus aisés. C’est donc le lieu idéal pour une réelle proximité entre institutions et habitants. Si, d’un côté, la discussion directe entre élus et citadins et entre citadins eux-mêmes devient possible grâce à cette proximité informelle, cela n’implique pas que dans les instances formelles de participation ce soit facile. Les professionnels de la politique sont-ils toujours dans une optique d’ouverture lorsqu’ils organisent ces réunions ? Une vraie participation se base sur la possibilité réelle d’interagir et de peser sur les choix politiques ; or, vis-à-vis des politiciens de profession, les citoyens ont souvent du mal à s’exprimer ou à faire valoir leur opinion. Pour encourager la participation, les pouvoirs publics peuvent mettre en place des dispositifs participatifs ou avoir recours à des enquêtes menées par des experts-chercheurs qui recueillent le point de vue des habitants. Ce processus peut permettre aux citoyens de contourner les difficultés d’expression en public, mais risque aussi de limiter les compétences des citoyens à des sphères déjà préfixées : répondre à un questionnaire préconstitué limite le champ d’expression plus qu’il ne le libère. Dans ce cas, il semble donc nécessaire de réfléchir aux modalités de l’enquête en elle-même.
La difficulté de la prise de parole
Lorsque l’on parle de participation à l’échelle du quartier, la première pensée concerne sans doute la difficulté de la prise de parole. Il est généralement admis que la politique est aujourd’hui la prérogative de certaines figures professionnelles ; ces professionnels de la politique ont à la fois un statut et un pouvoir particuliers reconnus dans la société. Par conséquent, les citoyens, titulaires du pouvoir au niveau théorique, se trouvent dans une situation d’infériorité, comme effrayés par des politiciens : ils subissent ces inégalités de compétences. En quelque sorte exclus des « techniques » du pouvoir, les habitants ont du mal à profiter de ces instances de discussion publique, car ils ne maîtrisent pas les « outils » du métier, comme l’habileté à tourner les arguments et à convaincre, à parler en public, à avoir accès aux informations, à savoir se faire apprécier. Mais cela n’est ni un hasard, ni une difficulté due à la nature des choses humaines : c’est une conséquence des hiérarchies de pouvoir généralement établies dans nos sociétés, qui se répercute ponctuellement dans l’attitude tenue par les politiciens lors des réunions. Comme en témoignent les propos recueillis par Marion Carrel en région Rhône-Alpes, l’attitude des élus consiste souvent à « vouloir faire la morale » aux habitants. Ces derniers se sentent traités comme des enfants : leur qualité de citoyens à part entière, capables de réfléchir au bien commun et d’apporter leur contribution à la discussion, n’est pas reconnue. Que ce soit en raison de l’attitude sceptique des « professionnels de la politique » vis-à-vis de ces « amateurs », ou d’une indisponibilité réelle à partager le pouvoir, les paroles des habitants tombent souvent dans le vide. Ainsi, les habitants peuvent refuser de continuer à « jouer le jeu » de la participation qui ne serait rien d’autre qu’un « piège à cons ». Marion Carrel décrit cette réaction indignée lorsqu’une assemblée fut convoquée presque sans délai, sans circulation d’information préalable, et sans réelle possibilité pour les habitants d’exercer leur influence sur les enjeux de rénovation urbaine en cause : il s’agissait plutôt d’un rituel lors duquel la position de l’habitant devait être celle du spectateur que l’on informe des décisions et mesures déjà arrêtées par les pouvoirs publics. Or, cela ne correspond pas aux attentes des habitants, surtout dans le cas d’associations constituées pour faire valoir les opinions sur les choix d’aménagement urbains.
Cette incapacité des pouvoirs publics à prendre en compte la parole des habitants peut être due au manque de volonté, voire à la crainte de se remettre en cause et de confronter leurs choix aux opinions des citoyens, dont la portée critique peut être très forte. La pratique de la participation conflictuelle semble bien loin d’être acceptée en France, particulièrement en ce qui concerne la planification et l’aménagement urbains : la participation serait possible et souhaitée lorsqu’elle confirme le consensus aux projets, mais elle deviendrait plutôt nuisible lorsqu’elle engendre des critiques et propose des alternatives. Or, réduire la concertation à une approbation est le meilleur moyen d’inciter les citadins-citoyens à la rejeter : si les critiques, les visions alternatives proposées, les discours différents, sont systématiquement ignorés, n’étant que perte de temps, il est assez logique qu’il y ait une perte de confiance dans la possibilité de s’impliquer en politique. A cela il faut ajouter que les actes et moments où les citoyens prennent la parole ne sont pas faciles ni évidents : vis-à-vis de la professionnalité de l’homme politique, Marion Carrel observe souvent des tâtonnements, des changements d’avis, des autocensures, des hésitations et des embarras qui ne permettent pas aux citoyens de s’exprimer librement. Franchir le seuil de la prise de parole en public est un acte rare et courageux : s’il n’est pas accompagné, il risque de se perdre et de se retourner contre lui-même.
Tout cela doit nous interroger non seulement sur l’opportunité de créer des espaces de discussion et de participation, mais également sur la façon de gérer ces instances qui prennent en compte les rôles et les inégalités de pouvoir. Qu’elles soient perçues ou réelles, ces inégalités animent le rapport entre élus (ou professionnels de la politique) et citoyens. C’est à partir de cet état de fait qu’il faut construire une participation qui ne soit pas aveugle aux rapports de force en présence. Si l’on souhaite éviter que les réunions et assemblées ne soient rien d’autre que des rituels « performés » par des chamans (les élus) face au peuple incapable d’en saisir la langue obscure et inintelligible (les citoyens), il faut penser ces formes de concertation jusque dans leurs détails.
Construire un travail de recherche sur la reconnaissance des compétences des habitants et des citoyens
Une formule séduisante serait de confier à des chercheurs la tâche de résoudre « l’impossibilité » de la participation. Dans ce but, des « experts » sont souvent appelés pour faire des enquêtes et ainsi réduire le fossé entre élus et citoyens-habitants. Par ce biais, on souhaite non seulement connaître les idées des habitants, mais également leur donner une possibilité de peser sur l’action publique, même de façon indirecte : leur expertise serait ainsi recueillie puis transmises aux politiciens qui pourraient alors l’intégrer dans leurs choix politiques. Or, ceci ne fait en réalité rien d’autre que déplacer le problème au niveau de la méthodologie de l’enquête : toutes les enquêtes ne sont pas capables de produire les mêmes résultats, ni de saisir les mêmes dynamiques. Le problème n’est pas simplement lié à la discipline académique de référence, mais plutôt au fait qu’une enquête n’est pas nécessairement un moyen idéal pour donner la parole à l’habitant ; au contraire, elle peut être une autre façon pour contrefaire la voix du citoyen en lui imposant des grilles d’analyse qui superposent la parole du chercheur à la sienne.
Toutefois, s’engager dans une pratique à la fois de recherche et de participation est possible ; pour cela il faut d’abord être capable de se rendre compte des compétences possédées par les habitants. Si l’on veut prendre en considération le point de vue des habitants, il faut aborder l’individu, habitant et citoyen, comme une seule entité. Ainsi que P. Pichon le suggère, le chercheur ne doit pas nier les compétences spécifiques de l’habitant sur son territoire. L’habitant connaît des choses qui ne sont généralement pas accessibles à celui qui ne vit pas dans le quartier : de la couleur des fleurs sur le trottoir, jusqu’aux meilleures places de parking, en passant par les sens interdits, etc. Il ne s’agit néanmoins pas de dépolitiser la parole du citoyen-habitant en la limitant à ces aspects « folkloriques » de la vie de tous les jours : au contraire, il faut reconnaître la portée politique de ces connaissances fines du terrain et de l’ambiance de vie.
La recherche doit être construite sur les compétences des habitants-citoyens, afin que ces connaissances deviennent lisibles et compréhensibles par les élus et les professionnels. La recherche se situe dans l’espace compris entre ces deux rôles : elle repère des compétences et les active à travers un langage qui n’est pas filtré par les relations de pouvoir qu’on a vu être autant délétères pour la concertation. En considérant les compétences comme réelles, la recherche est capable de les dépouiller de leur caractère de revendication, de telle sorte qu’elles deviennent acceptables pour les techniciens chargés des travaux.
L’exemple de la recherche menée sur l’aménagement dans les Vallées du Gier et de l’Ondaine
C’est exactement ce qui s’est produit à l’occasion de la recherche « La quête des identités des Lieux » portant sur les vallées du Gier et de l’Ondaine, aux alentours de la ville de Saint-Etienne. Promue par le projet de réaménagement urbanistique et infrastructurel de la ville, cette recherche réfléchit aux enjeux posés par ces changements, comprenant entre autre la réalisation d’un axe autoroutier. A travers des ateliers rassemblant à la fois chercheurs, habitants, étudiants et praticiens, les chercheurs ont recueilli des expériences et connaissances vécues sur le terrain. La découverte des « arts de faire » locaux, véritables « modes d’adaptation des usagers » au bâti et aux infrastructures autoroutières, a engendré des changements du plan urbanistique : amenant à l’attention des ingénieurs des questions autre que les simples procédures techniques de sécurité, un espace de covoiturage informel fut mis en place. La nouveauté n’est pas seulement liée au fait d’avoir su conjuguer différentes visions et modes d’approches de la ville, faisant discuter ensemble techniciens et usagers, mais aussi d’avoir pris en compte la perception des habitants. Souvent décrite comme « subjective », la perception des espaces est la base du bien-être dans la ville et de l’identité des lieux. Un lieu est à la foi un espace matériel et l’image que chacun reçoit et se forme dans son esprit à la suite de ses propres expériences. Être capable de saisir cette dimension, qui est inévitablement tangible, est le grand défi posé à toute recherche prétendant s’interroger sur l’expérience de la vie en ville. Il s’agit d’une étape indispensable lorsque l’on veut construire des villes à mesure d’homme, dans lesquelles nos propres modes d’usages peuvent s’épanouir. Dans la même optique, l’importance de cette connaissance a mené à la sauvegarde d’une passerelle entre une colline résidentielle et un chemin de randonnée : non seulement ce passage permettait la circulation entre deux quartiers de la ville, mais il constituait aussi un moment et espace de ressourcement sensoriel lié à la vue panoramique à proximité.
Si la prise de parole est un des moments incontournables de la démocratie, elle n’est pas un moment simple ni évident ou naturel, même à l’échelle du quartier. Si les pouvoirs politiques souhaitent la développer, un engagement actif est nécessaire afin de permettre aux habitants-citoyens de s’en saisir et de s’exprimer. Face aux difficultés que des « amateurs » de la politique peuvent rencontrer vis-à-vis des « professionnels », on peut proposer des stratégies d’implication et de participation différentes. L’engagement de professionnels de la recherche pour mener des enquêtes ne doit pas être pensé comme une façon de dépasser des paroles des habitants, tâtonnantes et conflictuelles, en les sous-traitant à d’autres personnes, notamment aux chercheurs. Au contraire, cela doit être une façon différente de traduire les compétences des uns en un format compréhensible pour les autres. Ce processus demande une attention particulière à la méthodologie employée pour l’enquête : il s’agit à la fois de repérer les « arts de faire » et les « perceptions des habitants » et de trouver un moyen pour les activer et les faire peser sur l’élaboration du projet.
Références
CARREL, M. (2009). La citoyenneté plurielle. Appréhender les dispositifs participatifs dans leur environnement, In CARREL, M., NEVEU, C., ION, J. (2009), « Les intermittences de la démocratie ». Paris. L’Harmattan.
PICHON, P. (2009). La prise en compte des compétences des habitants et des usagers dans les projets urbains, In CARREL, M., NEVEU, C., ION, J. (2009), « Les intermittences de la démocratie ». Paris. L’Harmattan.