L’ingénierie institutionnelle, un volet majeur de la gouvernance
Exposé à l’ESAP (Ecole Supérieure d’Administration Publique) de Bogota en Colombie
Pierre Calame, abril 2009
Cette fiche présente un exposé aux étudiants et au corps professionnel de l’ESAP, exposé qui a été largement consacré à une réflexion, émaillée d’exemples, sur l’importance, dans la gouvernance, de l’ingénierie institutionnelle. Il débouche sur les questions de formation des fonctionnaires.
-
Une réflexion théorique partie de la pratique
-
La gouvernance, un fait social total aussi vieux que la société elle-même
-
Le paradoxe fondateur de la gouvernance : le besoin de stabilité ; la nécessité de l’évolution
-
Pourquoi la réflexion sur le fonctionnement réel des institutions est-elle aussi pauvre ?
-
La gouvernance, d’un trépied à l’autre
-
La force des logiques institutionnelles
-
Quelques exemples de logique institutionnelle
-
L’absence d’articulation des politiques publiques menées aux différents niveaux : une bonne illustration de l’inadaptation des institutions
-
La coopération européenne avec les pays en développement : une autre illustration de l’inadaptation des institutions et des procédures aux buts poursuivis
-
La lutte contre la pauvreté en France, un autre exemple frappant de l’importance de l’ingénierie institutionnelle
-
L’évaluation des politiques publiques contribue-t-elle à faire évoluer l’administration ?
-
La nécessaire évolution de la formation des fonctionnaires
-
Fonder la formation sur les cinq principes généraux de la gouvernance
-
Privilégier la formation permanente
1. Une réflexion théorique partie de la pratique
J’ai fait fonctionner l’État français pendant 20 ans, en exerçant différentes fonctions, depuis la gestion d’une région du nord de la France jusqu’à l’action internationale en passant par l’administration centrale. De cette longue pratique, j’ai tiré avec mon collègue André Talmant un autre livre, également publié en espagnol : « L’État au cœur ».
Comme nous le disons dans ce livre, nous étions en quelque sorte des maçons de l’État. Nous avons eu le sentiment que l’État français, cette vieille, noble et prestigieuse maison, était fissuré. Nous avons voulu réparer l’édifice mais, chemin faisons, nous nous sommes rendu compte que c’était peut être les fondations mêmes de la maison, la conception même de l’État français qui faisaient problème et c’est pourquoi, au fil des années, je me suis aussi transformé en théoricien de la gouvernance.
2. La gouvernance, un fait social total aussi vieux que la société elle-même
Un mot d’abord de définition de la gouvernance. J’utilise ce terme à un sens très général. La gouvernance, c’est l’art de gérer les sociétés. La gouvernance ne se réduit donc pas à des institutions publiques, encore moins à l’État ou au gouvernement. La gouvernance, c’est d’abord un état de fait, c’est un outil d’analyse pour décrire comment la société se gère.
Avec cette définition large, la gouvernance est l’art le plus ancien qui soit. Si vous vous plongez dans les textes les plus anciens, vous découvrirez d’abord que l’écriture a été inventée non pas pour faire des poèmes ou de la littérature mais pour gouverner. C’est pourquoi les textes les plus anciens sont des textes de gouvernance. L’écriture émerge à partir du moment où les structures publiques s’organisent. Il faut alors sécuriser les contrats, organiser des échanges, gérer les impôts en nature.
Non seulement la gouvernance est l’art le plus ancien qu’il soit mais on peut aussi dire que les objectifs poursuivis par la gouvernance, pour la gestion de la société, sont eux-mêmes aussi vieux que la société elle-même. De tout temps, pour survivre et se développer, les sociétés ont en effet eu à répondre à trois questions principales : comment maintenir la cohésion interne ? Comment se protéger d’agressions extérieures ? Comment trouver l’équilibre à long terme entre la société et son environnement, sans lequel la société finit par s’auto-détruire ? On peut donc dire que la gouvernance est inséparable de la survie des sociétés.
L’art de la gouvernance est multiforme. Il comporte des systèmes de pensée, des idéologies, des institutions mais aussi des pratiques. Analyser la gouvernance ne peut donc pas se réduire à étudier le droit administratif ou les sciences politiques. Il faut se demander comment la société se régule elle-même. Les sociétés humaines ne sont pas les seules à comprendre des millions d’individus. Les fourmis, les abeilles, beaucoup d’insectes s’organisent en sociétés de millions d’individus. Mais l’immense différence de la société humaine par rapport aux sociétés d’insectes c’est le caractère conscient, réflexif de son mode de régulation.
Dans l’approche de la gouvernance il faut commencer par faire une large place à l’observation des pratiques. Prenons l’exemple des pays andins. Les sociétés indiennes ont souvent juxtaposé des institutions formelles, héritées du colonisateur espagnol ou imposées par lui, et des pratiques anciennes de régulation qui se sont maintenues de façon plus ou moins souterraine mais continuent à jouer un rôle capital dans l’organisation de la société. Cette combinaison des deux systèmes de gouvernance, des deux légitimités, des deux ordres juridiques fait partie intégrante de la gouvernance. C’est pourquoi je parle parfois de gouvernance en disant que c’est un fait social total puisqu’il touche à la plupart des aspects de la société. Certains traits de la gouvernance sont particulièrement stables. C’est le cas, en particulier, de la représentation qu’une société se fait du pouvoir, de la manière dont elle gère ses conflits, de la manière dont les communautés se protègent vis-à-vis du monde extérieur.
Comme vous l’aurez compris, ma conception de la gouvernance, conception que l’on retrouve de plus en plus fréquemment en France et en Europe, est l’opposé de celle qui a fondé pendant une bonne vingtaine d’années le discours des institutions internationales. Ce discours sur la « bonne gouvernance », typique de la Banque Mondiale, était très idéologique et normatif. Il visait, dans la ligne du consensus de Washington, à réduire au maximum la sphère de l’action publique. Mais je note néanmoins que depuis peu d’années la Banque Mondiale elle-même évolue dans son discours, adopte un point de vue moins normatif et se rapproche de notre exigence de commencer par observer en détail les modes de gestion de la société.
3. Le paradoxe fondateur de la gouvernance : le besoin de stabilité ; la nécessité de l’évolution
Quand on s’intéresse à la gouvernance, par exemple à la représentation du pouvoir dont je parlais tout à l’heure, on est d’abord frappé par la lenteur des évolutions. La gouvernance a une grande inertie. Parfois les institutions évoluent rapidement mais ce ne sont que des évolutions de surface qui masquent la grande inertie des modes de régulation. Cette inertie de la gouvernance n’est pas nécessairement un défaut. J’irais presque jusqu’à dire que c’est une des fonctions de la gouvernance parce qu’elle est la quille de la société, celle qui assure à la société sa stabilité. Si l’on changeait de gouvernance tous les jours, la société perdrait ses repères ! Néanmoins, cette inertie de la gouvernance devient un problème crucial dans les sociétés en évolution rapide. Car, alors, la gestion de la société continue à se référer à un système de pensée, un cadre conceptuel, une idéologie, un système juridique, des institutions qui ont tous été inventés pour l’état ancien de la société.
J’en prendrai l’exemple le plus évident, celui de l’État. Notre État moderne est encore l’État conçu au 17e siècle, cet État que l’on a appelé « wesphalien » parce qu’il a été formalisé au traité de Wesphalie de 1648. La théorie de l’État remonte à l’époque des monarchies absolues, bien avant que ne s’instaure la démocratie représentative. En gérant les sociétés d’aujourd’hui avec ce modèle d’État, nous leur donnons des habits qui n’ont pas été taillés pour elles. Ainsi, nous organisons les régulations dans un cadre national au moment où nous avons à gérer une planète de plus en plus interdépendante : le système de régulation mondiale reste fondé sur les relations inter étatiques entre des États apparemment souverains.
Même décalage entre le cadre conceptuel et institutionnel et les faits pour ce qui concerne la démocratie. Notre démocratie représentative remonte elle-même au 18e siècle. Si j’ai intitulé mon livre en français « la démocratie en miettes » et que j’affirme dans la traduction espagnole qu’il faut « réinventer la démocratie » c’est parce que je constate qu’un fossé s’est également créé entre les formes concrètes d’exercice de la démocratie représentative et l’idéal démocratique.
4. Pourquoi la réflexion sur le fonctionnement réel des institutions est-elle aussi pauvre ?
En comparaison des investissements intellectuels considérables qui ont été fait tout au long du 20e siècle en matière de management des entreprises, on ne peut qu’être frappé de la faiblesse de l’investissement intellectuel consacré au fonctionnement des institutions publiques.
On peut presque parler à cet égard de négation de l’ingénierie institutionnelle : pas besoin de prêter soin à la conception des institutions, il suffit de s’appuyer sur la loyauté des fonctionnaires. D’où l’illusion que l’on peut emmener les institutions dans la direction où l’on veut : dès lors qu’il y a une volonté politique suffisante, prétend-on, l’administration suivra ! Idée saugrenue quand on y réfléchit. D’où sort-elle cette idée ? De l’histoire même de la construction de l’État moderne.
Comme vous le savez, la Révolution française a joué un grand rôle dans les révolutions qui ont suivi et dans l’instauration des démocraties parlementaires, en particulier en Amérique Latine. Or, l’idée des révolutionnaires français était qu’il ne devait pas y avoir d’intermédiaires entre les citoyens et la nation. Les députés, élus du peuple, exprimaient la volonté du peuple et celle-ci devait être mise en œuvre de manière mécanique ou, si l’on veut, passive, par l’administration. Ce que l’on attendait des fonctionnaires c’est avant tout de la loyauté vis-à-vis du pouvoir politique.
D’où l’idée qu’avec la volonté politique on pouvait faire fonctionner les institutions telles qu’elles existaient, au service de la volonté du peuple. Cette illusion revient à dire que l’on peut indifféremment enfoncer des clous avec des tournevis ou viser des vis avec des marteaux ! Mais chacun sait que ça ne marche pas.
A ce premier facteur de sous-estimation de l’importance des logiques institutionnelles, s’en est ajouté un autre, résultant du rapport particulier entre la démocratie représentative et le temps. Transformer l’État, c’est une stratégie de changement qui prend 15 ou 20 ans. L’État et le système d’éducation sont de tout ce que je connais les systèmes dont l’inertie est la plus grande. Or les responsables politiques, et j’en ai pratiqué beaucoup pendant ma longue carrière, ont le sentiment que leur mandat, qui ne dure que quelques années, ne leur donne pas le temps de réformer en profondeur l’État. J’entends par transformation en profondeur non pas les simples changements d’organigramme mais une évolution de la culture des fonctionnaires, des relations entre les fonctionnaires et les citoyens. C’est cette culture, bien plus que les institutions elles-mêmes qui est le substrat de la gouvernance.
J’ai souvent échangé sur ce sujet avec des ministres de droite ou de gauche. Tous m’ont répondu en substance : « nous n’avons pas le temps d’engager une transformation profonde des institutions, alors on change les organigrammes ou on fait des lois ».
5. La gouvernance, d’un trépied à l’autre
Les fonctionnaires parlent rarement de leur pratique. A contrario, ceux qui écrivent sur la gouvernance sont rarement des praticiens. Ils ont donc tendance à surestimer les aspects formels, institutionnels de la gouvernance.
Dans mon livre « Vers une révolution de la gouvernance », je dis que la gouvernance traditionnelle, dans les sociétés stables, est fondée sur un trépied. Le premier pied, ce sont les institutions ; le second pied ce sont les compétences qu’on répartit entre ces institutions ; le troisième pied ce sont les règles que les fonctionnaires doivent mettre en oeuvre. Ce trépied fonctionne bien pour une société stable où institutions, compétences et règles se sont progressivement ajustées à l’état de la société. Mais ce trépied fonctionne mal pour des sociétés en changement rapide. Un autre trépied s’impose pour accompagner ce changement, définissant une forme de gouvernance plus souple, plus adaptable. Le premier pied, ce sont les objectifs que poursuit la société, les raisons de vivre ensemble ; le second pied c’est l’éthique qui guide les relations entre les personnes, les groupes sociaux, les institutions ; le troisième pied ce sont les dispositifs de travail, les systèmes concrets, évolutifs, que l’on adopte et que l’on adapte pour atteindre les objectifs poursuivis. Parler de « dispositif de travail » revient à mettre sur le même plan les institutions formelles et toutes les autres modalités réelles de régulation.
6. La force des logiques institutionnelles
Dans un autre livre écrit il y a une quinzaine d’années et intitulé « Mission possible », j’avais intitulé l’un des chapitres : « peut-on gouverner les machines institutionnelles ». Depuis longtemps, en effet j’avais observé que toute institution a sa logique profonde de fonctionnement, que cette logique nous pousse dans une direction sans même qu’on le veuille. Penser qu’une institution est un objet neutre que l’on va pouvoir faire aller dans la direction que l’on voudra selon les orientations politiques est une profonde illusion. C’est pourquoi, quand on est en face d’une institution, la première chose à faire est d’essayer de comprendre sa logique institutionnelle, de comprendre comment elle fonctionne spontanément.
J’aime souvent dire : « l’essentiel est aux cuisines ». J’entends par là que trop souvent on porte une attention excessive au discours, celui qu’on tient au salon, mais que la réalité du pouvoir se trouve bien en dessous de celui que l’on imagine, bien en dessous de la volonté des dirigeants politiques. Elle se situe dans les fonctionnements institutionnels concrets.
Pour généraliser cette réflexion, je voudrais également introduire ici le concept « d’agencement institutionnel ». Quand on s’intéresse à la pratique réelle de la gouvernance, on se rend compte qu’on ne peut pas la comprendre seulement par l’analyse des institutions prises séparément. Ce qui compte ce sont les systèmes de relation qui seront organisés entre les institutions au fil de l’histoire. Ce sont ces systèmes de relation que l’on appelle « agencements institutionnels ».
Un autre concept important dans ce domaine est celui de « capital immatériel ». Le capital immatériel, ce sont toutes les habitudes collectives, toutes les relations de confiance, tous les apprentissages qui se sont créés dans le fonctionnement d’un système. Quand on analyse l’itinéraire de développement de différents pays, on s’aperçoit que cette notion de capital immatériel est décisif. De la même manière, pour comprendre la gouvernance, pour comprendre le fonctionnement des agencements institutionnels, il est important d’être attentif à l’ensemble des liens qui se sont organisés au fil du temps, au capital de confiance qui existe ou au contraire à la défiance qui s’est instaurée entre les acteurs et entre les institutions.
A la lumière de ces concepts, logique institutionnelle, agencement institutionnel, capital immatériel, on peut définir l’ingénierie institutionnelle : c’est l’art de concevoir une institution qui ira spontanément, je dirais même organiquement, dans la direction où l’on veut la faire aller.
Cet art, à vrai dire, s’apprend assez lentement, il doit se nourrir de multiples études de cas. C’est dans la période de grands changements qu’il est le plus décisif parce qu’alors le temps a manqué pour que s’opère un ajustement progressif entre la société et le fonctionnement des institutions.
7. Quelques exemples de logique institutionnelle
Mon premier exemple vient de mon expérience, pendant les années 70, de la gestion d’un territoire du nord de la France. Ce territoire avait connu un développement industriel massif au 19e siècle. C’était une des régions de France où existaient les plus grandes mines de charbon. Les grandes compagnies minières logeaient elles-mêmes leurs ouvriers et leurs cadres. Elles disposaient, de ce fait, d’un énorme patrimoine de logements organisé en cités minières. La gestion de ce patrimoine était centralisée. L’ensemble des décisions prises sur les 100 000 logements que comptait le parc de logements remontait à l’autorité centrale. Quelle en était la conséquence ? Cette autorité centrale n’était pas en mesure de prendre des décisions adaptées à chaque logement. Son unité d’analyse et de décision c’était la cité. Et, comme ce patrimoine avait vieilli, une stratégie de rénovation unique était définie pour chaque cité. Ainsi, la centralisation du pouvoir interdisait de percevoir la diversité du parc de logement et de la société.
C’est une situation que j’ai ensuite rencontrée à de multiples fois dans la vie. Je parle à ce sujet, en utilisant une métaphore optique, de « pouvoir de résolution » des institutions : le plus petit détail que cette institution est capable de percevoir. Plus l’institution est centralisée et plus le pouvoir de résolution est faible, plus le plus petit détail perçu est gros en réalité. Ainsi un système centralisé commence par gérer la société en la décomposant en grandes catégories homogènes.
Deuxième exemple, la structuration du pouvoir dans les municipalités en France. Dans une commune française, il y a un maire et des maires adjoints. Chacun de ces maires adjoints est chargé d’un domaine comme l’habitat, la santé, la jeunesse, l’éducation, les transports, les espaces verts, etc.. Chacun des maires adjoints a donc autorité sur une partie des services de la commune. Il est très jaloux de son pouvoir. Il veut veiller à ce que ses services restent sous son autorité. Dès lors, il n’est pas très favorable à ce que ses services coopèrent avec les services voisins car il a le sentiment qu’alors une partie de l’autorité lui échappe. Pourtant, quand on regarde l’action publique à l’échelle d’un quartier, il faudrait au contraire que les administrations coopèrent étroitement entre elles, que les questions d’éducation, de santé, d’habitat, de restauration collective, soient traitées ensemble, de façon cohérente. De même, un quartier harmonieux implique une très bonne intégration de l’infrastructure, des espaces verts, de l’habitat etc. Mais ces approches intégrées sont rendues extrêmement difficiles par l’organisation du système municipal lui-même puisqu’il a tendance à compartimenter l’action administrative entre les différents services. Et l’on peut dire la même chose à propos de l’État.
Tout au long de ma carrière professionnelle, j’ai connu des discours rituels du pouvoir politique expliquant qu’il fallait développer la coopération interministérielle. Mais, pour être efficace, cette coopération interministérielle devrait être menée à la base et non au sommet ! Or, cette coopération à la base se heurte à la structure elle-même du pouvoir et au souci des différents ministres, chacun en charge d’un secteur administratif particulier, de sauvegarder leur autorité.
Les effets de cette segmentation de l’action publique sont parfaitement visibles par exemple pour les politiques publiques en direction des quartiers populaires des villes. Dans ces quartiers, il y a à la fois dégradation de l’espace bâti et insécurité mais aussi beaucoup de chômage et de difficultés scolaires. Il faudrait donc aborder globalement les questions d’emploi, de sécurité, de santé, d’éducation et de qualité du logement. Cela semble évident mais la mise en place de telles politiques intégrées, en France, supposait de faire venir à la moindre réunion trente ou quarante fonctionnaires de l’État et des collectivités locales ! Cela n’avait aucun sens ni au plan financier, ni au plan social. Le fait de devoir déployer des dispositifs aussi complexes pour s’attaquer à des problèmes simples est un très bon révélateur de l’inadaptation des structures administratives aux problèmes à résoudre.
8. L’absence d’articulation des politiques publiques menées aux différents niveaux : une bonne illustration de l’inadaptation des institutions
Prenons le cas de la décentralisation qui s’est mise en place en France au début des années 80 ou encore celui de la gouvernance européenne. Dans les deux cas, on observe une segmentation des politiques publiques, chaque niveau de gouvernance, des collectivités locales de base à l’Europe, étant supposé prendre en charge, de façon exclusive, certaines compétences.
Cette idée de compétences exclusives est très enracinée dans notre pensée politique. Elle découle en réalité de notre conception même de la démocratie. Dans la pensée politique traditionnelle, pour que la démocratie fonctionne, pour que les électeurs puissent se prononcer à bon escient, il faut savoir de quoi chacun est responsable. Ainsi, pense-t-on, à l’occasion de chaque élection, les citoyens jugeront de la qualité de leurs dirigeants.
C’est sur ces bases qu’a été faite en France la réforme de la décentralisation. D’une part on a dit qu’aucune collectivité territoriale ne pouvait avoir autorité sur une autre collectivité plus petite. Seul l’État, de ce fait, a la responsabilité de réguler les relations entre collectivités territoriales de différents niveaux. Puis on a attribué à chaque niveau de collectivité, la commune, la communauté de communes à l’échelle d’une ville, le département, la région et l’État, des compétences exclusives à chaque niveau.
On croyait ainsi clarifier la vie politique française. C’est exactement l’inverse qui s’est passé. Pourquoi ? Parce que cette pensée politique et ce système institutionnel étaient en réalité contradictoires avec la réalité de la société. En effet, dans une société moderne, aucun problème sérieux ne peut se gérer à une seule échelle. Prenons un exemple parmi d’autres, celui de la politique énergétique. Si l’on veut améliorer l’efficacité énergétique, c’est-à-dire assurer autant de bien être à la société avec une consommation d’énergie fossile bien moindre, il faut modifier les comportements des familles, agir à l’échelle locale sur l’habitat, concevoir différemment les quartiers, concevoir à l’échelle de la ville des systèmes de transport et l’organisation de l’espace. Il faut aussi, à l’échelle de l’État et à l’échelle européenne, une fiscalité de l’énergie encourageant aux économies, une politique industrielle privilégiant la création de produits économes en énergie, organiser l’indépendance énergétique et la sécurité d’approvisionnement.
Ainsi, la politique énergétique va depuis le niveau de chacun d’entre nous jusqu’à l’Europe. On pourrait dire la même chose pour la santé, l’habitat, l’éducation : aucun problème sérieux de la société, je le répète, ne peut se gérer à un seul niveau. Quelles devraient être les conséquences ? Que le premier principe à respecter pour l’ingénierie institutionnelle est d’assurer la manière dont ces différents niveaux de gouvernance, dont les différentes institutions qui les incarnent, vont travailler ensemble, coopérer.
Ainsi vous avez d’un côté une pensée politique qui gouverne la création des institutions et qui privilégie le cloisonnement et de l’autre les nécessités réelles de la société qui devraient conduire à la coopération entre ces institutions. En matière de gouvernance, le principe de coopération entre les différents niveaux de gouvernance s’appelle le principe de subsidiarité active. Mais il n’a été jusqu’à présent mis en œuvre ni à l’échelle française, ni à l’échelle européenne parce qu’il se heurtait aux vieilles traditions de la science politique.
Résultat, depuis que la loi de décentralisation française a été promulguée en 1982, on a multiplié les réformes pour prendre en compte de nouveaux niveaux de cohérence comme celui des villes mais sans pour autant remettre en cause les fondements mêmes de la conception institutionnelle. Ce faisant, on a encore rajouté un degré de complexité au dispositif institutionnel sans avoir rien résolu du problème.
Même phénomène à l’échelle de l’Union Européenne. En l’an 2000, le président de la Commission Européenne a lancé un livre blanc sur la gouvernance européenne. Lors de la préparation de ce livre blanc, les spécialistes de l’Europe dans les différentes universités européennes, ce que l’on appelle les titulaires des chaires Jean Monnet (Jean Monnet est le principal fondateur des institutions européennes) ont tous souligné la nécessité d’aller vers ce que l’on appelle une « gouvernance multi niveaux », en définissant des règles de coopération entre l’Union Européenne et ses États membres, règles inspirées du principe de subsidiarité active.
Mais les principaux États membres, en particulier l’Allemagne et la France, n’ont pas voulu aller dans cette direction. Ils ont souhaité que l’Europe garde un nombre limité de compétences. Pourquoi ? Parce que les États membres, qui voient que la construction européenne réduit progressivement leur souveraineté, ont peur que l’Europe ne se mêle de tout. Ils adoptent donc une position défensive à l’égard de ce que certains appellent « les empiètements progressifs de l’Union Européenne sur les décisions prises à l’échelle nationale ».
De ce fait, le livre blanc sur la gouvernance européenne n’a pas débouché comme il aurait dû sur une évolution forte du système de pensée. Les conditions d’articulation entre la Commission Européenne, les États membres, les régions et les collectivités locales n’ont pas été véritablement pensées. Et, par contrecoup, arrive ce qui devait arriver : la Commission Européenne s’accroche au pouvoir que lui donne les compétences qui lui sont reconnues et cherche à étendre au maximum ce pouvoir. Or, la compétence centrale de la Commission Européenne, la seule compétence où elle dispose d’un monopole, c’est l’organisation du marché intérieur européen. Ainsi la Commission va-t-elle avoir tendance à tout ramener à des questions d’organisation du marché intérieur, renforçant de ce fait le caractère trop exclusivement économique de l’Union Européenne et faisant de l’économie de marché le ciment presque exclusif de l’Europe. C’est pourquoi il a fallu de longs combats pour faire reconnaître au sein de l’Union Européenne la légitimité des services d’intérêt général qui échappent aux lois de la libre concurrence et justifient une intervention de la puissance publique dans la santé, l’éducation, l’habitat, les transports, etc.
Cette nécessité de se battre pour maintenir des services publics en Europe, ou ce que l’on appelle aujourd’hui les services d’intérêt général, est d’autant plus paradoxal que l’Europe se caractérise, comme vous le savez, par une grande importance des services publics et un grand attachement de la population à ces services. Ils sont organisés selon des traditions très différentes en Hollande, en Espagne, en Allemagne ou en France mais le modèle européen est un modèle d’équilibre entre l’efficacité de l’économie de marché et l’importance de l’action publique. Comme vous le savez, sans aller jusqu’au Danemark où le taux de redistribution est de 54 % du Produit Intérieur Brut, l’ensemble des pays européens ont des taux de redistribution très élevés en comparaison des autres régions du monde. Cela ne rend que plus frappant le fait que l’incapacité de développer une ingénierie institutionnelle européenne réellement adaptée à l’état de la société ait produit de tels effets politiques.
9. La coopération européenne avec les pays en développement : une autre illustration de l’inadaptation des institutions et des procédures aux buts poursuivis
Autre exemple encore, le Parlement Européen m’avait, en 1998, demandé de conduire une évaluation collective de la politique de coopération européenne. Ma conclusion, très sévère, tient en une phrase : « une coopération pertinente par effraction ». Qu’est-ce que j’entends par là ? Que les procédures mises en place pour gérer cette coopération sont si inadaptées qu’un fonctionnaire européen doit choisir entre le respect intégral de ces procédures, auquel cas la coopération qu’il finance sera inefficace, ou le contournement de ces procédures s’il veut avoir une coopération efficace.
Ces procédures, elles aussi, ont été inventées en raison de l’importance, dont je viens de parler, de la libre concurrence dans l’organisation de l’Union Européenne. Ce sont des procédures extrêmement lourdes. Il faut, pour chaque action de coopération, faire un appel d’offre pour sélectionner des prestataires de service qui vont mener cette coopération, ce qui a deux conséquences graves.
Tout d’abord, les procédures sont tellement complexes (quand j’ai fait l’évaluation, chaque action de coopération demandait 19 signatures différentes !) que toute énergie des fonctionnaires européens est dépensée pour gérer cette complexité procédurière. De sorte qu’il est impossible de soutenir des opérations un tant soit peu complexes, elles n’auraient aucune chance de franchir la barrière des procédures.
Deuxième effet pervers, comme il est très coûteux de mettre en place ces procédures, la coopération européenne est incapable de s’intéresser à des actions pertinentes organisées à long terme : elle n’est capable de financer que de grosses opérations d’infrastructure qui ne correspondent absolument pas aux besoins des pays que l’on prétend aider. Ainsi, quand il faut choisir entre le fonctionnement des institutions et la réponse aux vrais besoins de la société, ce sont les fonctionnements institutionnels qui gagnent !
10. La lutte contre la pauvreté en France, un autre exemple frappant de l’importance de l’ingénierie institutionnelle
La France dépense beaucoup d’argent pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale mais avec des résultats médiocres. Essayons de comprendre là aussi l’inadaptation des systèmes institutionnels.
Vous connaissez la devise de la République française : liberté, égalité, fraternité. Au nom de cette devise et en particulier au nom du principe d’égalité, toute la pauvreté doit être traitée selon les règles nationales uniformes. Conséquence ? L’État a conçu des dispositifs spécialisés pour chaque type de handicap, pour chaque facette de la pauvreté. Au lieu de traiter la pauvreté globalement, en travaillant avec les pauvres eux-mêmes, en en faisant des acteurs de la sortie de l’exclusion sociale, on juxtapose une cinquantaine de dispositifs nationaux spécialisés là où il faudrait au contraire mettre en place des dispositifs territorialisés et globaux.
11. L’évaluation des politiques publiques contribue-t-elle à faire évoluer l’administration ?
Qui pourrait contester l’idée qu’une politique publique doit être évaluée ? C’est la moindre des choses puisque cette politique est menée avec l’argent de l’impôt, avec l’argent des citoyens. Mais cette évaluation, comment faut-il la mener pour qu’elle soit réellement utile ? Là aussi je vais montrer comment un système de pensée peut conduire à l’effet inverse de l’effet désiré.
En français, on décrit souvent des dirigeants d’une municipalité, d’une région, d’un État comme des « décideurs ». Le mot dit bien ce qu’il veut dire : ces dirigeants ont mission de décider. Jusque là, comment ne pas être d’accord ? ils ont été élus ou nommés, ils décident conformément au vieux slogan « gouverner c’est choisir ». Et il est exact que ces dirigeants ont la responsabilité ultime des choix qui sont faits, des décisions qui sont prises.
Mais regardons maintenant l’idéologie et le mode de fonctionnement politique et administratif qu’il y a en dessous de cette expression de « décideur ». Le modèle implicite c’est que ces décideurs ont à choisir entre deux, trois ou quatre solutions alternatives. C’est faire l’hypothèse qu’en amont de la décision plusieurs solutions ont été également bien étudiées pour permettre au « décideur » de choisir la solution a, la solution b ou la solution c en fonction des valeurs politiques qu’il défend.
Mais ces différentes solutions entre lesquelles choisir, existent-elles réellement dans la pratique ? Si vous analysez de près comment fonctionne une société complexe, vous vous apercevrez qu’il est rare d’avoir à choisir entre plusieurs solutions également bien étudiées. Le vrai défi, dans toutes les situations complexes, n’est pas de choisir entre plusieurs solutions mais d’organiser un processus de travail associant les différents acteurs pour élaborer une solution aussi bonne que possible.
Cela signifie que le rôle majeur d’un responsable politique n’est pas de choisir mais d’organiser le processus multi-acteurs qui aboutira à une solution satisfaisante. Sur ce plan, force est d’ailleurs de reconnaître que l’administration européenne, souvent critiquée, est en avance sur la plupart des administrations des États membres. En effet, la diversité même des États membres qui composent l’Union Européenne a obligé la Commission à organiser, pour chaque proposition qu’elle soumet aux chefs d’État, un long processus de dialogue pour rechercher des compromis satisfaisant le mieux possible les différents États membres et les différents secteurs.
Selon que l’on privilégie une vision de la politique traditionnelle, celle du décideur qui choisit entre plusieurs solutions, ou une vision nouvelle, celle du responsable politique qui organise le processus de dialogue multi acteurs, on aboutira à des modes d’évaluation différents des politiques publiques.
En règle générale, dans mon pays, on confie l’évaluation des politiques publiques à des experts qui ont mission d’évaluer l’impact des politiques. Mais, ce faisant, on laisse de côté les acteurs réels de ces politiques qui, se sentant soumis à un jugement, ont tendance à adopter une position défensive. Conséquence : au lieu de les préparer à une évolution des politiques, on les prépare à s’opposer à cette évolution.
Dans toutes les évaluations de politiques publiques que j’ai eu à conduire, je suis parti d’une posture inverse. J’ai fait de cette évaluation un processus d’auto réflexion des différents acteurs sur leur propre pratique. C’est en leur permettant de réfléchir ensemble et de façon critique, mais non soumise à un jugement extérieur, au résultat des procédures qu’ils mettent quotidiennement en pratique sans toujours avoir le temps de réfléchir à leur pertinence, que l’on engage à la fois une démarche collective d’évaluation et que l’on prépare les esprits à des changements qui seront bienvenus parce qu’ils ont été réfléchis ensemble.
12. La nécessaire évolution de la formation des fonctionnaires
La formation des fonctionnaires les prépare-t-elle à observer et analyser les pratiques de gouvernance ? Privilégie-t-elle cette analyse des institutions ? les forme-t-elle à l’ingénierie institutionnelle ?
Je l’ignore pour la Colombie mais ce que je sais c’est que ce n’est pas le cas en France, qu’il s’agisse de l’École Nationale d’Administration ou encore de l’École Polytechnique dont je suis issu. On parle de l’idéologie de l’État, de droit administratif, de science politique. On ne parle guère de l’art de concevoir les institutions en fonction des buts poursuivis.
Là aussi, il faut, pour comprendre ces lacunes, revenir à l’idéologie fondamentale de l’administration. J’ai déjà évoqué le contraste entre le secteur public et le secteur privé. Cela fait un siècle que le secteur privé investit massivement dans les méthodes de management. Les grandes entreprises savent combien il est difficile de faire contribuer des personnels très hétérogènes à un projet collectif. Elles savent qu’il est difficile d’élaborer une stratégie, plus difficile encore de conduire une stratégie de changement à long terme dont souvent dépend la survie de l’entreprise. Mais, sous la pression de la concurrence, les grandes entreprises ont cherché à développer des méthodes adaptées à ces défis. Or, la gestion du secteur public ou la conduite des stratégies de changement dans l’administration sont bien plus difficiles que dans le secteur privé. On pourrait s’attendre de ce fait à ce que des milliards aient été investis pour développer des méthodes adaptées. Il n’en a rien été. Pourquoi ? Là aussi pour le comprendre il faut remonter à la Révolution française et à son idéologie du politique : le corps administratif n’est pas là pour penser il est là pour exécuter les directives des élus du peuple.
Dans un autre livre que j’ai écrit avec un collègue, André Talmant, sur la réforme de l’État en France, « l’État au cœur » (publié en espagnol par les éditions uruguayennes Trilce) j’analyse deux tentatives de réforme de l’État, l’une menée par un gouvernement de droite et l’autre par un gouvernement de gauche.
Ce qui m’a frappé c’est l’analogie entre les deux projets de réforme. Dans les deux cas, on affirmait la nécessité de mieux clarifier les responsabilités entre le politique et l’administratif. On prétendait revenir à la pureté de l’idéologie républicaine mais à contresens. En effet, pour gérer une société complexe à l’âge de l’économie de la connaissance il faut être en mesure de mobiliser l’intelligence des fonctionnaires, leurs capacités d’analyse, de proposition et d’évaluation. Le paradoxe est que, dans les faits, on fait sans arrêt appel à ces qualités mais quand, à l’occasion d’une réforme, on prétend théoriser le fonctionnement de l’administration, on tourne le dos à cette réalité ! Il n’est pas étonnant en conséquence que les réformes échouent.
13. Fonder la formation sur les cinq principes généraux de la gouvernance
La gouvernance, art de gérer les sociétés, est, comme je l’ai souligné en début dans l’exposé, un art aussi vieux que le monde, poursuit des objectifs aussi vieux que les sociétés elles-mêmes.
Chaque société doit trouver, à partir de ses propres ressources culturelles, un modèle de gouvernance qui lui convienne. Il n’y a pas de recette que l’on puisse transférer d’une société à l’autre, il n’y a pas de recette de bonne gouvernance.
Pour autant, n’y a-t-il rien à apprendre de l’expérience des autres ? Si, bien au contraire. Puisque la gouvernance est une question éternelle et que les objectifs qu’elle poursuit sont constants, la gouvernance à inventer doit, dans tous les cas, satisfaire à un certain nombre de principes constants. C’est ce que j’ai pu démontrer dans mon livre à partir de mon analyse comparative.
On peut retenir cinq grand principes de gouvernance et c’est eux qui, selon moi, devraient structurer la formation des fonctionnaires.
Premier grand principe, la légitimité de l’exercice du pouvoir et l’enracinement des modes de gouvernance.
Le pouvoir est-il exercé de façon légitime ? En d’autres termes, la société, dans son ensemble, pense-t-elle qu’elle est « bien gouvernée » ? Quels sont les critères de légitimité ? Là aussi c’est un angle mort de la théorie politique habituelle qui, trop souvent, confond légitimité et légalité. Cela découle, comme le reste, d’une vision trop formelle de la démocratie. La démocratie étant fondée sur le libre choix par le peuple de ses dirigeants, il est tentant d’en conclure que « puisque le peuple choisit ses propres dirigeants, le peuple s’estime nécessairement bien gouverné, ses dirigeants sont forcément légitimes ». Or l’expérience prouve, malheureusement, que légalité et légitimité sont deux concepts très différents. La légalité décrit un fait objectif : une gouvernance exercée selon les règles. La légitimité elle, est subjective, c’est le sentiment du peuple d’être bien gouverné. Sentiment vital car c’est de lui dont dépend la confiance que la société met dans ses institutions.
Toutes les enquêtes d’opinion montrent, y compris dans les pays démocratiques, que les sociétés font peu confiance dans leurs dirigeants politiques, suspectés de chercher avant tout leurs avantages personnels, ou dans leurs administrations, dont le fonctionnement bureaucratique ne leur paraît pas inspiré par la recherche du bien public.
Dans mon livre je décris cinq critères de légitimité :
l’action publique, avec les limitations qu’elle implique pour la liberté de chacun d’entre nous, doit être clairement guidée par la recherche d’un bien public reconnu par tous ;
les dirigeants doivent être compétents et dignes de confiance ;
les gens doivent être gouvernés selon des règles qu’ils comprennent et auxquelles ils adhèrent ; ce critère peut sembler superflu dans un pays comme la France où c’est l’État qui a forgé la nation mais c’est un critère essentiel dans les pays anciennement colonisés, comme l’Afrique ou l’Amérique andine, où les institutions reproduisent le fonctionnement de l’État colonial, dans lequel la société ne se reconnaît pas ;
les institutions et les dispositifs de travail doivent être reconnus comme pertinents et efficaces (on retrouve là l’importance de l’ingénierie institutionnelle) ;
enfin, l’action publique doit satisfaire au principe de moindre contrainte : le moins de privation de liberté pour les citoyens pour le plus grand bien public possible.
Deuxième grand principe, la démocratie et la citoyenneté. Je n’ai pas le temps de revenir ici sur la crise de la démocratie représentative mais voudrais seulement rappeler qu’elle est héritée du 18e siècle et est loin d’assurer aujourd’hui ce que j’appelle une « démocratie substantielle » c’est-à-dire la possibilité pour les citoyens de participer à la gestion de la société et à l’orientation de la destinée commune dans un système mondialisé. Il est donc nécessaire de concevoir de nouvelles modalités d’exercice de la démocratie, par exemple pour permettre aux citoyens de se prononcer sur les choix scientifiques et techniques dont dépend leur avenir. Si l’on considère, en effet, que les simples citoyens sont trop ignorants, trop mal informés pour se prononcer sur ces questions complexes, cela signifie que l’on renonce à l’idéal démocratique.
Troisième grand principe, l’efficacité et la pertinence des politiques publiques. On retrouve là encore la question des agencements institutionnels. Tous les exemples que j’ai donnés au fil de mon exposé montrent l’importance de concevoir des dispositifs de travail répondant réellement aux besoins de la société.
Quatrième grand principe, la coproduction du bien public. Dans les faits, dans nos sociétés modernes, la production du bien public est toujours le résultat de l’interaction entre différents acteurs. Il faut sortir de la représentation simpliste où il y aurait d’un côté des acteurs privés qui ne poursuivent que leurs intérêts privés et de l’autre les acteurs publics assurant la charge de l’action publique. Mais pour dépasser ce simplisme, il faut concevoir la manière dont les différents acteurs collaborent ensemble. J’en ai donné quelques illustrations au fil de mon exposé.
Enfin, cinquième grand principe, l’articulation des différents niveaux de gouvernance du local au global pour affronter les défis qui sont ceux de nos sociétés aujourd’hui, où les questions sont à la fois locales et globales.
14. Privilégier la formation permanente
C’est par ces quelques mots que je conclurai. La gouvernance, je l’ai montré à de multiples reprises, est une pratique et un art avant d’être une théorie. De ce fait, il est très difficile à des jeunes qui n’ont aucune expérience professionnelle de travailler sur la gouvernance.
Je l’ai souvent expérimenté dans mes conférences. Quand je m’adresse à des fonctionnaires qui ont déjà une expérience, ce que je leur raconte leur parle instantanément parce qu’ils reconnaissent dans mes exemples de nombreuses situations dans lesquelles ils se sont eux-mêmes trouvés.
Trois caractéristiques majeures paraissent devoir guider la formation à la gouvernance : un travail à partir des pratiques, en privilégiant la formation permanente ; une approche historique pour pouvoir déconstruire les évidences dans lesquelles nous baignons en retrouvant leur raison d’être au moment où elles ont été énoncées ; une approche comparative internationale car c’est en découvrant que des sociétés très différentes des nôtres sont confrontées au même problème que l’on peut parvenir à comprendre les principes généraux de gouvernance.