Les déterminants des résultats scolaires des enfants obligent à réfléchir à la nature de l’école
Pierre Calame, January 2023
A partir de 1969, j’ai conduit pour le compte du Commissariat général au Plan une série d’études détaillées des retards scolaires dans le Valenciennois Hauts de France, vallée de l’Escaut).
Ces études ont culminé en 1973 avec une analyse portant sur l’ensemble des enfants de valenciennois scolarisés en primaire soit 40.000. Des débats contradictoires opposaient à l’époque, sur la base d’argumentations chiffrées approximatives et d’un outillage mathématique sommaire les tenants d’explications opposées. L’ampleur des effectifs des études valenciennoises permettait une analyse plus fine. Encore fallait-il une technique mathématique adaptée pour l’exploitation des données. J’ai donc dû concevoir une nouvelle méthode mathématique pour confronter entre eux de manière rigoureuse les différents schémas explicatifs possibles. Cette méthode, appelée « analyse en arbre » car on procède pas à pas dans l’introduction des différentes variables explicatives est fondée sur deux notions intuitives : la « hiérarchie » des causes et le « pouvoir explicatif » de chacune des causes quand on neutralise l’effet des autres causes. L’application de la méthode a donné des résultats « décoiffants » ce qui explique en partie qu’ils ont fait à l’époque l’objet d’une conspiration du silence.
S’affrontaient à l’époque, pour être schématique, les tenants du « déterminisme social » qui, souvent en se référant de manière simpliste à Pierre Bourdieu, étaient convaincus que les résultats scolaires étaient pratiquement déterminés par le milieu social et le capital culturel des parents, et les tenants du « don individuel » qui défendaient l’idée que l’école républicaine assurait la promotion des plus doués des enfants et était le vecteur principal de l’ascenseur social. Et, comme les facteurs sociaux, culturels, démographiques sont nécessairement imbriqués, toute corrélation simple entre retard scolaire et un de ces facteurs ne signifie pas grand-chose en terme de causalité. En outre, en France, tous les facteurs culturels sont masqués par le fait qu’au nom du risque de discrimination on s’interdit, pour les enfants de nationalité française, ce qui est le cas général pour les enfants d’immigrés nés en France, de faire référence à leur milieu d’origine tout en sachant bien qu’il joue un rôle majeur, parfois positif, la volonté farouche des parents de voir leurs enfants « réussir », parfois négatif par la distance entre le milieu familial et l’école et le sentiment de stigmatisation.
A la fin des années soixante et dans les années soixante-dix il existait, sous l’égide notamment du Commissariat général au Plan, des dialogues interministériels dont on n’a plus idée au vingt-et-unième siècle. L’étude sur les retards scolaires était menée au sein du Ministère de l’Equipement, avec l’implication pleine et entière de l’Académie de Lille et avec un financement du Commissariat au Plan. La liberté de manœuvre dont je disposais m’a permis de m’affranchir des tabous en n’hésitant pas à associer l’univers culturel des élèves à leur patronyme (ce qui est facile quand on a des enfants d’immigrés polonais, italiens, espagnols et maghrébins) et non à leur nationalité. Enfin l’implication de l’Académie et du Centre d’information et d’orientation, CIO, qui en dépendait a permis de recueillir des données détaillées sur chaque enfant : activité du père et de la mère, nombre d’enfants dans la famille, place de l’enfant dans la fratrie, durée de scolarisation en maternelle, relations entre la famille et l’école. L’analyse en arbre quant à elle permettait de mesurer l’impact d’un des facteurs, toutes autres données égales par ailleurs. Par exemple, s’agissant du nombre d’enfants dans la famille on comparait l’impact sur la performance scolaire à situation égale des parents en termes de milieu social, d’activité professionnelle ou non de la mère, d’origine nationale, de place dans la fratrie, etc.
Je parlais de résultats décoiffants. Citons en quelques uns :
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le premier facteur explicatif est le nombre d’enfants dans la famille. Un résultat qui a secoué tout le monde car ça ne collait avec aucun des schémas explicatifs en concurrence politique, ce qui a poussé toutes les institutions et les syndicats d’enseignants à « oublier » ces résultats. Il oblige pourtant à s’intéresser de près au fait que l’école privilégie les enfants qui ont un rapport étroit avec les adultes, ce qui diminue avec la taille de la fratrie, et pour lesquels la famille investit fortement sur l’école : en fait, les parents en sont bien plus conscients que ne l’étaient les sociologues à l’époque (les travaux « universitaires » arrivant aux mêmes conclusions n’ont été menés que quarante ans plus tard) et ceux qui misent sur la réussite scolaire limitent fortement le nombre d’enfants. On retrouve d’ailleurs ce facteur dans la baisse de la fécondité en particulier en Asie avec l’idée que l’éducation coûte cher et donc que seule les « petites familles » peuvent assurer une bonne éducation aux enfants. Mais dans ce coût il faudrait compter aussi l’investissement en temps des parents auprès de chaque enfant ;
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l’origine culturelle a également un impact important mais dans les deux sens : toutes choses égales par ailleurs, les enfants d’origine polonaise ou italienne réussissaient à l’école mieux que ceux d’origine française, parce que la volonté de promotion sociale était inscrite dans la migration elle même, tandis que les enfants d’origine maghrébine avaient beaucoup plus de difficultés, la distance culturelle avec le monde européen étant beaucoup plus grande que dans les deux autres cas. Mais, au sein des enfants d’origine maghrébine, les filles réussissaient beaucoup mieux que les garçons, n’avaient pas de différence avec les filles d’origine française, ce qui illustre un fait bien connu : plus confinées à la maison que leurs frères, les filles d’origine maghrébine savent que l’école est leur chance unique de s’émanciper. On en retrouve les effets cinquante ans après. Les parents regardent aujourd’hui de près qui fréquente l’école publique de leur quartier et si l’institution se prive d’une analyse par l’origine culturelle les parents n’ont pas de mal à la faire… par la couleur de peau ; ils ont une connaissance intuitive de ce qui vient d’être dit et ils essaient de contourner la carte scolaire d’une manière ou d’une autre pour éviter de scolariser leurs enfants dans une « mauvaise école. Or le différentiel de fécondité entre familles d’origine française d’un côté, maghrébine ou subsahélienne de l’autre fait que la proportion d’enfants d’origine africaine dans les écoles est bien supérieure à la proportion d’adultes. Mais l’institution a préféré casser le thermomètre plutôt que mesurer la fièvre.
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la scolarisation précoce en maternelle a des effets immédiats mais ces effets s’estompent vite. C’était pour l’Académie de Lille et pour les syndicats d’enseignants une question majeure à l’époque : plus on scolarisera tôt et plus les handicaps sociaux et culturels de la famille vis à vis de l’école seront compensés. Là encore les résultats n’ont pas été à la hauteur de ces espérances. Nous avons montré que le nombre d’années en maternelle permettait de franchir sans encombre les deux premières années de primaire mais que son effet devenait négligeable au CM2 ;
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la place dans la fratrie. Là encore des résultats sans appel et cohérents avec ce qui précède. Ce sont les aînés qui ont de meilleurs résultats scolaires, sans doute parce que leur contact avec le monde des adultes ou l’attention portée par les parents à leurs résultats scolaires sont plus grands que pour les suivants ;
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les aspirations professionnelles et l’ascenseur social. Une partie de mes travaux ont porté sur les élèves de troisième dans le Valenciennois et dans le Dunkerquois. A l’époque on avait encore un collège à trois niveaux, du plus exigeant au plus faible. Les études ont montré ce qui est a posteriori évident : beaucoup d’enfants de cadre de cette époque avaient des grands parents paysans, ouvriers et employés. En effet la période d’après guerre a vu la structure socioprofessionnelle de la France se transformer rapidement, les personnes de statut cadre passant de 2à 3 % à 15 %. Les cadres d’avant guerre ne faisaient pas assez d’enfants pour que leur volonté de maintenir le statut social suffise à pourvoir l’économie. L’ascenseur social doit tout ou presque à la transformation de la structure socioprofessionnelle et l’école n’a servi au fond qu’à sélectionner, au sein des enfants de paysans ouvriers et employés, ceux qui seraient promus. Lorsque la structure socio-professionnelle évolue plus lentement, par définition l’ascenseur social ralentit ou s’arrête. Mais les études ont montré aussi une réalité dérangeante : certes le déterminisme socioculturel faisait que les enfants d’ouvriers et de mineurs se retrouvaient plus souvent en section 3. Mais les aspirations professionnelles des jeunes étaient malgré tout supérieures au total à ce que laissait présager l’évolution de l’emploi. Or le système français, en ayant délaissé les filières d’apprentissage ne peut que créer une grande frustration de tous ces enfants qui, au vu de leur scolarité et avec l’illusion de la valeur des diplômes (quand on arrive au bac, ce qui était accessible à des bacheliers une génération avant ne l’est plus qu’à des diplômés de l’enseignement supérieur) ont pu espérer, et leurs parents plus encore, bénéficier d’un ascenseur social pour découvrir ensuite qu’il n’en est rien.
En supprimant les « sections » au collège, toujours au nom de l’égalité et des vertus de la mixité sociale (vertus auxquels les cadres eux-mêmes de l’éducation nationale ne croient pas en plaçant leur progéniture dans de « bons » établissements) l’institution a cassé un nouveau thermomètre pour que rien ne vienne contredire un discours auquel personne ne croit.