Du mode de transport à la transmodalité

Georges AMAR, 2005

Conseil National des Transports (CNT)

Cette fiche a été sélectionnée et revue par Régis RIOUFOL, contributeur de la démarche « Une Voirie pour Tous » du CNT, coordonnée par Jean-Charles POUTCHY-TIXIER et Hubert PEIGNE.

Cette fiche aborde la question des « nouveaux modes » de transport et de l’intermodalité à travers des analyses et des extraits de l’ouvrage de Georges AMAR, « Mobilités urbaines. Éloge de la diversité et devoir d’invention », éditions de l’Aube, mars 2004, et notamment les chapitres « Les modes nouveaux et l’intermodalité » et « Curitiba, la mobilité au cœur de l’innovation urbaine ».

Les nouveaux modes de l’intermodalité, (extrait de l’ouvrage de Georges AMAR, mars 2004)

La question des « modes nouveaux » et de l’intermodalité connaît depuis une quinzaine d’années un renouvellement qui, contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, n’est pas à proprement parler tiré par la technologie. L’évolution observable, en matière de modes, est moins l’apparition de nouveautés techniques radicales que la diversité croissante et l’émergence de nouveaux concepts.

L’un des aspects les plus féconds du renouvellement de la pensée modale actuelle est le découplage concept modal / objet technique : le fait qu’un mode ne soit plus synonyme d’un type de véhicule. Ce principe, déjà mis en œuvre dans quelques pays (Curitiba au Brésil) ouvre un champ d’innovation important, celui de la « transmodalité ». Là encore, l’innovation porte davantage sur les modalités fonctionnelles, sur les aspects d’inscription urbaine, d’interfaçage, d’accessibilité et de connectivité, que sur la partie proprement motrice du transport.

L’apport de Curitiba (Georges AMAR, mars 2004 : Retour sur le chapitre « Curitiba, la mobilité au cœur de l’innovation urbaine »)

« Il ne s’agit pas de « transposer » mais d’apprendre et de réinventer ; et il n’y a rien de plus universel qu’un singulier accompli […]. Personnellement, ce qui m’a le plus séduit dans le cas Curitiba, ce sont les trois traits suivants, que je crois quant à eux sans frontières : le progrès des concepts ; la persévérance de l’intention ; le partage du rêve.

Parmi les précieuses mises en lumière procurées par l’expérience de Curitiba, il y a celle – ci : Un mode de transport n’est pas déterminé par un type de véhicule mais par le type d’usage qui en est fait.

On voit ainsi à Curitiba que, dans certains cas, le même véhicule autobus est utilisable soit en « mode métro » soit en « mode bus ». Par mode métro j’entends : à partir de stations, et donc avec paiement et validation hors du bus, embarquement et débarquement par portes centrales à niveau. Et par mode bus : à partir de points d’arrêt en voirie, paiement à bord du véhicule et accès par l’avant au moyen de deux ou trois marches. En fait tous les véhicules ne sont pas « polymodaux » : certains ne sont utilisables qu’en mode métro, et d’autres en mode bus seulement. Dans tous les cas la différence modale (où il faudrait entendre modalité plutôt que mode au sens où nous l’entendons habituellement) est clairement affichée, qu’elle se fonde sur une différence technique forte ou pas.

Il est donc correct de dire que, bien qu’employant exclusivement ce qu’il est d’usage de nommer des « autobus », le réseau de Curitiba est un réseau véritablement multimodal.

Il est indéniable que Curitiba a « relancé le débat » sur des questions de fond de la conception des systèmes de transport. Nous étions un peu bloqués sur une alternative rigide ou bien subway, ou bien surface.

L’expérience de Curitiba est passionnante parce qu’elle amène à ré-interroger des concepts que l’on croyait fixés à jamais. Qu’est-ce que le « métro », qu’est-ce que le « bus » ? Quelle est leur signification en tant que systèmes de transport par-delà les formes historiques qu’ils ont prises au XXème siècle en termes de rail et de pneus, de souterrain et de surface ?

Curitiba a ouvert la voie à un tout autre concept : celui de transmodalité, où il faut entendre une sorte de « transmutation modale ». Le fond citoyen des démarches de Curitiba saute aux yeux, tout le génie de cette ville étant de « mailler » les intérêts économiques, écologiques et sociaux. Curieux paradoxe propre à l’innovation : les projets vont vite et ont le temps avec eux. »

Mode, modalité, transmodalité

De ces expériences étrangères1 se dégage quelque chose de conceptuellement important, qui ouvre un champ d’innovation fécond : une nouvelle interprétation de ce qu’est un mode de déplacement, fondée sur le découplage de la technique et de la fonction.

Il ne s’agit plus (comme avec le métro sur pneus) de faire la même chose avec une autre technique, mais autre chose avec la même technique. Le point intéressant, comparativement aux hybridations purement techniques, est que ces nouvelles approches « transmodales », plus fonctionnelles et communicationnelles que strictement techniques, font preuve d’une réelle efficacité. Elles connaissent d’ailleurs actuellement un développement important dans des contextes et des pays variés (du Nord comme du Sud).

Un mode de transport n’est pas déterminé par un type de véhicule, mais par l’usage qui en est fait. Pour l’illustrer, il faut rappeler ce fait très simple : l’automobile n’est pas un « mode ». Le même véhicule de taille moyenne, selon qu’il est utilisé sur autoroute ou dans les ruelles d’un centre-ville, selon qu’il est utilisé seul ou à plusieurs, avec chauffeur (taxi par exemple) ou pas, avec ou sans système embarqué de guidage, n’est pas le même « mode ». Le même véhicule, selon qu’il est utilisé dans une ville disposant de tels ou tels dispositifs de régulation du trafic, de parking, selon le mode d’urbanisation, n’est pas le même mode.

Dans certains cas, le même véhicule autobus, sur une même ligne, est utilisé soit « en mode métro » (à partir de stations) soit « en mode bus » (à partir de points d’arrêt). On assiste 1à à l’émergence d’une « théorie de la relativité » des modes de transports.

Cet élargissement de la notion de mode a plusieurs intérêts. En premier lieu, il offre une base théorique pour dépasser la guerre de positions assez stérile entre « voiture particulière » (VP) et « transport collectif » (TC). Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de conflit ou d’oppositions, mais ils peuvent se poser en termes beaucoup plus variés.

Aux Etats-Unis, la distinction conceptuelle pertinente n’y est pas « VP/TC », mais « Drive Alone / HOV, High Occupancy Vehicle » (qui commence à deux, dont le conducteur). C’est d’autant plus important que si le Transit (bus, métro, train) ne représente dans la région de Los Angeles que 5 à 6 % des déplacements, le ridesharing se situe quant à lui autour de 15 %.

En outre, c’est si l’on peut dire un système de transport qui « marche à l’information », l’essentiel est dans le « matching » : faire en sorte que deux personnes qui partent à peu près du même endroit et vont à peu près au même endroit se rencontrent et s’entendent pour voyager ensemble. La gestion du ridesharing est un élément central du management des déplacements à l’échelle de l’agglomération de L.A. ; elle est prise en charge par des organismes publics dont le métier est essentiellement d’information et de marketing. Il est significatif que cet organisme ait eu longtemps à Los Angeles le nom de Commuter Computer.

Un second intérêt du glissement conceptuel mode - modalité est une meilleure ouverture à la diversité culturelle. Admettre qu’un « mode de transport » n’est pas défini seulement par la nature de son support technique permet en effet de regarder beaucoup plus finement les différences d’usage et de sens dans différents pays et cultures.

Répercussions sur le partage de la voirie (Rédaction mai 2005)

Ces changements de concepts ont bien sûr de grandes répercussions sur le partage de la voirie.

C’est notamment la question du « site propre » pour les transports collectifs. Mais c’est aussi un changement beaucoup plus radical dans la conception de l’occupation de l’espace public pour les Transports Publics d’Appoint en tant que partie intégrante d’une politique cohérente de mobilité durable.

« Haut Niveau de Service » et « Site Propre »

La modalité, c’est-à-dire le mode d’exploitation d’un réseau de transport, déplace le débat du partage de la voirie vers celui sur le niveau de service. Ainsi, une même ligne de transports collectifs peut-elle être à la fois intégrée dans la circulation (en centre-ville par exemple), en couloir réservé dans certaines sections ou à certaines heures (en zones urbaines denses ou en faubourgs par exemple) et en site propre pour des parcours à plus grande vitesse avec des intersections plus éloignées.

C’est par exemple le cas des deux lignes majeures d’Adelaide en Australie Méridionale, l’une composée d’un « tramway » d’époque, l’autre d’un bus à système guidé, qui fonctionnent toutes deux sur voirie, insérées dans la circulation en centre-ville, et en site propre pour la liaison vers les plages et le station balnéaire (tramway) ou pour la liaison vers le parc d’agrément et le grand complexe commercial de périphérie (bus guidé en site propre allant jusqu’à 110 km/h).

Ce sont surtout les différentiels de vitesse qui nécessitent la séparation. Le site propre s’impose rapidement lorsqu’on allie dans un Haut Niveau de Service vitesse et cadencement.

Ce principe de séparation lié à l’accroissement simultané des flux et des différentiels de vitesse, s’applique aussi pour les couloirs et les voies réservées aux bus. Inversement, s’il doit passer un bus toutes les demi-heures ou toutes les heures, la voie réservée aux bus devient alors une absurdité, rejetée par la population.

En règle générale pour les couloirs bus, il est préférable que les bus plus rapides et cadencés circulent sur la partie axiale des voiries, et que les bus destinés à la desserte circulent sur des couloirs latéraux proches des trottoirs dès que le niveau de service se fait plutôt sur la régularité que sur la vitesse.

Le principe de cohabitation des Transports en Commun en Site Propre (TCSP) avec certains autres modes réputés « doux » pose par ailleurs la question de la séparation ou de la non séparation des flux de circulation et plus largement, elle repose le problème de la vitesse en ville. Il faut redonner au transport public urbain une efficacité relative par rapport à la voiture particulière.

Les transports publics et les modes doux sont et seront vraisemblablement toujours moins efficaces que la voiture particulière tant que l’on ne contraindra pas l’utilisation de cette dernière en ville : ce n’est pas nouveau mais il faut d’abord l’appliquer et le tester pour en évaluer l’efficacité.

Dépassant cette seule question de vitesse, grâce à la double approche « transport » et « urbanisme », les projets de tramways modernes en France ont permis une nouvelle approche de l’espace public (du point de vue du partage) : la proximité du tramway dans les espaces piétonniers et sa lisibilité dans le tissu urbain, comptent tout autant que son efficacité fonctionnelle (vitesse, fréquence,…).

Cette recherche de « proximité urbaine » a un coût supplémentaire (traitement de façade à façade,…). Mais qui doit payer ce coût qui profite à la population toute entière et qui est actuellement imputé au projet TCSP ? La question se pose de la même façon pour les bus en site propre, dans les démarches nouvelles de Bus à Haut Niveau de Service.

Les transports en commun rapides circulant sur des emprises ferroviaires dédiées en milieu périurbain comme le tram-train, sont également un facteur risque vis-à-vis des autres usagers et la question de la cohabitation en toute sécurité avec des usagers particulièrement vulnérables (enfants, personnes à mobilité réduite, chauffeurs livreurs) doit faire l’objet d’un examen attentif détaillé à l’occasion de chaque projet.

La mise en place de Gabarits Limites d’Obstacles (GLO) identifiables par les Personnes à Mobilité Réduite, les enfants et les personnes handicapées au plan sensoriel (aveugles, malvoyants, sourds, malentendants) devrait permette de résoudre la plupart de ces problèmes de sécurité.

Le concept de ligne de bus en site propre garantissant une certaine efficacité (régularité, fréquences) associé à une logique forte d’insertion urbaine type tramway est une piste d’avenir. En outre, les évolutions technologiques en matière de guidage de bus laissent entrevoir un avenir prometteur pour ces matériels, car ils pourront s’insérer dans les centres villes en prenant moins de place que dans le cas d’une ligne en site propre classique.

Transports publics de proximité et redistribution spatiale

Les Transports Publics d’Appoint sont des services qui se positionnent davantage sur des espaces peu denses, donc moins contraints en termes de partage de l’espace public, mais ils constituent aussi l’ossature structurante de la ville compacte.

Si l’on considère aussi que les personnes transportées dans le centre-ville sont autant de voitures en moins dans des espaces où la place manque, les Transports Publics d’Appoint ou de proximité permettent un meilleur partage de la voirie par évitement de l’utilisation de voitures particulières (au même titre que les transports urbains ou les transports interurbains).

Autre aspect : le développement de l’auto partage en France nécessite la multiplication de points de prise en charge des véhicules à proximité des lieux d’utilisation potentielle. Ces emplacements de prise en charge peuvent aussi être des emplacements de recharge pour des véhicules électriques loués dans un système d’auto partage (expérience « Liselec » de La Rochelle). On voit donc également que le développement de l’auto partage interfère aussi sur la redistribution de l’espace public.

Pour la co-mobilité ("ridesharing") et le covoiturage, l’idée de voies réservées aux transports collectifs et aux HOV (High Occupancy Vehicle) sur certaines autoroutes urbaines et certaines voies de centre-ville conduit là aussi à repenser la redistribution spatiale de certaines voiries.

On voit que le développement d’un système efficace et performant de transports publics nécessite une réorganisation complète du « système espace public » : instauration de Zones à Trafic Limité, suppression de stationnement sur voirie, lutte contre les stationnements abusifs, mise en place de personnel, autant de synergies et d’impacts qu’il est nécessaire d’appréhender correctement, de connecter et de mettre en cohérence. Seule une approche systémique globale peut permettre d’en cerner les tenants et les aboutissants.

Les problèmes de cohabitation des Transports Publics d’Appoint et de Proximité avec les usagers vulnérables, les modes doux, les livraisons en ville sont essentielles et doivent faire l’objet d’un examen approfondi.

Cela montre que la question du partage de la voirie, de la cohabitation et de la sécurité doit bien être pensée dans son ensemble pour ne pas aller à l’encontre de la mobilité urbaine.

Ainsi, lorsqu’on réduit l’espace de la voiture (pour un TCSP par exemple), il faut le faire globalement à l’échelle de la ville pour éviter ce qu’on pourrait appeler l’effet « goulot d’étranglement » qui, pour l’essentiel, est dû aux variations de taille de voiries : passage deux voies à une voie.

Il faut par ailleurs bien considérer les variations importantes dans la pérennité des aménagements : un projet de TCSP va marquer la morphologie urbaine de façon durable alors que la localisation d’un arrêt ou d’une ligne de bus peut varier plus facilement en fonction des contraintes du moment.

1 Curitiba, Porto Alegre, Recife, Sao Paulo, Bogota, Quito, Pittsburgh, Los Angeles, San Francisco, Eugene, Orlando, Cleveland, Bangalore, Djakarta, Mexico, etc. Cf. « Bus sytems for the future », 2002, OCDE-IEA.

Sources

Ce texte est extrait d’Une Voirie pour Tous – Sécurité et cohabitation sur la voie publique au-delà des conflits d’usage – Tome 2 : Exemples et Annexes au rapport du groupe de réflexion, Conseil National des Transports (CNT), 2005, publié par le CNT et La Documentation Française en juin 2005.

Une voirie pour tous - Tome 2- pages 184-189