Fiche de lecture : Transmettre, Apprendre
Francine Depras, janvier 2023
Le chantier ambitieux - Repenser la sphère de l’éducation et de la formation en partant des territoires - initié en début d’année par le Collectif Osons les territoires ! associe maintenant des acteurs de l’enseignement, de la formation et de la société civile à ce travail.
Notre constat de départ résume de la manière suivante le défi devant nous : Le fossé entre l’accumulation des connaissances et techniques et notre capacité à faire face aux défis communs illustre la crise des modalités d’acquisition et de transmission des savoirs, savoir être et savoir faire, ce que l’on pourrait qualifier de sphère de l’éducation et de la formation, qui englobe les institutions formelles de transmission des connaissances, depuis l’enfance et tout au long de la vie, et, plus largement, tous les processus d’acquisition de compétences, tous les processus de transmission des valeurs et des savoir faire que met en œuvre la société.
L’ouvrage collectif « Transmettre, Apprendre » cherche des réponses dans l’évolution-même de l’éducation, en remontant l’historique d’un échec communément admis : Pourquoi notre système éducatif chargé de transmettre ne remplit pas sa fonction sociale ?
Alors que notre chantier cherche à ancrer la réflexion dans le territoire au sens bassin de vie et d’emploi, et dans plusieurs temporalités : l’urgence d’une part, de former les actifs pour mieux les préparer au monde instable qui nous entours et à la crise climatique, les années nécessaires d’autre part pour un parcours scolaire et universitaire mieux adapté aux besoins réels avec une transmission de savoir-faire et compétences utiles aux générations futures, les trois auteurs Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi abordent la question centrale à partir de ces six thèmes : l’éducation, la République, l’enfant, l’égalité, la culture commune, le civisme.
À télécharger : fd_3eme_fiche_de_lecture.pdf (660 Kio)
Thèmes et arguments
Marcel Gauchet considère qu’une « une démarche d’éclaircissement radical » partant de trois dimensions : anthropologique (« L’homme est l’unique créature qui doive être éduquée -Kant » ), épistémique : la notion de « médiation réflexive entre le sujet et le savoir, seule susceptible de « permettre de penser la formation d’un être adapté à la nouveauté du futur », politique au regard des trois phases de l’évolution de l’éducation entre 1880 et 1945 « la phase méritocratique, celle de l’égalité des chances et celle de l’individualisme ».
Après 1945, l’école réalise la synthèse de ces trois moments, mais l’équilibre obtenu est aujourd’hui rompu et il est devenu impossible de les faire coïncider. La tendance à l’individualisation (« l’enfant au centre de l’école ») l’a emporté : « de la démocratie par l’école, on est passé à la démocratie dans l’école.
Naguère, l’école « possédait le secret de l’inégalité juste », mais cette inégalité désormais « pose problème » et « sélection et compétition ont été contestées « anti-pédagogiques ». L’école a voulu instaurer une « égalité » qui allait prévaloir comme « équivalence des singularités », en opposition à la société globale où règne la concurrence individuelle. L’école peut-elle faire l’impasse sur « la différence des talents » qui n’est pas synonyme de « diversité des qualités » ? Ou ne doit-elle pas apprendre à articuler « égale dignité » et « inégalité des performances » ?
Marie-Claude Blais, propose une problématisation philosophique entre les tenants des « républicains » et des « pédagogues », entre les partisans de « l’école de la République » et les partisans de « l’école « sanctuaire », une école « centrée sur l’élève » et « ouverte sur la vie ». Des faits sociaux ont marqué la période depuis 1982 : la réforme des collèges entre 1982 et 1985, l’affaire des foulards islamiques en 1989 et l’émergence de la violence scolaire à partir de 1990.
Dominique Ottavi, fait une critique de la « centration de l’école sur l’apprenant ». Dans le cadre de « la question de la culture », elle fait observer que la culture scolaire est passée par une phase de « délégitimation », sous l’influence des théories de Bourdieu-Passeron, qu’il y a donc un nouveau « rapport au savoir » et une « crise de la transmission ».
D’une manière générale il y a, selon les auteurs une « disqualification des savoirs disciplinaires au profit d’une exaltation de l’autonomie ou du choix, de l’appropriation par l’expérience individuelle ».
La nécessaire “socialisation” et la “civilité” qui matérialise la reconnaissance de la dignité de ses semblables, la “moralité” qui fonde l’exigence de réciprocité dans le sens de la responsabilité et la “citoyenneté” qui s’efforce d’inscrire ces différentes valeurs dans l’organisation politique ».
L’émergence d’un « nouveau paradigme éducatif, à la fois social et épistémique » s’est installé, dans l’école « moderne », entre un régime moderne de la connaissance (primat des sciences et de la raison), et des pratiques dominantes de transmission d’une tradition désarticulée.
Ce qui est en creux, est la nécessité de concilier les exigences complémentaires, bien qu’antagonistes, de l’individu (droits de la raison individuelle), et de l’institution (legs des générations précédentes).
La transmission est une « dimension inéliminable » de toute réflexion pédagogique en tant que « donnée interhumaine indépassable » mais les transmissions familiales sont inhérentes à l’éducation première.
Les transmissions familiales sont largement explicatives des comportement des élèves : le domaine psychique (inscription dans une histoire, confiance dans sa capacité à se développer, amour inconditionnel) ; le domaine moral (rapport au monde, manières d’être, valeurs) ; et le domaine cognitif (modes de pensée, méthodes de travail, et surtout pratiques langagières : une part importante des inégalités devant les apprentissages trouve sa source dans des différences de nature et de niveau touchant les interactions langagières délibérées, mais aussi, et peut-être surtout, la qualité des échanges parents/enfants).
La relation maître-disciple « perdure avec vigueur » car inhérente à tout apprentissage un peu complexe: apprendre a toujours une dimension de transmission qui s’inscrit dans le temps ; tout apprentissage exige des interlocuteurs privilégiés, qui soient des intermédiaires compétents pour initier à un langage par nature ésotérique (l’exemple des mathématiques comme « idiome crypté » étant très bien analysé ,tout apprentissage implique subjectivement, ce qui nécessite un accompagnement et enfin tout apprentissage a une dimension symbolique d’intégration sociale.
Apprendre… c’est toujours apprendre de quelqu’un pour transmettre à quelqu’un » (p.102). Quel modèle éducatif ? C’est la partie polémique abordée dans le chapitre 5 et 6 de la troisième partie. L’évolutionnisme et l’individualisme sont les deux sources (l’une scientifique, l’autre sociale) du paradigme éducatif moderne dominant. Les thèses évolutionnistes, constructivistes et intuitionnistes (Spencer, Haeckel, puis Dewey, Claparède) ont pesé « lourd dans le champ pédagogique ». (p. 143)
Le constructivisme s’avère réducteur en ramenant « le savoir à ce que peut en reconstituer l’individu à partir de son expérience », ce qui constitue un « rabaissement de la signification humaine du savoir » (p. 140). La psychologie génétique de Piaget et la structure du langage par le pensée de Vygotski, qui sont mises en opposition, ne sont pas convaincantes dans la perspective pédagogique de la formation de l’enfant. En revanche elle permet de situer les enjeux de la « phénoménologie de l’expérience d’apprendre » dont nous avons besoin pour comprendre comment « se joue l’accès effectif à la culture, c’est-à-dire l’entrée dans l’univers de l’écrit » car là se situe la fonction essentielle de l’école.
A l’école, il s’agit d’apprendre à lire, écrire et compter, i.e. « d’accéder à un univers artificiel de la réflexion et de l’abstraction » (p. 203). L’objet de l’apprendre (question : quoi ?, négligée lors de l’étape de la vulgate) est d’abord le langage écrit, autrement dit « le discours signifié sous sa forme écrite » (p. 191). L’écriture est ainsi un facteur décisif d’individuation, il s’agit d’« apprivoiser l’abstraction » (p. 198). Du lecteur déchiffreur au lecteur herméneute, par exemple, le chemin est difficile (p. 200). Mais, si l’on peut être sûr de la nécessité d’une transmission médiatrice, et si l’on a compris « à quel point il est difficile d’apprendre » (p. 204).
Enseigner à l’heure d’internet, troisième révolution technologique, porteuse d’une espérance fantasmatique (p. 218) loin de réaliser la prophétie d’Ivan Illich (émergence d’un modèle de l’apprentissage informel dans des pratiques d’autoformation, critique des espoirs et des mythes construits autour de la révolution numérique et ses les « leurres » (p. 244). Contre le dogme de l’existence d’une « compétence native », un « apprentissage méthodique » est toujours nécessaire (p. 221).
La Toile et l’Ecole sont deux univers antagonistes, car « apprendre représente toujours un travail, même si celui-ci peut se faire dans la joie » (p.224). Le savoir ne peut être réduit à son accessibilité, et il faut se prémunir contre les dogmes de l’efficacité et de l’immédiateté (p.245). C’est pourquoi l ’ « irremplaçable » (p. 248) école doit toujours être « en décalage » (p.226), le devoir premier des enseignants étant de susciter des questions et des problèmes, pour faire éprouver le « plaisir de penser » (p. 240). C’est l’œuvre d’une pédagogie qui explore et invente les modes d’enseigner aux différents âges de l’éducation initiale.
Structure du livre:
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La première partie : Le sacre de l’apprenant, de la société de tradition à la société de connaissance p 13 à 47
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La deuxième partie : Résistances de la Transmission p 51 à 111
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La troisième partie : Comment apprend-on ? Théories et débats p 115 à 183
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La quatrième partie : Pour une phénoménologie de l’apprendre p 187 à 205
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La cinquième partie : Faut-il encore apprendre à l’heure d’Internet p 209 à 245
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L’école à venir p 251.
Références
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Transmettre, Apprendre de Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet, Dominique Ottavi, paru le 21/09/2016 - Fayard-Pluriel 2016EAN : 9782818504796 - Code hachette : 5233468
En savoir plus
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Marie-Claude Blais est docteure en philosophie, maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l’Université de Rouen. Elle a coécrit Pour une philosophie politique de l’éducation (Hachette, 2003) et a reçu le prix Guizot de l’Académie française pour La Solidarité. Histoire d’une idée (Gallimard, 2007). Elle travaille sur les questions de l’éducation, de la solidarité et sur les liens entre la famille et le monde scolaire.
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Marcel Gauchet : philosophe-historien-éditeur, est au centre de larges réseaux intellectuels, académiques, éditoriaux, politiques, médiatiques. Il a publié de nombreux livres, dont plusieurs reprennent en recueil des articles parus notamment dans la revue qu’il dirige depuis trente-cinq ans avec Pierre Nora, Le Débat.
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Dominique Ottavi : École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses (1975-1979). Elle réalise en 1997 une thèse de doctorat intitulée « Aux origines de la science de l’enfant (1870-1914) » à l’École des hautes études en sciences sociales, sous la direction de Marcel Gauchet Elle est professeure de philosophie à l’école normale puis en IUFM, à Chartres et à Versailles, puis est maître de conférences à l’université Paris-VIII (2001-2008). En 2008, elle est nommée professeur de sciences de l’éducation à l’université de Caen, puis à l’université Paris-Nanterre en 2011 En 2016-2017, elle a une délégation au CNRS.