Petite histoire de l’atlas relationnel
Pierre Calame, marzo 2018
Présentation publique de l’atlas relationnel à des partenaires de Citego,lors de la rencontre tenue à la fph le 29 mars 2018.
Penser à 360 degrés ; transition systémique ; gouvernance à multi-niveaux ; co-production du bien public ; sortir de politiques publiques en silo ; approches pluri ou transdisciplinaires ; organisation en mode projet : autant de manières de dire que l’on ne peut plus penser le monde et les changements indispensables à entreprendre comme la juxtaposition de démarches sectorielles ; de dire que les saucissonnages et les « cloisons », administratives, politiques, institutionnelles, académiques sont devenues un obstacle pour penser le monde et pour le transformer.
Touchante unanimité, mais comment fait-on concrètement pour ne pas en rester aux vœux pieux ?
Une annecdote. Le regretté Michel Dinet, quand il était président du Conseil départemental de Meurthe et Moselle avait eu la curiosité de dénombrer les services et les politiques de l’Etat, du département, des communes qui traitaient de l’enfance en difficulté. Il en avait trouvé une cinquantaine. A la réflexion ce n’est guère étonnant. La question de l’enfance en difficulté peut être posée sous de nombreux angles, la santé, l’éducation, le logement et la situation familiale, pour ne citer que les plus évidents. A partir de ces grandes catégories générales, et par l’organisation administrative en arbre, il est inévitable que dans chacun des niveaux de collectivité territoriale on trouve plusieurs bureaux abordant la question de l’enfance en difficulté sous son angle propre. Auquel cas, l’enfant lui-même ne peut que s’effacer derrière la nécessité propre des administrations de se coordonner entre elles… Il a fallu les années quatre vingt pour que l’Union Européenne découvre que la pauvreté était multidimensionnelle. Fichtre ! Si c’est la relation qui donne de la pertinence aux approches, de l’efficacité aux politiques, alors mettons la relation au centre !
Ce défi vaut en particulier pour les territoires : leur force, c’est d’être le bon espace pour gérer les relations… en théorie. Car « ce qui ne se désigne pas et ne se mesure pas ne se gère pas ! », faute d’outil conceptuel commode pour décrire et organiser les relations, pour les mettre au centre de la gouvernance, une part importante du potentiel des territoires est aujourd’hui gâché.
Cette question, la fph, que j’ai longtemps dirigée, se l’est posée depuis le milieu des années quatre vingt, quand elle a engagé sa politique d’échange et de capitalisation de l’expérience et créé la première banque mutualiste d’expériences, DPH (dialogues pour le progrès de l’humanité). Il est facile de démarrer une telle base, à coup de dossiers thématiques. Mais très vite s’est posée la question de l’indexation de ces fiches d’expérience que nous commencions à accumuler c’est à dire la question du choix de « descripteurs » permettant de désigner ce dont chaque fiche parlait. Nous avons commencé pour cela à utiliser ce que nous avions sous la main : les thesaurus -dictionnaires de mots clé- qui existaient sur le marché des idées, celui de l’OCDE ou de l’UNESCO et découvert assez vite qu’ils étaient tous organisés « en arbre », partant de notions très générales pour les décomposer en notions de plus en plus précises et spécialisées. En arbre… comme les organigrammes des collectivités justement !
D’où nous avons conclu qu’il fallait inventer un outil différent, où les relations entre descripteurs seraient centrales. Le terme « atlas » s’est progressivement imposé : les concepts et les relations sont comparables aux agglomérations et aux routes qui les relient. Et, selon qu’on s’intéresse à un champ vaste ou spécialisé, on doit être en mesure de « zoomer », de passer d’une carte à grande échelle, où l’on ne voit apparaître que les grandes routes et les grandes villes, à des cartes à petite échelle, avec les chemins et les villages, mais à partir d’une même base de données des descripteurs et des relations entre eux. C’est la définition même d’un atlas.
Comment faire pour le construire ? un descripteur spécialisé n’est plus un simple « mot clé » ; c’est une locution verbale, du genre : « les sans abris et l’offre de logements à bon marché dans le parc privé », locution qui laissait deviner les différentes briques à partir desquelles la locution était construite : exclusion sociale, marché du logement, parc privé de logements. Nous avons ainsi commencé par faire des exercices manuels de mise en relation. De là est venue l’idée que pour construire des descripteurs spécialisés il fallait combiner des mots clé généraux avec ce que j’ai appelé des générateurs de mots-clés pour obtenir des locutions verbales. Exemple : quand on croise « eau » (mot clé général)avec « gestion de », générateur, on obtient le descripteur « gestion de l’eau ». Une vingtaine de générateurs de ce type ont été créés. Sur ces bases, avec les partenaires de dph, on a commencé à dessiner des cartes locales, par exemple pour l’habitat ou pour l’art de la paix. Je dis bien dessiner, on n’avait pas d’autres outils. Tous ces dessins, aussi intéressants qu’ils soient, ne pouvaient pas être reliés entre eux et encore moins à des fiches sur ordinateur.
L’inadaptation de l’outil technique aux buts poursuivis nous a dissuadé pendant des années de poursuivre. S’ajoutait à cela un obstacle conceptuel : la distinction rigide entre un descripteur et un générateur ne permettait pas de rendre compte de toutes le situations où l’on veut rendre compte de la relation entre deux descripteurs. Néanmoins, Vincent a développé un premier logiciel, « desmodo » -du grec desmos, lien. Il permet, toujours dans l’hypothèse où il y a une distinction forte entre descripteur et générateur, d’explorer commodément les descripteurs dérivés d’un descripteur donné en lui appliquant une série de générateurs. Ce logiciel est devenu un outil de travail très précieux, mais finalement pour un autre usage : les synthèses de grandes réunions avec de multiples ateliers…
Le développement, dans les années quatre vingt dix, de l’Alliance pour un monde responsable et solidaire nous a obligés à aborder sous tous ses angles la question de la transition vers des sociétés durables. Elle nous a fait faire un nouveau progrès : nous obliger à adopter un grand référentiel commun, aussi bien pour aborder ces différents angles que pour situer les différents acteurs. Nous avons pris l’habitude de classer thèmes et acteurs en quatre « pôles » : valeurs -éducation-science ; économie ; gouvernance ; relations humanité biosphère. Ils ont structuré jusqu’à ce jour nos réflexions et l’atlas lui-même, nous munissant de quatre entrées à partir desquels on pouvait détailler les sujets. En outre, ils se prêtaient bien au croisement entre eux. De là est venu le nouveau progrès : raisonner en deux temps ; d’abord en détaillant chaque pôle, ensuite en croisant deux à deux les thèmes contenus dans chaque pôle ; ce faisant, nous relativisions, la différence entre descripteurs et générateurs.
Pendant ce temps étaient arrivés Google et les nouveaux algorithmes de rapprochement des termes d’un document en fonction de leur fréquence d’occurence. Les big data et l’intelligence artificielle rendaient-ils obsolètes notre démarche, qui faisait le pari de l’expérience et de l’intelligence naturelle ? Pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons si vous le souhaitez, nous avons conclu que non. Disons seulement ici que ces algorithmes ne peuvent que refléter les données existantes et sont impuissants à dresser une fresque des défis à relever. Nous avons donc gardé en tête qu’un jour il faudrait bien aller au bout de notre idée.
S’est alors, à partir de 2008, concrétisée avec la naissance de CITEGO un autre vieux rêve : disposer d’un site où l’on pourrait trouver des expériences et analyses diverses sur les cités, les territoires et la gouvernance. Si nous voulions enfin déboucher sur un atlas, c’était bien avec Citego qu’il fallait commencer : un sujet suffisamment vaste pour qu’une réussite soit probante, suffisamment limité pour que notre atlas ne cherche pas à embrasser tout de suite toutes les questions du monde. A ce premier argument s’en ajoutait un autre, et de poids, : celui que j’ai décrit pour commencer : s’il y a bien un sujet qui exige des approches globales ce sont les politiques territoriales où le parallèle est flagrant entre la structure « en arbre » des collectivités territoriales et la structure « en arbre » des thesaurus de mots clé.
J’ai remis l’ouvrage en chantier en 2015 avec trois convictions : il fallait aller au bout d’un premier atlas, suffisamment complet pour montrer la capacité qu’il donnait d’embrasser de façon systémique les différentes questions posées par la gouvernance d’un territoire ; il devait être évolutif pour que le prototype ne soit qu’un point de départ ; il devait être ergonomique et relié effectivement aux quelques 1200 fiches réunies dans Citego.
Les limites de l’opposition descripteurs/générateurs m’ont convaincu de procéder différemment, en cherchant une liste de descripteurs généraux qui seraient ensuite croisés entre eux en ne retenant que les croisements qu’en tant qu’expert du sujet j’estimais pertinents pour les politiques locales. Ainsi, ces descripteurs dits « de niveau 1 », les plus généraux, devenaient en quelque sorte la base à partir de laquelle on engendrerait de proche en proche l’ensemble des descripteurs, chaque descripteur, quelque soit son niveau pouvant être recombiné avec un descripteur de niveau 1. Quelque chose entre la base d’un espace vectoriel et le tableau de Mendeleiev des éléments chimiques, si vous voulez.
Restait à la fabriquer cette foutue liste de descripteurs de niveau 1. Là il a fallu procéder par essai erreur en utilisant tout ce que j’avais appris de ces expériences successives. Je savais que la liste contiendrait à vue de nez une centaine de mots clé. De ces expériences, j’ai conçu l’idée de partir des « points de vue sur un territoire ».J’en ai listé neuf , de A à I: :
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A les éléments constitutifs du territoire ;
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B les types de territoire (car il faut être en mesure de décrire les différentes variétés de territoires, de villes, de quartier d’écosystème, etc.) ;
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C la dynamique des territoires (car on s’intéresse à la manière dont l’écosystème territorial se transforme sous l’effet de multiples dynamiques, sociales, économiques, techniques, politiques) ;
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D les acteurs du territoire ;
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E les domaines de la gouvernance ;
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F les moyens de la gouvernance ;
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G les principes de gouvernance (car la gouvernance territoriale doit satisfaire à des principes généraux s’appliquant à toute gouvernance publique) ;
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H la transition (puisque CITEGO s’intéresse particulièrement aux stratégies de transition) ;
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I les systèmes de pensée (car ils influencent profondément le regard que l’on porte sur les territoires et leur gouvernance).
Remarquons que ces points de vue ressemblent beaucoup à des groupes de générateurs tels qu’imaginés vingt ans plus tôt.
Restait à voir à quoi chaque point de vue s’appliquait. Et pour commencer par le premier : quels sont les éléments constitutifs d’un territoire, comment on peut le décrire ? J’ai constaté qu’on pouvait à leur tour regrouper ces éléments en neuf sous chapitres numérotées de 1 à 9 :
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1. société et territoire ;
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2. économie et territoire ;
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3. écosystèmes territoriaux ;
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4. équipements et réseaux ;
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5. capital culturel ;
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6. organisation de l’espace ;
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7. flux et territoires ;
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8. institutions et territoires ;
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9.territoires et monde (le local et le mondial).
La limitation permet en outre de numéroter les sous chapitres avec un seul chiffre.
Refaisant le même exercice pour chacun des points de vue , j’ai constaté qu’à l’exception de deux d’entre eux, les moyens et les principes de gouvernance, revenaient les mêmes sous chapitres. Je me suis alors dit, faisons comme les théoriciens de la musique du 18ème siècle qui, au prix d’une légère distorsion de la physique ont créé une gamme bien tempérée, permettant de jouer tous les tons avec un même clavier : j’ai un peu fait « rentrer de force » mes sous chapitres de « moyens » et « principes » de gouvernance dans les neuf sous chapitres utilisés pour les autres. Ce n’est pas grave parce que c’est seulement un moyen d’entrer en matière sur le site : ce qui compte au bout du compte c’est le croisement entre les descripteurs eux-mêmes. D’où la page d’entrée matricielle de l’atlas sur le site de CITEGO :
Après avoir, grâce à une première réécriture du logiciel par Vincent, pu mettre en scène cette fameuse liste de descripteurs de niveau 1, j’ai étudié pas à pas tous les croisements en ne retenant que ceux que j’estimais pertinents. Cela m’a permis d’établir une liste de niveau 2, les descripteurs ayant deux « parents » de niveau 1. Par exemple :
Puis lorsque je constatais que la matière l’exigeait j’ai poussé à l’étape suivante en croisant à nouveau un descripteur de niveau 2 avec un nouveau descripteur de niveau 1
Ainsi j’ai pu construire un premier prototype de quelques 2200 descripteurs. Le but premier était atteint, la navigation dans l’atlas en effet permet de s’orienter dans ce treillis de relations.
Restaient à franchir plusieurs étapes importantes :
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trouver une manière ergonomique de cheminer dans ce treillis sur le site web, en faisant en sorte que les relations se révèlent de proche en proche ;
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rattacher chaque fiche de Citego aux descripteurs qui lui correspondent et mener le chantier pharaonique du recodage de toutes les fiches avec les nouveaux descripteurs de l’atlas ;
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créer au fur et à mesure que de nouvelles questions étaient rencontrées de nouveaux descripteurs ;
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reprendre une fois de plus la programmation pour disposer d’un outil générique qui permette à d’autres de créer leurs propres atlas, ces fameuses « cartes locales », en veillant à ce que des points d’accroche permettent ensuite d’intégrer ces cartes locales dans un « super atlas » dont l’atlas citego ne serait qu’une partie.
C’est Vincent Calame, de la société Exemole, qui a conçu et adapté en fonction de la découverte des usages les logiciels libres , Catalina Duque Gomez, puis Stéphanie Cabantous qui se sont succédé comme SG de CITEGO et ont piloté ces réalisations, Juliette Chauveau et Pauline Villain Carlotti qui ont mené à bien tout le processus de recodage des fiches, enrichissant au passage l’atlas. C’est grâce à eux que nous devons aujourd’hui cet atlas. Qu’ils soient chaleureusement remerciés.