L’agencement institutionnel de l’oeconomie territoriale et le concept d’Agence Oeconomique Territoriale
Pierre Calame, enero 2009
Cette fiche est extraite du livre « Essai sur l’oeconomie », de Pierre Calame, publié aux éditions Charles Léopold Mayer en février 2009.
Après avoir, dans une brève introduction, situé les propos par rapport à, l’ensemble du livre, il développe l’idée que pour permettre aux territoires de jouer leur rôle d’acteurs pivot de l’oeconomie il faut inventer un nouveau type d’agencement institutionnel baptisé « Agence oeconomique territoriale » et inspiré de la démarche de création au Royaume Uni des CIC (Community Interest Companies), sociétés commerciales à but d’intérêt public.
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Résumé des épisodes précédents
Après avoir, dans une première partie du livre, analysé les impasses de la pensée économique actuelle et les potentialités des différentes innovations introduites depuis une vingtaine d’années, notamment pour concilier bien être général et équilibre entre la société et la biosphère, Pierre Calame montre la nécessité de revenir à la définition étymologique du mot économie : oikos, la maison commune et nomos, la règle. Le terme économie s’étant éloigné de l’idée de règle de gestion de notre foyer commun, c’est à dire aujourd’hui la planète, il propose de parler d’oeconomie pour engager la transition d’un modèle de développement non viable vers une société durable. En conclusion de la première partie, il propose le « cahier des charges de l’oeconomie » :
« L’oeconomie est une branche de la gouvernance. Elle a pour objet de créer des acteurs et des agencements institutionnels, des processus et des règles visant à organiser la production, la répartition et l’utilisation de biens et de services en vue d’assurer à l’humanité tout le bien-être possible en tirant le meilleur parti des capacités techniques et de la créativité humaine, dans un souci constant de préservation et d’enrichissement de la biosphère, de conservation des intérêts, des droits et des capacités d’initiative des générations futures et dans des conditions de responsabilité et d’équité suscitant l’adhésion de tous ».
Dans la seconde partie, pour construire une proposition concrète et montrer comment la transition peut être conduite, Pierre Calame, en se fondant sur cette définition part du constat que l’oeconomie n’est qu’une branche de la gouvernance, celle qui s’applique au domaine particulier de la production et de l’échange et en particulier il faut dans ces conditions lui appliquer les principes généraux de gouvernance tels qu’ils se sont dégagés de l’expérience internationale : légitimité et enracinement; démocratie et citoyenneté; pertinence et efficacité des agencement institutionnels; coopération et partenariat; articulation des échelles de gouvernance.
Dans le chapitre qui précède le texte ci-dessous, il propose une autre approche du territoire et de ce qu’il appelle « l’oeconomie territoriale ». Il montre pourquoi les filières de production d ‘un côté et les territoires de l’autre seront les acteurs pivot du 21eme siècle. Puis dans le début du chapitre d’où est tiré cet extrait intitulé « les agencements institutionnels » il explique l’importance du concept. Les agencements institutionnels ne sont pas des institutions mais des systèmes de relations stables entre institutions. Toujours en repartant des principes de gouvernance, il montre quel doit être le cahier des charges des agencements institutionnels de l’oeconomie et il applique ce cahier des charges aux filières en développant l’idée de « contrat durable de filière ». Enfin, dans l’extrait ci-dessous il applique le même cahier des charges au territoire en développant l’idée de créer des « Agences oeconomiques territoriales ».
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J’ai tenté, au chapitre précédent, de jeter les bases philosophiques et techniques de l’oeconomie territoriale en montrant son rôle éminent dans un système mondialisé et en analysant de façon détaillée la manière dont un territoire acteur pouvait organiser la mobilisation des capitaux et des ressources, gérer au mieux l’exergie et mettre en œuvre les régimes de gouvernance des différentes catégories de biens. J’ai aussi montré pourquoi l’organisation de l’oeconomie territoriale, loin d’échapper au champ de compétence de la démocratie locale, devait en devenir un sujet central. J’ai enfin passé en revue un certain nombre de moyens, qui nous sont maintenant familiers, de mettre en œuvre concrètement cette oeconomie territoriale en construisant la base d’informations nécessaire, en réorientant la fiscalité, en créant une monnaie locale, etc. Mais j’avais encore laissé en pointillés, attendant la réflexion que nous venons de mener sur les agencements institutionnels, la nature des agencements à inventer à l’échelle des territoires, notant simplement qu’il était inévitable de dissocier le champ de compétence et les moyens d’action des collectivités locales et les agencements capables d’agir directement dans le champ oeconomique. C’est ce que je vais m’efforcer de préciser maintenant.
Dans tout agencement il faut un architecte, un acteur pivot. Dans le cas des territoires, il ne s’agit pas de créer un acteur oeconomique unique, bras armé des pouvoirs publics. Ce serait contraire au principe de conciliation de l’unité et de la diversité, d’autant plus que le territoire est l’espace par excellence de l’oeconomie plurielle, de la coopération et de la cohabitation de l’économie classique avec l’économie sociale et solidaire ou avec le bénévolat. Je propose d’appeler Agence oeconomique territoriale, en bref AOT, cet architecte, cet acteur pivot. Je le fais avec les réserves déjà formulées pour les filières : s’il est possible d’indiquer la voie et d’énoncer le cahier des charges, les agencements institutionnels réels seront le fruit d’une invention et d’un apprentissage collectifs. Réserve d’autant plus importante que les agencements institutionnels territoriaux, comme on le voit déjà pour les services publics, seront fort différents d’un pays à l’autre. J’ai pensé néanmoins que créer ce personnage de l’AOT concrétiserait les réflexions.
Au plan juridique, la CIC anglaise, Community Interest Company, correspond bien à ce que j’imagine. J’en ai déjà salué le pragmatisme. Une entreprise avec une activité commerciale et de production comme une entreprise ordinaire mais avec un but non lucratif ; un capital bloqué au moins sur une certaine période et qui rapporte aux actionnaires des dividendes plafonnés à 5% du capital.
La constitution d’une telle CIC, que je propose dans la suite du texte de franciser en EIG (entreprise d’intérêt général), serait le prolongement, la traduction juridique du processus politique qui conduit les différents réseaux et institutions du territoire à décider qu’ils deviennent ensemble un « territoire acteur ». L’apport de capital par chacun des acteurs scelle en quelque sorte le pacte de coopération, ce que j’ai appelé « l’entrée en projet » qui définit l’acteur. Pour analyser plus en détail l’agencement institutionnel qui peut en résulter et dont cette Agence oeconomique territoriale n’est que le pivot, j’utiliserai la même méthode que pour les filières, en commentant successivement deux cartes : la première qui balaie les conditions de pertinence de l’agencement institutionnel et la seconde qui décrit les initiatives que doivent prendre les pouvoirs publics, au niveau européen, national comme au niveau local, pour que cet agencement devienne possible.
La carte en annexe passe en revue les conditions de pertinence. Comme beaucoup d’idées ont déjà été exposées dans le chapitre sur les territoires, je me permettrai de les balayer au pas de course.
Introduisant l’idée d’Agence oeconomique territoriale, j’ai utilisé l’expression d’architecte. En effet le rôle d’une telle agence n’est pas de faire les choses elle-même mais de mettre en synergie une multitude d’initiatives. Je commencerai donc par l’idée qu’elle doit faciliter la gestion des relations. Le rôle majeur de l’AOT est de développer le capital immatériel du territoire donc les relations entre les différents types d’acteurs. Cela suppose, au plan intellectuel, de commencer par décrire et cartographier ce capital immatériel, les relations de coopération qui existent déjà entre les acteurs du territoire, celles qu’il serait souhaitable de développer. Mais ce rôle de développement des relations n’est pas seulement interne. Il est doublement tourné vers l’extérieur. D’abord vers d’autres agences du même type. L’oeconomie doit être conforme au principe de subsidiarité active. A l’intérieur de territoire, l’AOT peu se subdiviser en agences plus petites élaborant ensemble leurs obligations de résultat, mutualisant leurs expériences. A son tour, l’agence du territoire s’inscrit dans un réseau d’agences similaires aux plans national et international, mutualisant à son tour son expérience avec d’autres, reportant à un autre niveau les initiatives qu’elle ne peut prendre seule. L’autre relation majeure tournée vers l’extérieur, concerne le lien avec les filières. J’ai parlé à propos des filières de contrat durable, notamment avec des territoires. Nous avons déjà vu à plusieurs reprises qu’aller vers une « société d’utilisation » supposait de créer au niveau territorial des lieux de montage et de reconditionnement des produits. Ce n’est pas, en soi, une innovation radicale mais plutôt le renforcement et la systématisation du mouvement qui conduit les grandes entreprises à créer leurs agences territoriales pour être au plus près du marché et de ses besoins. Les agences oeconomiques territoriales peuvent faciliter l’émergence de projets conjoints entre des entreprises d’une filière et le territoire, voire, quand l’occasion se présente, entre filières. Les entreprises d’intérêt général (EIG), sur le modèle des CIC, doivent pouvoir avoir des filiales strictement commerciales ou, dans le cas présent, être, de façon minoritaire, au capital de ces entreprises communes à la filière et au territoire, de façon à garder un œil sur l’ensemble et jouer, pour toutes les filières, le rôle d’apprentissage dans l’articulation entre filières et territoire.
Doit-il y avoir un statut type pour les agences oeconomiques territoriales ? Probablement pas. J’ai dit combien j’étais séduit par l’approche pragmatique des Britanniques dont le critère d’acceptation d’une CIC est « des buts qu’une personne raisonnable considère comme des buts d’intérêt général ». Mais l’idée est bien que cette agence oeconomique territoriale incarne la volonté que l’oeconomie soit au service des buts généraux de la société. C’est pourquoi les objectifs permanents de la gouvernance sont statutairement ceux de l’AOT : le bien être de tous, la cohésion sociale, les relations harmonieuses avec le monde extérieur, l’équilibre entre humanité et biosphère. Le Dalaï Lama avait à cet égard une belle formule : « faire de la paix une épopée ». Tant que les peuples heureux n’ont pas d’histoire, tant que l’épopée est du côté de l’exploit guerrier et la paix du côté des vertus domestiques un tantinet ennuyeuses, on ne mobilise pas les énergies et les créativités pour la paix. Il en va de même dans le domaine de l’oeconomie. Les revues sont pleines d’exploits techniques, de conquêtes des marchés, d’innovations audacieuses conduisant à la richesse. Mais les exploits d’aujourd’hui, n’est ce pas de procurer plus de bien être avec moins de matière et d’énergie consommées, plus d’épanouissement humain avec moins de ressources ? Sur ce plan, les AOT doivent avoir un rôle symbolique important, travailler très concrètement – et c’est l’avantage des territoires que de donner formes concrètes aux plus belles idées – à la manière de concilier à travers la production, l’échange et la consommation les différents objectifs de la société.
L’AOT doit être aussi dépositaire de tous les apprentissages de gestion des biens de différentes catégories. Ce n’est évidemment pas à elle d’entretenir le patrimoine historique, fragment local du patrimoine de l’humanité, ou encore la bio-diversité. Mais son travail est, bien par bien, service par service, d’en examiner la gestion actuelle sous l’angle des régimes de gouvernance qui s’appliquent aux différentes catégories de biens. Ce sera à elle, par exemple, de vérifier que le territoire assume sa part de responsabilité dans la gestion de la bio-diversité sauvage et domestique, d’identifier les raisons éventuelles de ses insuffisances, de proposer de nouvelles coopérations entre acteurs publics et privés pour mieux y parvenir. De la même manière, ce n’est pas l’agence oeconomique territoriale qui va gérer elle-même l’eau, l’énergie ou les sols. Mais, une fois reconnue la nécessité de concilier les deux critères de justice sociale et d’efficacité, il lui appartiendra par exemple de créer la bourse d’échange, le marché des quotas individuels négociables dont je parlerai plus loin en matière d’énergie, de proposer des modifications de tarification de l’eau pour prendre en compte ces deux critères. De ce point de vue, le réseau des AOT jouera un rôle essentiel de collecte des expériences, de dissémination des bonnes pratiques, d’énoncé des obligations de résultat.
L’AOT peut-elle contribuer à la démocratie oeconomique et sous quelle forme ? Ce n’est pas à elle de conduire le débat public à la places des pouvoirs publics et des partis politiques. Mais, s’il y a bien un choix démocratique en amont de tout le reste, c’est pour les citoyens d’un territoire de décider que celui-ci veut devenir acteur. Ceci supposera alors une redéfinition de la citoyenneté, comme équilibre des droits et responsabilités, et l’agence peut jouer sur ce plan deux rôles. D’abord un rôle de sensibilisation. La base d’information construite sur le métabolisme territorial permettra à chacun de prendre conscience de l’impact de ses actes, selon les trois dimensions de la responsabilité présentées à propos de la légitimité de l’oeconomie. Ensuite un rôle d’accueil et de mutualisation des propositions d’engagement de chacun. Mobiliser les créativités et valoriser les passions suppose, comme on l’a raconté à propos du Mouvement des réseaux d’échanges réciproques de savoirs (MRERS) ou à propos des systèmes d’échanges locaux (SEL), des lieux de confrontation de l’offre et de la demande qui ne se réduisent pas à l’échange marchand classique. On a besoin, à l’échelle territoriale, de lieux assurant toutes ces mutualisations. L’Agence oeconomique territoriale ayant à se doter d’outils informatiques performants, notamment pour ses fonctions d’analyse des flux qui irriguent le territoire, elle deviendra tout naturellement cet espace polyvalent de confrontation de l’offre et de la demande et répondra de ce fait à des aspirations d’engagement, de citoyenneté active au service de la communauté, qui demeurent latentes et invisibles tant qu’elles n’ont pas les moyens de s’exprimer.
J’en viens maintenant au rôle de l’Agence dans la compréhension du métabolisme territorial, dans le suivi des flux entrant et sortant du territoire et dans celui des flux internes. J’ai longuement exposé la nécessité pour le territoire de tirer parti au mieux de son exergie et celle, en amont, de se doter au moins d’une monnaie électronique permettant de suivre et d’analyser ces flux.
Pour permettre au territoire de se connaître lui même et avant que l’ensemble des agencements institutionnels mis en place produisent et actualisent cette connaissance de manière systématique, l’agence devra tirer parti des données venant de l’extérieur et animer un travail d’enquête, de recherche participative, avec l’ensemble des citoyens, pour construire de façon collective, ce que j’ai appelé une intelligibilité du monde. Une compréhension plus profonde, plus juste de la dépendance du territoire à l’égard de ressources naturelles et d’énergies extérieures, du bon et du mauvais usage qui en est fait, de la place des échanges internes au territoire et du moyen de développer ces échanges. Heloisa Primavera, une économiste brésilienne qui a notamment acquis une notoriété internationale à l’occasion de la crise économique grave qu’a connu l’Argentine à la fin du 20ème siècle, crise qui a donné naissance à des systèmes de troc d’une ampleur inconnue jusqu’alors, souligne la nécessité, pour que nous changions de regard sur notre société, de parler d’économie de l’abondance au lieu d’économie de la rareté2. Je crois qu’elle touche juste. S’il y a bien rareté, et rareté bien plus grande que nous feignons de le croire, des ressources naturelles, il y a abondance de créativité et de connaissances sous employées. L’oeconomie des biens de catégorie 4 est fondamentalement une oeconomie de l’abondance. Mais, comment juger de l’abondance d’un bien dont nous n’avons même pas conscience ? Comment apprendre à partager quand l’école et le système économique actuels nous enseignent jour après jour les vertus de la compétition et rejettent la coopération au magasin des accessoires ? Il y a assuétude à la concurrence, à la compétition comme il y a assuétude à la drogue. Seul un long processus de désintoxication, l’apprentissage du plaisir de faire autrement peut nous en déprendre. Et, là, l’Agence oeconomique territoriale, en nous aidant par le travail sur l’information à reconstruire une intelligibilité plus grande et plus complète du monde contemporain, peut jouer un rôle décisif. Cet intelligibilité débouche, comme je l’ai évoqué à propos de la citoyenneté, sur une conscience plus partagée de la responsabilité. Celle-ci commence d’ailleurs avec les recherches participatives que j’évoquais il y a un instant. C’est déjà en faisant participer chacun à l’établissement de la base d’information sur le métabolisme territorial, en invitant chacun à rendre compte des flux de matière et de travail qui le traversent qu’il devient lui-même acteur, identifie ses espaces de liberté. C’est le préalable à la responsabilité. Dans le même esprit, l’Agence peut avoir un rôle d’évaluation de l’exercice de leur responsabilité par tous les acteurs du territoire. Il ne s’agit pas ici de l’instituer en autorité morale distributrice de bons et de mauvais points. La responsabilité est la contrepartie du pouvoir et de la liberté, elle ne se porte pas comme un fardeau de culpabilité, elle doit pouvoir se célébrer comme une fierté et un prestige. Encore faut-il qu’il y ait un espace neutre et collectif de réflexion sur le sujet pour tout à la fois dédramatiser – chacun commence par nier sa responsabilité en craignant qu’on ne la lui envoie au visage – ensuite pour doter la communauté d’une compétence collective dans la mise en œuvre de ce principe fondamental de l’éthique.
Comment, et ce sera mon point suivant, l’Agence oeconomique territoriale peut -elle contribuer à mettre en place sur le territoire des activités assurant un maximum de diversité et d’unité ?L’enjeu des mutations actuelles est souvent de remettre diversité et unité à leur juste place, de remettre de la diversité là où il y avait de l’unité et inversement de l’unité là où il y avait de la diversité. Un bon exemple est est donné par la gestion des ressources humaines du territoire. Elles sont souvent mal connues. Elles ne s’expriment que par les statistiques de niveau de diplôme ou de statut socio-professionnel, traduction en une dimension d’une réalité infiniment plus riche et complexe. Le territoire acteur doit avoir, au même titre que les entreprises performantes, une connaissance et une vision prospective de ses ressources humaines, une stratégie résolue pour les enrichir. On assiste partout en Europe, malgré les résistances opposées, notamment en France, à l’avènement et à la généralisation du concept de flexsécurité - une contraction des concepts de flexibilité et de sécurité qui ressemble fort à ma démarche intellectuelle proposant l’ouvermeture des territoires-. On comprend bien la réticence des syndicats quand le concept est promu de façon trop unilatérale par les organisations patronales : ils craignent qu’on ne retienne que le concept de flexibilité, si cher au cœur des entreprises, le concept de sécurité, lui, étant renvoyé aux calendes grecques ou mis à la charge d’institutions publiques qui n’ont pas les moyens de rendre cette sécurité effective. Et pourtant, l’idée est indéniablement bonne. L’objectif poursuivi est de donner aux personnes des garanties sur leurs conditions de vie et leur statut professionnel tout en évitant d’y parvenir, comme on le faisait traditionnellement, par une sécurité de l’emploi, voire du poste de travail, au sein d’une entreprise particulière. Selon moi le territoire, l’espace du bassin d’emploi, est le niveau idéal de mise en œuvre du principe de flexsécurité car l’éloge de la flexibilité n’est pas l’éloge de l’individu sans racine et sans ancrage social, à qui l’on assure sécurité de l’emploi et revenus au prix d’une mobilité géographique non maîtrisée. Aussi, l’agence oeconomique territoriale doit-elle avoir un rôle d’ensemblier dans la gestion des ressources humaines et dans l’accueil, temporaire ou plus durable, de ressources humaines qui ne trouvent pas, pour une raison ou pour une autre, preneur sur le marché de l’emploi. Je ne crois pas à une oeconomie de la redistribution sociale où une minorité de personnes se livreraient aux joies perverses du travail forcené (les Étatsuniens qui ont le sens de la formule parlent de « workholics », les shootés au travail), pendant que les autres, ne trouvant pas à employer leurs énergies créatives, se voient concéder par la communauté le droit et le devoir d’être simplement de bons consommateurs. C’est un devoir commun des personnes et de la communauté tout entière d’offrir à chacun un moyen d’être utile et, sur ce plan, je suis plus indigné, comme je l’ai évoqué à plusieurs reprises, par une économie dont les règles conduisent à faire coexister bras ballants et besoins non satisfaits que par les risques de dérive d’une obligation de retour au travail des chômeurs de longue durée. L’espace territorial et l’économie plurielle qui le caractérise est le bon espace pour explorer la palette des opportunités de ce retour à l’activité, de cette obligation d’utilité sociale, ne craignons pas le mot même s’il fâche, en offrant de façon temporaire ou plus pérenne de multiples possibilités d’insertion allant de l’emploi d’utilité publique à la création de sa propre activité, de l’emploi salarié dans des activités non marchandes à des systèmes d’échanges locaux de troc, de savoir et de travail. Sur ce plan, je vois assez bien l’agence oeconomique territoriale comme une sorte de direction des ressources humaines du territoire. A l’instar de ce qui a été dit à propos des initiatives conjointes du territoire et des filières, l’agence oeconomique territoriale doit avoir vocation à accompagner, y compris par une prise de capital minoritaire, le développement de nouvelles activités économiques. Le cahier des charges de l’oeconomie précise que l’objectif n’est pas l’accumulation de ressources matérielles mais le développement du bien être et nous avons analysé, à propos de la légitimité de l’oeconomie, les quatre composantes principales de ce bien être : la dignité, le capital social, la possibilité de créer et la cohérence entre ce qu’on fait et ce à quoi l’on croit. Ces quatre termes méritent de figurer en lettres d’or dans le programme de l’Agence oeconomique territoriale. L’ensemble de cet effort contribuera doublement à renforcer la conscience de chacun d’appartenir à une communauté. A une communauté territoriale, parce qu’on la voit vivre et parce que l’on a de nouvelles possibilités d’y participer mais aussi à une communauté mondiale car à travers la traçabilité des liens, l’affichage détaillé de la chaîne des ressources et du travail, dont j’ai parlé à propos des filières, le territoire se trouve inscrit non seulement dans une communauté locale et nationale mais aussi, plus largement, dans une communauté mondiale dont chacun peut ainsi voir se tisser les liens d’interdépendance et de solidarité.
Enfin, l’Agence oeconomique territoriale doit permettre de construire le lien entre le court terme et le long terme, entre le présent et le futur. Cela implique que l’action même de l’agence oeconomique territoriale s’inscrive dans le long terme, ne fluctue pas au gré des alternances politiques au sein des différentes collectivités territoriales qui composent le territoire. La démagogie ici, ne doit pas être de mise. Il a fallu de longs débats, au niveau européen, pour que s’impose la thèse de l’indépendance de la Banque Centrale Européenne et beaucoup, en France, y voient, aujourd’hui encore, une démission du politique. En 2008, le président français Nicolas Sarkozy a apporté de l’eau à ce moulin en accusant, au moment de la crise des subprimes et pour se dédouaner de l’incapacité de la France à tenir ses engagements européens de réduction du déficit public, la Banque Centrale d’être, par son indépendance et sa rigidité doctrinale, la responsable de l’atonie de la croissance européenne, quitte à saluer, trois mois plus tard, la rigueur avec laquelle Jean Claude Trichet, le président de la BCE, a géré la crise financière. Je ne rentrerai pas ici dans le débat de la politique monétaire européenne, de l’intérêt ou non d’une relance keynésienne de la croissance, des mérites et défauts réciproques de la rigueur et du laxisme dans la création monétaire. Ce que je veux souligner c’est la nécessité d’avoir, à tous les niveaux, en commençant par le territoire, des instances mises en place par l’autorité politique mais capables, une fois créées, de garder le cap, y compris, à l’occasion, contre les volontés politiques. Cela suppose que le capital de l’Agence oeconomique territoriale soit suffisamment réparti, entre les collectivités locales elles-mêmes, les acteurs économiques, les citoyens et, pourquoi pas quand l’occasion se présente, des fondations communautaires comme il s’en est créé en grand nombre depuis une vingtaine d’années aux États-Unis, et que les organes dirigeants de l’AOT aient eux mêmes un mandat renouvelable d’une durée déterminée dont l’échéance ne coïncide pas avec les échéances électorales. Bien sûr, on peut toujours redouter que les dirigeants de l’AOT ne s’encroûtent et ne se notabilisent mais le risque me paraît moins grand que d’incessants changements de cap au moment où nous devons conduire ce que j’ai appelé « la grande transition » ,d’une économie prédatrice vers une oeconomie durable, avec ce que cela demande de volontés, de certitudes et de persévérance.
L’activité de l’AOT par ailleurs devrait permettre l’expression du long terme à travers la solidarité entre générations. J’en prendrai deux exemples concrets. Le premier est relatif au statut de l’AOT. Il devrait prévoir de manière souple, comme est souple la création des fondations dans des pays comme la Suisse ou la Hollande, la possibilité pour l’AOT, du fait de son objectif d’intérêt général, d’être bénéficiaire de dons et de legs avec des exonérations de droits de succession. Cela permettrait aux personnes aisées âgées de poser des actes de foi dans l’avenir de leurs communautés en en aidant le développement à long terme. L’exemple des fondations communautaires américaines (Community Foundations) mérite d’être suivi. Cela supposerait de nous affranchir en France de la culture de la méfiance et du soupçon qui nous conduit toujours à nous mettre une ceinture et des bretelles, à subordonner la reconnaissance d’intérêt public à une mise sous tutelle de l’État. L’oeconomie, je l’ai dit et répété à longueur de page, ne peut se bâtir que sur la confiance. Le contrôle a posteriori de l’action des AOT est bien préférable à toute forme de contrôle à priori.
Une autre manière concrète d’exprimer la solidarité entre générations serait manifestée par les soins aux personnes âgées. Toutes les sociétés du monde, à l’exception peut-être de quelques pays musulmans, sont maintenant engagées dans une transition démographique plus rapide qu’on ne l’aurait imaginé il y a encore vingt ans, quand nous étions obnubilés au contraire par le risque d’explosion démographique, tel qu’elle s’annonçait dans nos statistiques. Mais la plupart des grands pays, à commencer par la Chine, vont connaître un vieillissement de leur population infiniment plus rapide que celui que nous connaissons aujourd’hui en Europe. La question des soins aux personnes âgées et de leur financement va se poser partout. La réponse qu’ont apportée les familles depuis la nuit des temps est celle de la solidarité inter-générationnelle : je m’occupe de mes aïeuls et de mes enfants ; mes enfants et la communauté prendront soin de moi quand, à mon tour, je serai dans l’impossibilité de subvenir à mes besoins. On peut très bien imaginer que l’agence oeconomique territoriale, recrée par une bourse du temps ce qu’était le fondement de notre système de retraite par répartition. Le don d’une partie de son temps pour s’occuper des personnes âgées, pendant qu’on est valide, créerait un crédit de temps, un droit équivalent à ce que l’on prenne soin de moi quand je serai âgé. Ainsi la fonction de bourse de confrontations de l’offre et de la demande, que j’ai décrite à plusieurs reprises pour l’AOT se retrouverait ici non plus assurée en temps réel mais au contraire dans la durée.
Je voudrais aussi mentionner, à propos du long terme, une autre idée. Celui qui épargne pour ses vieux jours, sans être un spéculateur, souhaite bien, le moment venu, ne pas retrouver que de la monnaie de singe. C’est pour répondre à ces attentes que se mettent en place, par exemple, des fonds de placements à revenu minimum garanti dont certains me semblent d’ailleurs proches de l’abus de confiance. L’idée, vieille comme le monde, est que l’épargne soit pour cela placée dans une valeur sûre dont on sait, comme l’or, qu’il n’aura pas pourri le jour venu ou dont on pense qu’il est appelé à prendre de la valeur. C’est la fonction de « réserve de valeur » de la monnaie. Pour cela, l’idéal, comme je l’ai évoqué à propos de la rémunération des dirigeants de grandes entreprises, serait à l’opposé des stocks options, que chaque épargnant se sente en quelque sorte intéressé à la prospérité future de la communauté. Cela prendrait un sens très concret au niveau d’un territoire : mon épargne est en quelque sorte indexée sur l’évolution des quatre capitaux de la communauté : matériel, immatériel, humain et naturel. Je suis certain qu’il y a ici une piste à explorer.
Commentons brièvement pour terminer la seconde carte ci-jointe.
Chacun aura pu voir dans l’exposé des fonctions de l’agence oeconomique territoriale que certaines hypothèses avancées ne sont pas compatibles avec la législation européenne ou avec la législation française. Il importe donc d’identifier les changements nécessaires pour faire de ces AOT une réalité ou, au moins, une possibilité. Je laisserai de côté, dans le commentaire de la carte, ce qui a trait à la coordination des acteurs, car cela a été déjà largement évoqué, pour me concentrer sur trois secteurs : les droits et les règles ; la fiscalité ; les investissements publics.
L’évolution des droits et règles est nécessaire à la fois au niveau européen et au niveau national. Au niveau européen, il faudra faire reconnaître que le principe de subsidiarité active s’applique aussi à l’oeconomie. Reconnaître que l’oeconomie est une branche de la gouvernance facilitera cette évolution, d’ailleurs déjà en marche. J’ai eu l’occasion de montrer que la réflexion européenne sur les services d’intérêt général (SIG), et plus précisément sur les services sociaux, avait provoqué une certaine évolution des esprits. La création du marché unique et, pour cela, le monopole de la Commission européenne sur l’établissement des règles de concurrence, a été une étape historique très importante de la construction de l’Europe, mais ce n’est ni la fin de l’histoire, ni l’objectif de la construction européenne. Prenons la comme une étape. Petit à petit, sans parfois s’en rendre tellement compte, l’Union européenne a créé un apprentissage de la concertation entre les États membres sur des questions aussi variées que la cohésion sociale, la santé, l’éducation, ou le développement durable. La pratique dite de la « coordination ouverte » est proche de ma théorie de la subsidiarité active. Elle donne à l’Europe une longueur d’avance dans l’entrée dans la gouvernance du 21è siècle. Mais il reste à la Commission européenne de découvrir qu’en introduisant le principe de la subsidiarité active dans l’organisation de la production et des échanges, et en particulier en le reconnaissant au niveau territorial, elle n’affaiblit pas la construction européenne en faisant des concessions au principe de la libre concurrence, elle la renforce au contraire en la rendant plus légitime et mieux adaptée aux besoins du 21è siècle. La progression pourra se faire en deux temps : la reconnaissance du principe de subsidiarité active comme l’une des bases de la gouvernance européenne ; la reconnaissance de l’oeconomie comme une branche de la gouvernance, relevant à ce titre des mêmes principes fondamentaux que les autres.
Au niveau des États, il faut faire accepter la création d’un nouveau type d’institution économique, les EIG, les entreprises d’intérêt général. Dans le cas de la France, une tentative du même genre a été menée avec la création de la SCIC, la société coopérative d’intérêt collectif. Cette création, promue par Guy Hascoët, quand il était secrétaire d’État à l’économie solidaire, part des mêmes intuitions que la CIC anglaise, mais ça a été fait à la française, de manière moins pragmatique, en rajoutant des contraintes comme le respect des règles coopératives (répartition du pouvoir sur la base du principe une personne = une voix, implication de tous les associés à la vie de l’entreprise et aux décisions de gestion, pas de rémunération du capital) et en donnant responsabilité aux préfets de département de valider les statuts. Résultat, pendant que les Anglais créaient 1700 CIC en deux ans, les Français ont créé un peu plus de 100 SCIC en 6 ans, dont la moitié sont des reconversions aux nouveaux statuts d’activités pré-existantes. Faisons les comptes : cinquante SCIC vraiment nouvelles avec dix salariés en moyenne, au total cinq cent emplois, autant dire un canon pour écraser une mouche. Si on veut libérer les énergies, il faut faire confiance.
Les réformes les plus profondes à venir concernent la fiscalité : l’organisation du marché des quotas négociables, le changement des bases de la fiscalité pour passer de la Taxe à la valeur ajoutée à la Taxe à la ressource consommée, le droit de créer des monnaies locales et la possibilité de paiement partiel des impôts locaux en monnaies locales. Les perspectives sont là. Reste la volonté de les mettre en débat et en œuvre.