Le débat public : une expérience française de démocratie participative

Pierre-Yves Guiheneuf, 2007

Institut de la Concertation et de la participation citoyenne

A l’heure où le débat politique, national et international, ne cesse de prôner la concertation et la participation, cet ouvrage, produit à l’issue d’un colloque qui s’est tenu en 2006, s’intéresse à l’une de ses modalités particulières, le débat public. Il faut entendre cette expression dans le sens précis que lui donne la loi Barnier de 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement, puis la loi sur la démocratie de proximité de 2002, c’est-à-dire le sens d’un débat ouvert aux citoyens, codifié et organisé par une autorité indépendante et portant sur des grands projets d’aménagements ayant un fort enjeu socio-économique ou un fort impact sur l’environnement. Ce débat se déroule sous la forme de réunions publiques, de forums internet ou d’autres modalités, sous l’égide d’une institution spécialement chargée de son organisation. Cette fiche revient sur l’ouvrage « Le débat public, une expérience française de démocratie participative », qui s’intéresse d’abord à cette institution, puis aux manifestations du débat lui-même et à la mesure de ses effets.

La CNDP, ou l’institutionnalisation du débat public

En 1995, après deux décennies de conflits portant sur l’environnement, et constatant les insuffisances de la procédure d’enquête publique, la France s’inspire d’une expérience québécoise pour faire le choix d’institutionnaliser la participation citoyenne à l’échelle nationale. La Commission nationale du débat public (CNDP), autorité administrative indépendante, constitue une innovation institutionnelle et quasiment une exception française. Son statut d’autorité indépendante permet de distinguer le rôle du porteur du projet (assumé par le maître d’ouvrage) et celui de pilote des débats (endossé par la CNDP), ce dernier devant se tenir à équidistance du premier et du public en introduisant la notion de « garant » du débat public. La CNDP est en effet soucieuse de la réussite du débat et non de celle du projet. Pour cela, elle a défini un corps de principes et de moyens, une doctrine explicitée dans les « Cahiers méthodologiques » qu’elle édite depuis 2004. On peut s’attendre, dans un pays centralisé comme la France, à ce que ces orientations venues d’en haut influencent les modalités de la participation dans d’autres secteurs et que la CNDP s’affirme comme l’un des acteurs – parmi d’autres sans doute – de la codification de la participation citoyenne.

Comment la CNDP conçoit-elle le débat public ? Principalement comme une délibération au sens du philosophe allemand Habermas, c’est-à-dire un échange rationnel d’arguments, entre des participants désireux d’aller vers une intercompréhension mutuelle et de définir une ligne d’action commune, en dehors de tout rapport de domination et de tout comportement stratégique caché. C’est cet idéal que la CNDP tente d’approcher à travers le principe d’équivalence des points de vue, de transparence de l’information ou d’impératif d’argumentation.

Ces principes se traduisent concrètement par l’animation et la modération des débats lors des réunions publiques et des ateliers de travail, des forums internet, de la diffusion d’informations et du recueil d’avis sous diverses formes. Ces moyens sont mis en œuvre pendant une durée courte, généralement de quatre mois. Les modalités évoluent avec le temps, notamment en profitant du développement des outils internet, et peuvent varier en fonction de la technicité du sujet, de l’étendue du périmètre géographique et des caractéristiques du contexte local, notamment du caractère conflictuel ou non du projet.

Dans la réalité des débats, l’idéal de la délibération n’est pas toujours atteint, certains débats étant contraints par des éléments non négociables du projet, des inégalités d’information, des enjeux politiques non explicites, des rapports de domination qui s’exercent notamment quand les rationalités technico-administratives s’imposent, etc. On est souvent loin de l’égalité souhaitée des citoyens : les élus en particulier conservent un accès privilégié aux échanges, ainsi que les acteurs organisés comme les associations ou les organisations professionnelles. Loin de s’engager sincèrement dans un échange « sur le fond », nombre de participants font de la représentation, jouent le rôle que l’on attend d’eux et ne font que rarement évoluer leur point de vue. Malgré ces limites, l’organisation de débats publics sur des sujets d’intérêt général contribue à expliciter les controverses, canaliser les échanges et rendre plus transparente la décision publique.

Des questions de légitimité

Qu’est-ce qui fait qu’une institution comme la CNDP est en mesure d’imposer ses principes en matière d’organisation du débat ? Son statut d’institution publique y concourt largement, mais cela n’est pas suffisant. Elle doit également bénéficier d’une certaine reconnaissance et celle-ci s’acquiert sur le terrain, ce qui suppose que les débats puissent répondre aux attentes des participants, donc s’adapter aux spécificités du contexte et aux évolutions des demandes.

Chaque débat est en effet l’occasion d’un questionnement sur la légitimité du processus, qui n’est donc jamais définitivement acquise. Cette fragilité constitue aussi la force démocratique de l’institution, qui est légitimée non seulement par les conditions de sa création par les pouvoirs publics mais qui est également consolidée, au fil du temps, par les participants eux-mêmes. Quels critères mettent ceux-ci en avant pour la juger ? Principalement l’impartialité du processus (et donc l’indépendance des CPDP, Commissions particulières du débat public mises en place par la CNDP pour organiser et animer chaque débat) et les effets du débat sur le processus décisionnel. La capacité du débat public à offrir de réelles marges de négociation, à infléchir la décision, à garantir la transparence des échanges, à assurer l’accès de tous à la parole, sont des critères décisifs. Le débat doit donc faire constamment la preuve de son utilité en répondant à des critères d’équité et d’efficacité.

Le débat public n’a qu’un rôle consultatif. Il n’a pas d’effet contraignant sur la décision et, de ce fait et du fait des délais du processus décisionnel, il entretient parfois avec elle un rapport un peu lointain. Les élus sont mis en demeure d’écouter les citoyens et les experts mais restent les véritables décideurs. De leur côté, les citoyens sont invités à exprimer leur point de vue mais sont dessaisis de tout pouvoir de contrôle sur la décision finale. Cependant, la plus-value démocratique du débat public ne se limite pas à cela. Elle intervient non seulement sur le temps court de la décision mais également sur le temps long de l’évolution de la perception des problèmes, de la transformation des rapports sociaux, de la légitimation des règles et des normes.

Le débat public : un processus en prise sur des évolutions longues

La mise en scène que constitue un débat public, avec ses règles d’équivalence des points de vue ou d’impératif de l’argumentation, avec son intention d’explorer le fond des controverses parfois au moyen de contre-expertises, avec la posture d’indépendance des CPDP vis-à-vis des représentants de l’Etat ou des collectivités, créé des configurations inédites auxquelles les acteurs doivent s’adapter. Les élus, en premier lieu, y sont souvent mal à l’aise, questionnés dans leur statut de représentants et donc fréquemment enclins à critiquer en retour le dispositif. Ils ne renoncent nullement à leur statut et cherchent parfois à instrumentaliser les échanges, ce à quoi doivent résister les CPDP. Beaucoup d’entre eux voient dans le débat public une formalité, voire une « épreuve » de laquelle ils ressortent vainqueurs si leurs arguments demeurent intacts. On est donc loin de l’idéal de la délibération, qui met en avant la capacité d’écoute de chacun, d’itérations successives et de transformation des points de vue. Dans les faits, le débat sert souvent à rendre publiques des positions préalablement existantes, parfois à les rigidifier.

Les experts, en second lieu, sont fréquemment sollicités pour éclairer des controverses techniques ou économiques mais dans quelle mesure est-il possible de le faire au cours de réunions publiques de quelques heures réunissant jusqu’à des centaines de personnes ? Cela amène parfois les CPDP à organiser des ateliers restreints pour traiter de points spécifiques, au risque de remettre ainsi en cause le caractère démocratique du processus. Enfin, comment défendre le principe d’égalité des points de vue sans donner aux participants les mêmes capacités d’information et d’expérimentation que ceux dont bénéficient l’Etat et les maîtres d’ouvrage ? Est-ce matériellement possible dans le court temps du débat ? C’est la question de la réalité de la contre-expertise qui est ainsi posée.

Troisièmement, les maîtres d’ouvrage. Contraints de jouer le jeu du débat, ils ont souvent été amenés à développer en retour des compétences particulières en matière de concertation ou de préparation des projets. L’intégration du débat dans les pratiques professionnelles peut conduire à des stratégies de résistance mais aussi à des transformations profondes du projet : analyses d’impact plus étayées et plus précises, prise en compte plus globale des effets sociaux-économiques et environnementaux du projet, etc. Les intérêts des différents acteurs sont mieux anticipés et des discussions préalables peuvent s’établir pour désamorcer les possibles sujets de conflits en traitant précocement les problèmes et en recherchant des compromis. Pour Réseau Ferré de France, par exemple, le débat public stimule la réflexion collective interne à l’entreprise ainsi que les relations entre celle-ci et ses interlocuteurs. Le débat oblige également de nombreux protagonistes à se positionner, y compris l’entreprise, et participe à la reconfiguration du jeu des acteurs.

Enfin, quatrièmement, le public. Chaque débat « construit » sont propre public en mobilisant des outils particuliers qui vont rendre plus ou moins facile la participation de chacun et en définissant un périmètre de mobilisation. Ces choix sont évidemment hautement stratégiques. Les modalités de conduite du débat elles-mêmes agissent sur la nature du public participant : les personnes sont-elles là en tant que citoyens ou riverains ? Représentants de groupes organisés ou individus ? Profanes ou avertis ? La reconnaissance pratique de l’expression renvoie à la question du public légitime en démocratie. Dans la réalité des faits, plusieurs observations mettent en évidence la participation marginale du « simple citoyen », face aux élus et aux représentants d’organisations collectives, rompus à ce type d’exercice. A terme, la procédure du débat public interroge plus largement l’évolution des formes de mobilisation. Autrement dit, l’institutionnalisation de la participation dans des dispositifs comme ceux du débat public modifie-t-elle les stratégies des acteurs associatifs en dehors des débats eux-mêmes (par exemple, la nature et l’intensité de leurs actions de contestation, la constitution d’alliances, la construction des argumentaires, etc.) et si oui, dans quel sens ? Permet-elle à des spectateurs de monter sur la scène et de jouer un rôle plus actif ? Permet-elle à certains acteurs de la société de se constituer en interlocuteurs face aux pouvoirs publics ? Plusieurs observations semblent montrer que se sont là des effets possibles du débat public, mais ce sont loin d’être les seuls.

Les effets du débat public

Indéniablement, le débat public est une scène théâtrale où les acteurs jouent des rôles. Mais ce n’est pas seulement cela. C’est aussi un processus d’échange d’information, de construction d’interlocuteurs, de mise en place de procédures, d’apprentissage… Malgré ses limites, le débat public a de nombreux effets, même si ceux-ci doivent être jugés à leur juste mesure dans le long processus d’élaboration d’un projet, fait d’innombrables échanges formels et informels. On peut noter par exemple l’émergence d’acteurs collectifs, plutôt associatifs, qui peuvent y trouver les moyens de construire leur propre légitimité. On peut noter la diffusion d’informations, la mise en place de contre-expertises et la plus grande transparence des choix publics. On peut également noter la construction d’une « culture du débat », faite par exemple d’argumentation et de transparence, mais aussi d’inclusion d’acteurs non spécialistes, dans des échanges qui perdurent ensuite localement. On peut noter enfin l’anticipation des maîtres d’ouvrage qui les conduit à améliorer leurs études, à adopter une vision plus globale des impacts et à mieux anticiper les critiques à leur projet. La liste n’est pas close : le débat a des utilités multiples, même si elles peuvent apparaître contradictoires, qui font tout son intérêt.

Aussi ambitieux que soit le dispositif mis en place par la CNDP, il ne représente qu’une petite partie de l’ensemble des débats publics qui agitent en permanence la vie d’un pays. En effet, si le débat public présente la figure d’échanges policés, encadrés et institutionnalisés, il existe un grand nombre de débats plus ou moins spontanés, en tous cas non institués par la puissance publique, qui se manifestent par le biais de protestations, blogs, controverses médiatiques, prises de parole diverses, etc. Aux côtés des débats « d’élevage », il existe donc des débats « sauvages » et l’histoire de la CNDP montre d’ailleurs que les premiers ont pu être mis en place grâce aux seconds. Mais faut-il « élever » le débat ? Il n’y a pas de réponse définitive à cette question : les faits montrent que l’intervention de l’institution peut, selon les cas, avoir pour but de domestiquer les protestations pour mieux les canaliser, mais peut aussi créer de nouveaux espaces d’échanges ouverts au plus grand nombre et renforcer la participation. Quoi qu’il en soit, le caractère officiel de la procédure n’est pas anodin dès lors qu’il s’agit de décision publique. L’institutionnalisation du débat est en effet « une formidable machine – un peu risquée certes mais au rendement exceptionnel – à fabriquer de la légitimité » (Laurent Mermet, p. 374).

Sources

Note de lecture de l’ouvrage : Revel M., Blatrix C., Blondiaux L., Fourniau J-M., Hériard Dubreuil B., Lefebvre R. (dir.), 2007, « Le débat public, une expérience française de démocratie participative », La Découverte, 412 p.