Enquêter, débattre, s’engager… pour des sociétés durables
Delphine Astier, 2023
Le mal de l’éco-anxiété à en croire la presse actuelle est en train de gagner du terrain. Dans un contexte pessimiste de raréfaction des ressources naturelles, d’augmentation des inégalités mondiales, de changement climatique, et devant l’incapacité de nos sociétés à prendre des mesures à la hauteur des enjeux, un climat anxiogène s’installe. Aller à la recherche d’expériences positives s’impose !
Depuis 2006 l’association Monde Pluriel a permis à de milliers de jeunes via les établissements scolaires de prendre conscience des problématiques sociales et environnementales, locales et internationales, d’imaginer des alternatives. C’est ce parcours (parfois semé d’embûches) que nous vous partageons avec vous.
À télécharger : delphine_astier_article_dans_diversite.pdf (230 Kio)
L’aventure « Prenons Soin de la Planète » (PSP) a pris naissance au Brésil en 2010. En 2009, les ministères de l’Éducation et de l’Environnement brésiliens ont invité les pays membres de l’ONU à participer à un processus de coopération internationale de grande échelle : la Conférence Internationale des enfants et adolescents pour l’environnement – « Prenons Soin de la Planète ». Cette rencontre, fruit de longs processus nationaux, a réuni pendant 6 jours à Brasília des jeunes âgés de 12 à 15 ans, issus de 52 pays et rassemblé 650 participants (dont 323 délégués et 69 facilitateurs, âgés de 18 à 29 ans).
Le processus pédagogique global repose sur 4 piliers fondamentaux.
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La notion de «responsabilité» : la reconnaissance des responsabilités individuelles et collectives de chaque personne est l’idée principale du projet. Tout citoyen est responsable dans la limite de son accès à l’information et au pouvoir. Nous parlons de «coresponsabilité» dans le sens où chacun des acteurs doit prendre sa part de responsabilité.
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«Un jeune élit un jeune» : les délégués, âgés de 12 à 15 ans, ont été choisis par leurs pairs.
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«Un jeune éduque un jeune» : les jeunes facilitateurs, âgés de 18 à 25 ans, animent les ateliers des plus jeunes pendant la conférence. Le processus de mobilisation peut et doit être construit à partir des expériences des jeunes eux-mêmes, en faisant confiance à leur capacité d’engagement et de transformation par l’action.
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«Une génération apprend avec l’autre» : même si les jeunes sont les protagonistes du projet, le lien et le dialogue entre les générations impliquées sont primordiaux. Concernant l’éducation au développement durable, cette caractéristique est d’autant plus importante qu’elle est basée sur des concepts nouveaux que les jeunes transmettent à leurs parents et leurs enseignants.
Dans les «conférences», le rôle des jeunes «facilitateurs» (18-29 ans) est fondamental ; chaque pays envoie un facilitateur. Sur la base du principe «Un jeune éduque un jeune », tous les ateliers ou toutes les activités de la conférence sont conduites par des jeunes facilitateurs qui ont été formés pendant la semaine qui a précédé l’événement (principes et objectifs de la conférence, méthodologie, capacitation de groupes).
Enfin, un principe important de cette méthode est l’« édu-communication » ; pour renforcer ses capacités d’action, il ne suffit pas d’avoir des connaissances, il faut aussi savoir communiquer sur celles-ci. Dans l’affiche1, les élèves expriment clairement, par ce slogan percutant, ce que devrait être une école écologique.
Tout citoyen est responsable dans la limite de son accès à l’information et au pouvoir
PSP est en quelque sorte un «méta-projet» qui permet de valoriser les initiatives existantes, en les fédérant autour d’un événement d’ampleur nationale puis internationale. En France, par exemple, les établissements participants avaient mené des projets divers et variés (aménagement de la montagne, gestion de l’eau et risques naturels – comparaison entre la Drôme et les indiens Kogi de Colombie –, installation de panneaux photovoltaïques et de puits au Maroc par un lycée professionnel, fabrication d’éoliennes pour l’éclairage du garage à vélos du collège, réalisation d’un bilan carbone du lycée, etc.) en gardant un lien avec le thème central, et commun à tous, des changements climatiques.
LA DYNAMIQUE EUROPÉENNE
Dans la filiation de cette Conférence de Brasília, la dynamique a essaimé ensuite à travers l’Europe dans plus de 15 pays. L’association Monde Pluriel, jugeant intéressant de continuer à faire vivre cette méthode dans les contextes pédagogiques français et européens, a dynamisé un réseau d’écoles européennes dans les pays suivants : Portugal, Géorgie, France (régions Rhône-Alpes, Île-de-France et la Guyane), Lituanie, Roumanie, Espagne, Italie, Danemark, Turquie, Belgique. Nous avons organisé plusieurs conférences européennes, regroupant 80 délégués (élus par leurs pairs), âgés entre 13 et 16 ans, représentants environ 400 établissements scolaires (et donc environ 5 000 jeunes directement chaque année et plus de 10 000 indirectement). Il est à noter que ce projet n’est pas qu’un événement : c’est un véritable processus bottom-up2 sur toute l’année scolaire, ancré fortement dans les écoles et leurs territoires, dont les conférences nationales et les conférences européennes sont l’aboutissement. Entre 2010 et 2019, Monde Pluriel a organisé 3 grandes conférences européennes et dix conférences en France (régionales, inter-académiques, etc.)
En 2012 et 2015, les conférences européennes furent organisées à Bruxelles, en partenariat avec le Comité des Régions (CDR) et le Comité économique et social européen (CESE). En 2018 nous avons co-organisé la 3e Conférence européenne «Prenons Soin de la Planète» avec notre partenaire associatif portugais à Lisbonne. Les jeunes ont eu la chance d’être reçus au Parlement et de dialoguer avec des parlementaires. Si la résonance institutionnelle a été moindre qu’à Bruxelles, l’énergie et la solidarité entre jeunes Européens ont été extraordinaires et se sont prolongées dans le temps. Toutes ces rencontres ont été organisées sous le signe de ce que les Brésiliens nomment la «pédagogie de la joie», avec notamment une approche sensible à travers la musique, les jeux, etc.
Ces rencontres internationales ont abouti à de nombreux résultats, parmi lesquels on peut noter :
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compréhension des enjeux planétaires et environnementaux ;
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renforcement d’une culture de dialogue interculturel (entre jeunes, enseignants, société civile, autorités) et d’un sentiment de citoyenneté européenne ; comme Linda, 15 ans, en a témoigné suite à sa participation : «Aujourd’hui, je ne suis plus Française, je suis Européenne» ;
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création d’un réseau international de jeunes engagés sur les questions socio-environnementales globales ;
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rédaction de chartes internationales «Prenons Soin de la Planète» des responsabilités et des actions assumées par les jeunes puis de chartes européennes ;
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valorisation de la parole des jeunes auprès de responsables politiques ; comme le dit Nathan, issu de banlieue parisienne : «Je ne savais pas que notre voix pouvait compter !».
Il est important selon nous, de «marcher sur ses deux jambes» ce qui signifie à la fois agir et réfléchir : les idées ont d’autant plus de force lorsqu’elles s’incarnent dans des actions transformatrices ; l’action prend d’autant plus de sens quand elle est valorisée à une autre échelle que l’établissement scolaire. Cette démarche est à l’opposé de la coupure existante dans l’Éducation nationale, exposée par Pierre Calame3 dans un article de cette revue, entre apprentissage abstrait et action concrète. C’est ce cadre, permettant à la fois la réflexion et l’action, que PSP a offert au sein de l’Éducation nationale : on enquête ; on débat afin de faire émerger des propositions répondant aux enjeux identifiés ; puis on propose des solutions.
LA FORCE DU MULTI-PARTENARIAT
Par ailleurs, nous avons eu la chance d’accompagner des projets en Île-de-France dans le cadre institutionnel du partenariat entre la DRIEE – Direction régionale et interdépartementale de l’Environnement et de l’Énergie d’Île-de-France – et les académies de Paris, Créteil et Versailles. Ces institutions collaborent depuis 2015 à des projets d’éducation au développement durable. Chaque année un thème différent est traité. En 2015 une simulation de COP 21 a été organisée tout au long de l’année avec une vingtaine de lycées franciliens, chaque lycée représentant un pays. Ce projet ambitieux, accompagné par l’association Climates4, a permis aux élèves, en incarnant un pays, de comprendre la complexité de la diplomatie climatique et des intérêts nationaux.
Suite à la COP 21, le projet «Le climat, c’est chez moi» a vu le jour, pour étudier l’impact du changement climatique sur les territoires. Chaque établissement réalise un diagnostic territorial au regard du changement climatique. Grâce au kit pédagogique créé à cette occasion, le projet a été transféré en Rhône-Alpes sur 2016-2017 dans le cadre d’un partenariat entre Monde Pluriel et le rectorat de Grenoble. Dans une ambiance joyeuse, la rencontre finale dite « Rencontre des futurs possibles » a rassemblé une centaine de jeunes qui ont imaginé de manière créative des solutions à l’horizon 2050.
En 2017-2018, un projet pilote sur la qualité de l’air a été monté : «Lycéens, collégiens, prenons notre air en main !» ; il fut coordonné par un comité multi-partenariat, regroupant 3 rectorats (Paris, Créteil et Versailles), la DRIEE5, Airparif6, l’INRA, l’ONU-Environnement, l’Unesco. Monde Pluriel a eu pour mission la conception méthodologique et l’accompagnement pédagogique des 25 établissements participants (soit 1 100 élèves et 85 professeurs de différentes matières). Grâce à une étroite collaboration avec des experts, les élèves, équipés de capteurs, ont réalisé des mesures et des analyses scientifiques dans leur environnement immédiat afin de construire des propositions pour le territoire, dont certaines ont été reprises par des décideurs.
Ces différents dispositifs innovants montrent qu’il est possible d’aller à l’encontre de la coupure existant dans notre système scolaire entre l’enseignement et le contexte territorial dans lequel il se déploie (cf. article de Pierre Calame7).
Il est à noter que de nombreuses initiatives similaires existent. On peut mentionner notamment les dispositifs régionaux de lycées «écoresponsables» accompagnés par les régions, les collèges Agenda 21 initiés par les départements, le dispositif éco-école, Jeunes reporters pour l’environnement, les labels E3D mis en place par l’Éducation nationale, etc.
L’APRÈS PROJET
Nous pouvons identifier plusieurs impacts sur les jeunes, comme sur les enseignants, l’établissement, et les parties prenantes au projet. En dehors des connaissances acquises, les jeunes développent une multitude de compétences à travers ces projets (autres que scolaires). Ils sont conscients d’avoir développé des compétences telles que le travail en groupe, la collaboration, l’écoute de l’autre, l’acceptation de points de vue différents du leur à travers le débat, l’appréhension de la complexité, la connaissance des différents acteurs du territoire et de leurs enjeux, la gestion de projets, etc. Par exemple, dans le cas du projet de toilettes sèches dans un collège, il s’agit de convaincre le chef d’établissement, d’élaborer un budget, un agenda de travail, etc. Ils apprennent aussi à communiquer leurs engagements et à parler en public (même en anglais lors des conférences européennes). Perrine (16 ans) nous livre ainsi un beau témoignage : «La participation à PSP m’a insufflé de la confiance : je n’ai plus peur de monter des projets et de frapper à la porte du proviseur. Et maintenant je peux dire haut et fort que je suis très fière de mettre en place tous ces projets dans mon lycée. À Lisbonne, on s’est tous senti pousser des ailes !».
Les élèves acquièrent également des connaissances très pointues sur une thématique ; leur expertise leur permet d’être pris au sérieux et d’être crédibles face aux adultes décideurs. Or toutes ces compétentes humaines et relationnelles leur seront utiles dans le monde professionnel. Pour résumer l’acquisition de ces compétences et connaissances sont utiles à l’action, et donnent du sens au savoir théorique et aux connaissances enseignées à l’école.
En ce qui concerne les enseignants, le point le plus positif à leurs yeux est de faire partie d’un dispositif collectif sur toute une année : cela leur donne un objectif, un élan ; cela les porte, les motive et les cadres. Les rencontres physiques régulières, que ce soit dans les projets cités plus haut ou dans les dispositifs comme les lycées écoresponsables, éco-école, etc. permettent l’échange d’expérience entre pairs, échange peu existant dans l’Éducation nationale. Les enseignants apprécient également de pouvoir travailler avec des structures associatives ou des collectivités locales pour mener à bien les projets lancés avec les élèves (expertise, financement, ressources). À travers ces projets les enseignants peuvent impliquer des structures existantes, telles que les éco-délégués ou les clubs environnement.
Enfin ces projets valorisent le travail des enseignants et leur offrent une reconnaissance de leur implication (très souvent en partie bénévole) dans un contexte institutionnel où ils en reçoivent peu.
LES EFFETS DE LEVIER
L’accompagnement humain constitue un facteur essentiel à la réussite du projet. Cet accompagnement peut être fourni par une association ou être institutionnel. Dans le cadre des projets que nous avons menés, ce soutien a cadré le travail des enseignants ; sans forcément intervenir directement dans les classes, notre travail concernait la méthodologie et l’établissement, et le suivi d’un calendrier annuel venant rythmer le projet mené par les élèves. Le dispositif annuel permet un élan collectif, avec un cadrage fort et une méthodologie commune.
Pour donner l’exemple des lycées écoresponsables en Île-de-France, l’accompagnement de la Région consiste à mettre en relation l’équipe pédagogique avec une association du territoire spécialisée dans la thématique, qui va apporter son expertise.
L’impulsion institutionnelle a permis aux expériences pédagogiques d’essaimer (notamment à travers les kits pédagogiques et les formations) ainsi qu’un certain rayonnement, en impliquant des établissements scolaires ayant peu d’expérience en EEDD.
Les méthodes d’éducation populaire que nous proposons transforment les pratiques pédagogiques : débats participatifs, ateliers de co-construction, outils ludiques, «brises glace8», sont autant d’outils d’intelligence collective qui font que les élèves oublient qu’ils sont à l’école. Les méthodes d’éducation populaire que des associations comme la nôtre diffusent ne sont pas tant innovantes en elles-mêmes : c’est le fait qu’elles s’exercent au sein de l’Éducation nationale qui l’est.
Un autre effet de levier : le temps long. Il s’agit d’un projet annuel, avec un objectif final à la fin de l’année ; les enseignants s’engagent sur toute l’année scolaire, et non à recevoir quelques interventions d’une association au cours de l’année. Cela demande une implication forte de toute l’équipe pédagogique.
Enfin un des éléments inspirants qui peut être répliqué ailleurs est l’idée de la production collective ; que ce soit pour un «Agenda des solutions rhônalpin à l’horizon 2050», un agenda des solutions en matière de qualité de l’air, une lettre ouverte, Let’s be the change, co-écrite par 60 jeunes européens, ces résultats sont le ciment du projet, ils soudent le collectif.
Ces projets illustrent ce que peut être une éducation au développement durable pensée à partir de l’étude du territoire local. Ils permettent de créer des dynamiques nouvelles au sein des établissements scolaires participants, contribuent à transformer les pratiques pédagogiques et à mener des actions transformatrices sur le territoire.
L’accompagnement humain constitue un facteur essentiel à la réussite du projet
LES LIMITES À LA GÉNÉRALISATION
Il y a de nombreux freins à la généralisation de ce type de démarche. En particulier le manque de temps dédié au travail collectif et interdisciplinaire au sein des établissements scolaires mais aussi le manque de moyens pour financer le travail d’accompagnement. Le manque de temps des enseignants dédié à la coordination des projets aboutit à un «bricolage» permanent ; les enseignants trouvent des temps de coordination dans les interstices, entre midi et deux, etc. Il n’y a aucune heure dédiée à l’interdisciplinarité.
Une manière de remédier à cet écueil majeur serait de créer des classes environnement sur le modèle des classes à projet artistique et culturel (classe à PAC), avec 3 heures par semaine dédiées au projet. Cette proposition a rencontré de nombreux échos favorables, mais n’a pas été concrètement mise en œuvre.
Les initiatives touchent un nombre non négligeable d’établissements. Cependant, elles restent minimes comparé au nombre d’élèves global et n’entraînent pas un changement profond dans la manière d’enseigner.
Que ce soit pour les jeunes, les enseignants, et même pour les porteurs de projets, participer à de telles initiatives redonne du sens à une société saturée d’informations et de biens de consommation. En insufflant du collectif, en renforçant la capacité d’action des élèves, mais aussi des enseignants, et en mêlant le plaisir aux apprentissages, ces rencontres sont sources d’espoir. En somme ces initiatives collectives donnent envie d’agir pour retrouver un peu d’emprise sur notre destin, et sortir de l’impuissance.
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1 Affiche d’éducommunication réalisée collectivement par les délégués lors d’un atelier de la Conférence européenne en 2015 – traduction : « Nous voulons étudier le climat comme nous étudions les maths » – « Nous avons besoin de l’éducation pour être le changement ! Nous avons besoin de connaître la planète pour pouvoir en prendre soin »
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2 Méthode d’analyse ascendante
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3 Voir « Préparer la nouvelle génération à relever les défis de demain », en page 70 de ce numéro (D I V E R S I T É N ° 1 9 8)
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4 CliMates est un laboratoire d’idées et d’actions international, réunissant des volontaires, étudiants et jeunes professionnels autour des enjeux climatiques. Voir le site weareclimates.org
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5 Direction régionale et interdépartementale de l’environnement et de l’énergie
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6 Association de surveillance de la qualité de l’air
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7 Op.cit.
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8 Activité consistant, en début d’atelier, à permettre aux participants de faire connaissance, et de créer une cohésion de groupe